Je me suis réveillée à cause du soleil brillant. Les deux murs du cottage étaient pratiquement deux grandes fenêtres, le soleil pénétrait donc à l’intérieur presque toute la journée. Il n’était que neuf heures, mais ça tapait déjà pas mal… et ça en novembre! Il faudrait peut-être baisser les volets et sommeiller encore un peu… après m’être retournée sur l’autre côté, j’ai vu quelque chose qui a complètement chassé le sommeil – Kam était assis à côté du mur en face, il regardait par la fenêtre.
– Kam!
– Je pars aujourd’hui et je voulais te parler avant de partir.
– Tu vas où? Je pourrais peut-être aller avec toi?
– A Sri Lanka, mais tu ne peux pas aller avec moi.
– Pourquoi?
– Je n’ai pas de telle envie.
– Je peux faire quelque chose pour que tu aies cette envie?
– Je pense que oui.
– Éliminer les émotions négatives? – je suis sortie d’en dessous de la couette et me suis étirée, ça me plaisait de me baigner toute nue sous le regard de Kam.
– Bien sûr, quoi d’autre. Tu es venue en Inde, a rencontré des pratiquants, a obtenu un peu d’information sur ce que c’est que la pratique de la voie directe, et là tout ce qui te reste à faire c’est soit à t’y mettre, soit refuser et revenir à la vie ordinaire de femme au foyer, ou journaliste, ou voyageur – peu importe.
– Je…
– Tu n’es rien en ce moment. – Kam l’a dit avec une telle tendresse que je ne me suis pas vexée même pour un instant, et même… même quelque chose de chatouillant s’est réveillé dans mon cœur, a sursauté doucement et est parti dans le bras gauche, où ça s’est dissout. – A présent, tu n’es qu’un son vide, une apologie de champ mortuaire. Le vent a soufflé, une feuille s’est détachée de la branche et tombée sur les genoux. On la secoue et ça y est – elle n’est plus là. Les gens naissent, vivent et meurent, mais tout ça n’est que du bruissement des feuilles mortes, pas plus.
– Je vais faire la pratique, j’en suis sûre.
– Et moi – pas.
– Pourquoi? Tu crois que je suis indécrassable, que je n’y arriverai pas?
– Non, c’est tout simplement que je ne pense pas au subjonctif, je ne fais pas de discours sur l’avenir, puisqu’il n’y a aucun avenir, il n’y a que l’instant présent, que maintenant, et maintenant soit tu éprouves des états éveillés, soit des états assombris, et aucunes paroles ne changeraient ce qui est maintenant. Justement maintenant tu ne fais pas la pratique, donc il n’y a aucune raison de supposer que tu la fasses un jour.
– Je vais la faire, je comprends que mes paroles ne valent rien, mais je vais la faire.
– Je n’ai pas dit que ces paroles là ne valent rien, Maya. Les paroles que tu as dit la première fois ne valaient rien. Toute à l’heure tu as répété les mêmes paroles, mais en ressentant autre chose – tu ne disais pas tout simplement ce à quoi tu croyais à peine toi-même, mais tu ressentais plus de détermination, de témérité. Cela «vaut» déjà quelque chose. Et si en plus tu te mets à faire des efforts, les fixer, te battre pour cet instant, et pour celui-là, ta vie vaudrait plus avec chaque acte – pas seulement pour moi, mais tout d’abord pour toi-même.
– Je comprends. Je vais me battre pour cette compréhension.
– Encore «je vais»? «Je vais» n’existe pas, Maya. Commence maintenant – pas demain, pas après le déjeuner, mais maintenant, dis comme ça: «je me bats maintenant», ou bien «je ne me bats pas maintenant», tout le reste est un leurre. Si maintenant tu ne te bats pas, ne dis pas alors «je vais» – ce n’est que des paroles en vain, avec lesquelles tu te trompes toi-même, parce que le plus important ce n’est pas tes projets, mais ce qu’il y a maintenant.
– Maintenant je ne fais rien. Je ne dresse pas la liste de mes émotions négatives, je ne fixe pas leur intensité, ni la durée, je ne fais pas d’efforts vraiment importants pour les éliminer, sans parler de super efforts, je n’essaie pas non plus de remplacer les émotions négatives par les perceptions que j’aime.
– Oui, ça change, – Kam a souri d’une manière contente. – Tu sens la différence?
– La différence?
– Oui, d’abord tu as dit «je vais», ensuite «je ne fais rien». Un témoin extérieur, qui n’a aucune expérience dans la pratique, aurait supposé que la première phrase est vivifiante, et la deuxième est décadente. Et toi tu sens la différence comment tu te ressens?
– Oui… je sens. Dans le premier cas c’est du flou… je ne peux rien dire de distinct. Dans le deuxième – plus de concentration, plus d’envie, exact – plus d’envie et de… joie, je dirais.
– L’anticipation?
– Oui, l’anticipation aussi… Kam, je crois qu’il n’y a pas de sens pour moi de rester ici. Ni dans l’habitation, ni à Dharamsala, ni en Inde en général, et bien sûr ni aller à Sri Lanka non plus. Dans l’habitation je n’ai rien à faire a présent, je ne suis encore qu’un poussin, et en Inde… je n’ai trouvé rien d’intéressant ici, ce n’est qu’un autre pays, d’autres gens, pas moins, ni plus vivants, que n’importe où. Je vais faire ça… je pense que je vais rentrer chez moi. Il y aura une grande quantité de situations dans lesquelles je pourrais faire la pratique. Il suffit juste que je m’imagine replonger dans ce marais, revoir mes parents, mes amis, aller au travail… tout de suite tant d’émotions négatives apparaissent!! Tu ne peux pas imaginer!!
– Si, j’imagine bien. – Kam a éclaté de rire et a hoché la tête. – J’imagine très bien, je ne suis pas tombé du ciel, j’ai fait mon chemin aussi de l’immersion complète dans les mécontentements jusqu’à présent. Oui, j’aime bien cette décision à toi.
– Tu penses c’est ce qu’il faut faire?
– Oublie les mots «ce qu’il faut faire», «a du sens», etc. Je répète – je l’aime bien. J’aime bien imaginer que tu rentres chez toi, plonges dans ton marais la tête en bas – justement ton marais, Maya, parce que les émotions négatives que tu as, ce sont tes émotions négatives, ne dis donc pas «ce marais», dis «mon marais»! J’aime imaginer que tu te mettras, telle une tigresse, à combattre les mécontentements, à les vaincre, en mourir, plonger dans le désespoir, irradier de la joie. A un moment donné tu prendras la décision de tout laisser tomber – la pratique, les pratiquants, Sart, moi et les autres…
– Kam,…
– Je sais ce que je dis. Tu PRENDRAS cette décision, et peut-être plus qu’une fois. Tu vas tantôt plonger, tantôt émerger, et j’aime bien ça, parce que c’est de la lutte, dans laquelle tu peux triompher. L’absence de cette lutte est une défaite retentissante et notoire.
– Je n’arrive pas à imaginer que je puisse prendre la décision d’envoyer la pratique… toi… bien, tu as dis pourtant que ce qui compte c’est seulement ce qui est maintenant, pourquoi tu dis donc que tu aimes imaginer quelque chose qui peut arriver, ou pas?
– Tu es une fille qui cherche la petite bête, – Kam a souri malicieusement. – Cette qualité te servira bien, si tu réussis à la tourner contre tes mécontentements, et l’attirer ainsi de ton côté. Je ne dis pas que quelque chose aura lieu, je dis que maintenant j’aime imaginer ça, et ces perceptions existent justement maintenant – mon désir de t’imaginer en une tigresse ardente, attaquant tes émotions négatives, et mon plaisir provenant de cette image. Or, aucune illusion n’en prend racine – ni la peur que tout peut être autrement, ni l’inquiétude, ni mécontentement du fait que la tâche devant toi est dure, etc. Une perception illuminée ne fait naître que d’autres perceptions illuminées. L’envie de t’imaginer comme une tigresse ardente s’est manifestée avec l’éclat de sympathie à ton égard, et d’où cet éclat est venu? Qui sait… je ne sais pas. Peut-être au moment où tu as commencé à énumérer ce que tu NE fais pas, à ce moment là tu as fait un effort, a renoncé à la tranquillité assommante, a accompli un acte de sincérité, a éprouvé de la détermination – car tout ça ce sont des perceptions illuminées, et une étincelle en a provoqué une autre, et celle là a fait naître la suivante, à son tour, puisque les Sensations n’appartiennent pas à quelqu’un en particulier,- c’est ce qui est en dehors de «moi» et toi», c’est pourquoi ta sincérité a fait naître ma fantaisie joyeuse, accompagnée par une vague d’Exaltation, et celle là, à son tour, ne manquera pas de faire écho un jour en toi, ou en quelqu’un d’autre, et au moment où tu seras dans un pétrin, presque vaincue par les mécontentements, elle s’enflammera en toi soudainement, en te donnant encore une chance de reprendre tes forces et triompher. Ou bien, au contraire – quand tu contempleras joyeusement le champ de bataille, nettoyé même des cadavres de mécontentements, elle s’allumera en toi en une auréole de l’infini ou en une fermeté inébranlable, ou encore en une félicité visqueuse – peu importe, qui sait, aucun acte de sincérité, aucun effort de ta part ne sera donc perdu, bats-toi alors pour chaque instant, parce que cet instant peut être vécu soit dans des perceptions illuminées, soit dans des perceptions mécontentes, soit dans la lutte contre les mécontentements – rien d’autre.
– Taïga m’a invitée ici l’année prochaine, elle sera là?
– Elle veut venir ici, mais ce qui se passera et comment – c’est inconnu, comme tu vois bien. Je veux aussi que tu sois là, et ce qui se passera ici entre nous tous et en chacun de nous dépend seulement de la manière dont chacun vivra cette année.
En gros, tout est clair, que peut-on dire d’autre… juste une question apparaît, et là comme si elle a été coupée avec un rasoir – qu’est-ce que j’ai fait pour y répondre? Rien pour l’instant, donc quoi demander? Que puis-je comprendre en ce moment dans mon état stupide? Je veux me débarrasser des stupidités, je veux détruire les émotions négatives, et j’aime tellement imaginer que l’année prochaine je viendrai ici toute à fait différente, complètement DIFFERENTE, – pas parce que j’aurai une telle humeur, mais parce que moi d’avant n’existerai plus, je deviendrai autre personne… et lorsque je pense que là Kam et Sart et «cet homme» pourront m’apprendre beaucoup de choses … j’ai un sentiment… j’ai toute la vie devant moi, la vrai vie! Je n’ai pas vécu encore, mais je vais me battre pour commencer à vivre, pour utiliser ma chance.
– Je veux qu’on aille nous promener ensemble, Kam. On y va? J’ai encore une question que je voudrais éclaircir.
– Quelle question?
– Concernant les émotions négatives, quant à «ce» qui est derrière elles – je veux atteindre la clarté autant que possible.
– D’accord, on se retrouve devant le portail dans vingt minutes, on ira dans la montagnes et on parlera.
Après être descendus à Macleod Gange, nous sommes allés vers la cascade d’eau. A côté de «Green Hotel» une vache égarée a failli m’embrocher sur ses cornes, je ne sais toujours pas ce que cela signifiait. Ça se fait ressentir quand on te mets un bout de corne sous la côte… la vache… qu’est-ce qu’elle me voulait? Le soleil nous léchait les épaules sans se sentir décontenancé par les regards des gens.
– Donc, qu’est-ce que j’ai appris de la conversation précédente… Que l’homme a la capacité de créer des habitudes assez complexes, il est capable de faire des miracles, s’il le souhaite, mais quant aux émotions négatives c’est autre chose – premièrement, personne ne veut s’en libérer, ça ne lui vient même pas à l’esprit que c’est possible. Deuxièmement, même s’il le veut, il n’y arrivera pas sans hyper efforts, il faut sortir littéralement de sa chair pour éliminer une irritation toute simple, je le sais très bien moi… Et quand ceux qui peuvent voir voient quelqu’un éprouver une émotion négative, ils voient donc certains êtres dévorer la personne, n’est-ce pas?
– Ils voient quelque chose qu’ils interprètent comme l’absorption.
– Mais s’il s’agit de l’absorption, la personne perd alors quelque chose et ces créatures l’acquièrent?
– Bien sûr, c’est comme ça, mais néanmoins «l’absorption» c’est justement une interprétation, puisque si dans un bain tu deviens plus propre en y laissant ta saleté, on peut interpréter ça comme quoi l’eau t’absorbe, parce que tu perds de la saleté et l’eau en acquiert.
– Si je comprends bien, avec les émotions négatives c’est autre chose juste parce que après un bain je me sens mieux, et après une émotion négative – pire.
– Oui, mais je préfère quand même ne pas oublier que «l’absorption» est seulement une interprétation, il n’y a aucune garantie qu’avec le temps de nouveaux aspects de tes perceptions ne se révèlent pas, et une autre interprétation leur conviendrait mieux, à commencer par «ils nous sauvent d’un malheur encore plus grand» et jusqu’à «ils nous ont transformés en leurs esclaves éternels».
– Quoi faire donc si tout est tellement indéfini? Car l’expérience continue, et nous n’aurons jamais d’ensemble de perceptions final, il y aura toujours quelque chose de nouveau qui s’ouvrirait devant qui pourrait changer l’interprétation en question… quoi faire, Kam?Comment peut-on faire quelque chose en général s’il n’y a pas de certitude qu’on évalue correctement ce qui se passe?
Kam m’a pris par les épaules, nous avancions lentement sur la route menant à Bagsou.
– Maya, je te répète encore une fois – il n’y a aucune interprétation finale, et elle n’est pas possible. Il n’y a que celle qui te paraît bien à propos dans des circonstances données en présence des perceptions que tu as. Par exemple, tu vois quelqu’un lever un couteau sur toi. Tu vas rester là à réfléchir s’il a envie de te tuer ou tout simplement te faire peur, ou c’est pas toi du tout, et une fois qu’il a vu que c’était toi et pas quelqu’un d’autre, il enlèvera la main au dernier moment? En réalité, tout peut arriver n’importe quand, ce qui ne t’empêche pas d’accomplir des actes décisifs – faire tomber le couteau, éviter le coup, et essayer de comprendre après. Donc, à la question « comment faire s’il n’y a pas d’interprétation absolument vraie» la réponse est simple – fais ce que tu veux. Ce que tu voudras faire dans les conditions de l’interprétation en cours.
– Et si ensuite il s’avère que l’interprétation était erronée?
Kam m’a regardée avec un sourire moqueur.
– Maya, tu me fais penser à une maman poule qui s’affole avec ses petits, qu’il ne leur arrive pas quelque chose… si, par la suite de tes actes, tu découvres de nouveaux aspects, tu changeras ton interprétation ou bien tes désirs changeront. Ainsi, tu va apprendre, sinon comment faire autrement? Pas moyen.
– Non, Kam, à vrai dire, j’aime bien cette approche, mais je veux prendre la position d’une telle maman exprès pour comprendre tout ça. Est-ce possible que je me nuise de manière quelconque à cause de telles expérimentations?
– Oui, ça peut arriver. Si tu te mets à faire des rollers, tu te feras mal, mais cela te vexera-t-il? Si oui, tu vas arrêter les rollers pour faire autre chose, et la vue des gens qui font des rollers ne t’attristera plus, soit disant eux ils savent le faire et moi pas, parce que tu sauras que tu avais essayé et refusé – ça ne te branche plus. Il ne faut pas traiter ses intérêts et ses désirs comme un truc aveugle. Un désir, un intérêt, une anticipation sont des perceptions vivantes. Tout ça est mort chez une personne ordinaire, puisqu’elle est habituée dès son enfance à ne pas faire ce qu’elle veut, mais ce qu’il faut, admis, autorisé, et lorsqu’elle commence à se tirer de cette prison, elle découvre que ses désirs ne sont pas parfaits, ils sont contradictoires, rarement accompagnés de l’anticipation, mais souvent – des émotions négatives, on peut faire grandir un enfant qu’avec un seul moyen – en le laissant grandir. Laisse tes désirs se manifester, libère-les des perceptions assombries, fais naitre des perceptions illuminées, et ils vont vite devenir plus forts pour te mener vers des découvertes, d’une façon toute à fait incompréhensible pour ton esprit.
– Oui, je sais! J’ai découvert ça tant de fois! Tu as tout bien décrit, Kam. Donc, malgré le fait que je comprends que l’interprétation des émotions négatives en tant que perceptions qui accompagnent notre absorption par d’autres créatures peut me paraître boiteuse ou même inadéquate plus tard, néanmoins les émotions négatives sont un état que je ne veux pas éprouver, je veux cesser de les éprouver, donc, j’utilise cette interprétation justement parce qu’elle a du sens pour moi en ce moment et qu’elle me permet de me motiver.
– Oui, là tu as bien compris.
– Génial… J’aime bien te parler, ça ressemble à l’accordage du piano au diapason. Je fais un son (c’est-à-dire une idée apparaît), ce son se reflète en toi, se compare à l’étalon (une compréhension claire) et me revient avec une note – là c’est faux, là – aussi, et là c’est bon. Ce qui est étrange… à chaque fois je suis étonnée – pourquoi ne l’ai-je pas compris tout de suite?Pourquoi je n’ai pas réussi à découvrir cette fausseté et la corriger? Car ce n’est pas aveuglement que j’accepte tes explications, je comprends justement!
En se faufilant par un tourniquet métallique étroit, nous sommes sortis sur un chemin, dallé de pierres plates, menant à la cascade, et après avoir dépassé un groupe de moines tibétains, nous nous sommes mis à monter.
– Bien, Kam. Peux-tu m’en dire plus sur cette interprétation des émotions négatives? A quoi pourrais-je faire attention pour rendre ma compréhension du fait, que cette interprétation est tout à fait possible, plus claire? Puisque je n’ai pas de telles perceptions particulières, il ne me reste que … qu’est-ce qu’il me reste si je n’ai pas de nouvelles perceptions? Je ne veux pas créer de nouveau concept, de nouvelle foi, c’est pourquoi je peux seulement me baser sur des perceptions que j’ai, mais je n’en ai pas, quoi faire donc?
– Tu peux examiner honnêtement les données que tu as. En réalité, personne ne le fait.
– Que fait tout le monde alors?
– Ils filtrent l’information, en censurant leurs pensées. Si tu compares honnêtement tous les données que tu as, tu parviendras à des conclusions intéressantes. Bien, je ferai ce travail pour toi. Regarde, ce qu’on va avoir.
Kam a enlevé son t-shirt, et je me suis fait plaisir à passer ma main sur son ventre et sur le dos sous les regards des touristes indiens stupéfaits, qui venaient à notre encontre. Pour eux c’était une vraie débauche.
– D’abord, on voit que beaucoup de gens apprennent des choses très compliquées – comme faire des équations différentielles, se déplacer sur une seule roue, etc. Mais apprendre à éliminer une émotion négative toute simple … je vais dire «EN» – c’est plus court, donc, éliminer une EN s’avère une affaire très dure, presque impossible. Et ça, vue que chacun a l’expérience du fait que les EN peuvent apparaître ou pas dans des situations pareilles. Chacun a l’expérience des perceptions illuminées – comme la tendresse, l’amour, la sympathie, la joie, donc on a de quoi choisir. On en vient alors a la conclusion qu’il existe des forces extérieures qui empêchent l’homme de faire ces efforts, ces forces agissent, toutefois, dans des directions différentes.
– Ensuite, regarde, il y a un point bizarre. Au moment où le christianisme a apparu, tout de suite des hérésies ont apparu aussi. Quand une théorie quelconque apparaît, immédiatement des gens se pointent, ils essayent de la saper, examiner, contredire. Il n’y a pas de religion unique sur la Terre – il y a une dizaine de religions «fondamentales» et un millier de leurs dérivés. Les gens ne marchent pas en rangée, ils aiment aller là ils veulent. Si un gouvernement met en place un programme du développement du pays, il se trouve tout de suite des juristes, des avocats, des politiciens qui se mettent à «saboter», changer ce programme pour leurs propres fins. S’il est généralement admis que l’Amérique n’existe pas, des gens, qui sont prêts à aller la chercher, apparaissent tout de suite. Si l’on croit que le sexe en public c’est «mal», tout de suite des centaines de personnes se dénudent manifestement dans les rues. Tu peux trouver toute seule des quantités d’exemples de ce genre, maintenant prenons des EN. Étonnamment, l’humanité ENTIERE croit qu’il n’est pas possible de vivre sans elles, ni les éliminer, et les idées de ce genre seront acceptées avec méfiance dans le meilleur des cas, et dans le pire – avec agressivité en Australie, et au Japon, et partout. Une sorte de religion, admise dans le monde entier, à laquelle personne ne s’oppose! Dont la légitimité n’est pas mise en doute! Il n’y a aucune personne qui pourrait déclarer qu’elle a pour but de se libérer complètement des motions négatives! L’accord public totale! C’est très très bizarre. Maintenant, imagine que tu es un berger, tu fais paître des vaches. Le meilleur moyen de garder le troupeau dans son intégrité c’est de faire de sorte que les vaches ne pensent même pas qu’il existe une autre vie en dehors de l’enclos, alors là elles ne tenteront même pas d’attaquer la clôture, elles ne la chercheront même pas, ni n’y penseront, elles se heurteront le front contre la clôture et feront le demi-tour. Et si une vache quelconque se mettait un but pareil «par sottise», toute l’armée d’institutions intérieures, à commencer par la morale et jusqu’à la vraie violence, l’attaquerait immédiatement.
– Ensuite, regarde comment les gens réagissent aux épidémies et à la guerre. Admettons qu’une ville entière attrapent la grippe, tout le monde est mal, les gens perdent le bon sens à cause de la douleur, leur santé se dégrade brusquement, d’autres maladies arrivent… Que la population va-t-elle entreprendre? Elle ramassera toute ses forces, déclarera une vaccination obligatoire, les malades seront mis à l’écart des autres, en gros, un terrible battage se fera autour du problème. Maintenant regarde – les EN ont affecté le monde entier, les gens les éprouvent sans répit, le niveau d’atteinte par cette maladie est énorme. On n’a pas besoin d’expliquer que les EN sont de la souffrance, mais on NE FAIT RIEN pour au moins tâcher de réfléchir comment résoudre ce problème, comment cesser de souffrir, se débarrasser de la source de la souffrance. N’est-ce pas étrange? Est-ce normal que les gens qui aspirent à tel point au contentement, confort, santé, ne font RIEN contre un des principal de leurs souffrances? Imagine encore que tu es un berger. Si le processus de la traite est douloureux pour les vaches, tu essayeras de faire de sorte qu’elle prennent ce processus comme quelque chose qui va de soi, qu’elles ne pensent même pas qu’il y a quelque chose à faire là dessus.
– Ensuite, continuons. Regarde notre culture, nos livres, le cinéma. Il n’y en a pas un seul livre où une telle ou telle sorte d’EN ne soit pas cultivée, ni exposée comme quelque chose qui rend la vie plus profonde. Des livres, des films qui sont considérés bons sont ceux qui arrivent à provoquer beaucoup d’émotions différentes, mais regarde le contenu de ces émotions? Dans le meilleur des cas cinq pour-cent de joie et de tendresse, et le reste c’est des EN. Si tu étais un berger, tu ferais bien sûr de sorte que les vaches aient la culture qui leur défend de regarder en dehors de la clôture, qui les incite à rester attachées à la stalle natale, et souffrir de la seule pensée qu’il soit possible de quitter la stalle.
– Bien, ensuite. Regarde une telle science comme la psychologie. Il semblerait – qui d’autre à part les psychologues devraient faire des recherches, chercher des voies vers la liberté et le bonheur? C’est ce qu’ils font effectivement, mais comment? Regarde comment ils le font et où ils cherchent? Un berger intelligent ne manquerait pas de créer «une psychologie» qui chercheraient la liberté vis-à-vis de la stalle… dans la stalle même, bien sûr. Je te donne juste un exemple: en Grande Bretagne sous l’égide de pas n’importe qui, mais de la Société Scientifique Royale un séminaire des psychologues a eu lieu, à l’ordre du jour les problèmes du bonheur humain, en particulier on discutait de la découverte «de l’époque» d’un certain Martin Seligman (un psychologue américain de l’université de Pennsylvanie ), notamment la théorie de la «psychologie positive». Il a créé cette théorie ayant étudié des états dépressifs pendant 30 ans, en travaillant il a compris qu’il fallait se baser pas sur la mauvaise humeur, mais sur la bonne. Selon lui, en étudiant ce qui est ressenti par une personne heureuse, on peut définir les critères du bonheur. Ces critères, d’après son avis, peuvent être appliqués à des personnes malheureuses pour les apprendre à être heureux. Après avoir promulgué sa théorie, Seligman a obtenu 30 millions de dollars pour ses recherches, et maintenant, en collaboration avec les scientifiques de l’université de Cambridge, il a l’intention de développer sa théorie en Europe. Y-a-t il quelque chose de bizarre? Pour toi, Maya, y-a-t il des choses douteuses dans cette théorie?
– Non… je ne dirais pas ça, la personne recherche les recettes du bonheur.
– Et ben, regarde, toi non plus tu n’y trouves rien de douteux. Mais l’essentiel est qu’une personne ordinaire pensera en lisant tout ça:»hein, Dieu merci, bientôt ils vont trouver les recettes du bonheur pour me rendre heureux en projetant sur moi l’état approprié.»Donc, l’individu reste là à pousser le temps avec l’épaule – en attendant qu’on invente la pilule de bonheur. Et, bien sûr, ça ne lui passera pas par la tête de chercher par lui-même. Comment ça! Puisque de grands scientifiques provenant des plus grandes universités n’arrivent pas à trouver ce qui rend heureux, pour moi il s’en faut de beaucoup… Tout le monde attend les pilules du bonheur et personne ne se dit que c’est seulement entre ses mains. Ainsi, une telle «science» bloque toute activité de recherches chez les gens.
– Mais non, attend… tu veux dire que ces créatures se déguisent en êtres humains, sponsorisent des pistes sans issue…
– Bien sûr que non. D’ailleurs, c’est pas étonnant que même maintenant il te passe par la tête la version la plus insensée, notoirement fantastique. Pourquoi? Ces créatures ont une influence directe sur n’importe qui, puisqu’elles dirigent ses émotions! Penses-tu qu’elles ne dirigent pas ses pensées, en les attachant aux émotions, en limitant la liberté de pensée avec un cadre strict des concepts établis par n’importe qui? Imagine que tu as la chance de devenir le roi du monde! Chez une personne tu vas inspirer de la haine envers des gens et des théories indésirables, chez une autre – autre chose, etc. Ces scientifiques sont alors là à écouter leur collègue mais ce n’est pas tout simplement qu’ils l’écoutent, ils éprouvent des émotions, Maya. Leurs pensées sont limitées par des concepts. Prends en main le contrôle de leurs pensées et émotions et tu obtiendras le reste.
– Quant aux émotions je suis d’accord, mais en ce qui concerne les concepts… c’est justement les scientifiques qui…
– Les scientifiques sont des gens mécontents ordinaires. Ils savent faire des équations et étudier les émotions, mais il suffit de demander – pourquoi doit-on respecter les personnes âgées, et on te dira, en ouvrant de grands yeux: «c’est évident», «tu n’es pas assez grande pour comprendre?» , «c’est les traditions de la société», etc. Pose la question alors – pourquoi vit-il avec sa femme, quelles perceptions à elle aime-t-il? Et là quelle lumière qu’il soit, il te produira une portion d’agressivité et de phrases insensées. Tu as beaucoup d’illusions concernant les scientifiques. Discute avec aux. Chacun possède son assortiment strict de concepts, en dehors desquels il ne sort pas, il ne veut même pas y penser. Et puisque les gens différents ont des assortiments un peu différents de tels schémas, ils ne se comprendront jamais. Une vraie tour de Babel. Si j’étais un dieu tâchant de détruire la tour, je ne ferais jamais de bêtise pareille comme donner aux gens des langues différentes – à quoi bon? Ils auraient tout de suite créé des dictionnaires et appris une seule langue. Je leur donnerait des concepts différents, en les clôturant par la garde des EN, là le résultat serait atteint, car, à la place des discussions et raisonnements, les gens se crachent mutuellement leurs concepts, sans avoir une moindre envie de se poser la question – pourquoi croient-ils que leurs concepts sont incontestablement justes.
– Le plus tu en dis, le pire je me sens…
– Continuons, Maya. Imagine qu’une vache quelconque a pété les plombs, s’est dégrisée et essaye de sortir dehors, dans la prairie, elle se met à donner des coups de corne à la clôture pour la disloquer et, en général, se comporte indécemment. Tu ferais quoi à la place du berger? Essayons de réfléchir ensemble.
– Premièrement… j’assurerais la clôture.
– Bien. Si tu te mets à la pratique de la voie directe, tu verras que les EN deviennent PLUS NOMBREUSES, qu’elles se manifestent plus activement et plus vivement, et même parfois tu te demandes – c’est quoi cette pratique qui fait que la quantité des EN augmentent de plus en plus! Si tu commences à faire la pratique d’arrêt à la limite de l’orgasme – l’effet est le même! Le premier temps l’envie de jouir et les EN te déchirent! C’est ce qui est justement le processus de l’intensification de la clôture devant notre vache enragée…
– Kam… je comprends que maintenant tu n’inventes rien, tu ne fais que me montrer ce que tout le monde sait déjà, mais… ça me fait vraiment peur.
– Qu’est-ce que tu ferais d’autre si, malgré tout, cette vache continuait à forcer la clôture et était sur le point d’y faire un trou, et non seulement elle allait filer mais elle entrainerait les autres?
– Je ne sais pas… quant à moi, je la laisserais peut-être. Pourquoi me prendre ainsi la tête avec elle … ou je la tuerais … aï…
– Justement.
– Kam, tu crois qu’il y a une vraie menace de vie de celui qui essaye d’éliminer les EN?
– Non, je ne crois pas ça. Je n’ai pas de raison de croire ça, parce que tout ceux qui font la pratique non seulement ne meurent pas, mais, au contraire, ont une santé exceptionnelle. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne soutiens pas entièrement l’interprétation de ces créatures comme des forces qui nous sont hostiles. Tu marchais sur la route, tu es tombée sur une vache, son lait est bon… tu la mets en laisse pour l’emmener avec toi, d’autant plus qu’elle ne s’y oppose pas… non, elle n’est pas d’accord? … tu la tire plus fort… elle ne veut vraiment pas?… bon, vas-y, tu la laisse partir. Je m’en tiens justement à cette interprétation. Lorsque la corde se tend trop fort, on nous laisse partir.
– Pourtant tuer est plus facile, pourquoi on ne nous tue pas? Ce serait la leçon pour les autres aussi. Nous voilà en train de grimer sur un rocher, il suffit juste de me pousser un peu – et c’est bon, il n’y a plus de pratiquant.
– Tu raisonnes bizarrement, Maya… tu suis toi-même cette approche – «c’est plus facile de tuer», quand tu es confrontée à ce que quelqu’un entrave tes projets?
– Non, quant à moi c’est pas le cas.
– Quant à eux, non plus. En outre, n’oublie pas qu’ils ne peuvent pas pousser, ils peuvent seulement provoquer de la haine chez quelqu’un, et lui il pourrait alors te pousser. Et je n’exclue pas qu’ils peuvent recourir à de telles mesures de temps en temps… ils peuvent être différents aussi, comme nous, les humains. Et c’est une des raisons pour laquelle je préfère être socialement adapté. Si maintenant on me mettait en rang avec d’autres personnes, les premières qui viennent, pour faire le concours de la «normalité», je gagnerais ce concours, je me montrerais comme un monsieur respectable et posé, parce que je connais bien les mécanismes qui dirigent les personnes mécontents.
– Je suis étonnée de voir que, d’un côté, tu es quelqu’un d’absolument mystérieux, la communication avec toi me fait ressentir tant de… choses extraordinaires… et en même temps tu peux parler de la science d’une manière tout à fait adéquate, et lorsqu’on marchait ensemble à Dharamsala, je ne te reconnaissais pas du tout, tu es devenu complètement différent – un touriste étranger ordinaire, et c’est seulement dans tes yeux que je te reconnaissais tel que je t’ai connu à Bodh-Gaïa, toi – l’élément.
– C’est un art. L’art de survivre. Tu n’es pas étonnée que quand quelqu’un va dans les montagnes, il apprend à grimer les rochers, se servir de la corde et des crochets. Moi aussi, quand je me rends dans la société humaine, je me munis du matériel et de l’art de survivre dans ce milieu.
Nous sommes montés jusqu’aux cailloux sur lesquels j’avais été assise avec Lessi quelques jours auparavant. Je sentais que le moment était venu où je devrais rester seule, qu’il ne restait que quelques instants et encore une étape dans ma vie serait finie. Que se passerait-t-il après?… La cascade s’en allait dans la vallée en s’y perdant, tant un petit serpent argenté…
Kam était assis, les yeux fermés, son visage provoquait de l’extase et une tension étrange et inconnue dans tout le corps. Cette tension se transformait en un bourdonnement à peine perceptible, en faisant écho avec l’élément retentissant de l’eau et des cailloux. Le corps s’est mis à osciller rythmiquement sans que j’y fasse quelque chose. Le tableau tremblait comme dans un rêve… Un accès brusque de somnolence, j’ai ouvert les yeux avec un effort… Kam!..
Ce n’était pas possible! Kam!!! Je n’avais pas pu m’endormir pour aussi longtemps qu’il ait le temps de partir, je n’avais pas du tout dormi! Kam! Les larmes ont jailli de mes yeux, – je ne voulais pas qu’on se sépare ainsi, je ne voulais pas simplement m’endormir… Mais c’est lui qui a voulu partir comme ça, justement comme ça. Kam, pourquoi? Je me suis rassise sur le caillou et j’ai fondu en larmes, sans savoir pourquoi. Je me plaignais moi-même infiniment, je ne voulais pas rester toute seule, je ne voulais plus rentrer chez moi… Stop! Un coup, encore un coup, un saut, je me positionne, je coupe, encore un coup, je me repositionne, une pause. Un petit ilot de liberté.
Un monastère tibétain! J’ai sursauté sur place et est partie en courant sur des cailloux en bas… Le ciel, des nuages, des vallées, des pins, des oiseaux, -tout s’est mis à tourner en un tourbillon qui m’entrainait dans un élan vers la liberté. L’extase tintant, le rire au monde entier, comme j’aime la vie! Je suis entrée au monastère en courant comme un petit tigre prêt à entrainer dans son jeu tout le monde rencontré sur la route… Un chant monotone, l’apaisement, un Bouddha en or, la concentration.
Je suis assise dans un coin en m’adossant contre le mur… Les émotions négatives. Je viens d’éliminer de nouveau les émotions négatives. C’est la réalité. Et derrière cette réalité des mondes, dont même une faible ombre, paraît grandiose. Comme ce mur est fin! Il suffit juste d’éliminer les émotions négatives!… Mais oh! combien de passion, de désespoir, de détermination et de courage faut-il donner à ce «juste»!
Avant j’avais un hamster qui rongeais la cage en métal tous les jours. Cela provoquait des sentiments vagues que j’avais toujours envie de chasser. Il galopait dans sa cage, en sautant dans la roue pour la tourner d’un côté, puis de l’autre, ensuite il recommençait à ronger les barres métalliques. Je savais exactement, qu’il ne prendra jamais JAMAIS la clé des champs… Et si j’étais aussi un hamster pareil? Et si c’était vrai???!!! Cela ne change rien. Je vais ronger ma cage, je ne me résignerai jamais à la roue.
En baissant la tête et en serrant les poings j’ai chassé cette idée, ce sceptique éternel, qui se fourre tout le temps avec sa voix nasillarde en chaque entreprise, partout où il y a au moins une étincelle d’audace acharnée. Des bonds ardents, la passion de la vie. J’établirai d’autres lois dans ce pays. Je ne permettrai pas à ce chaos de distraire mon attention. Toutes les secondes je ferai MA loi à moi dans cet endroit. La loi de la Joie Calme. La loi de la Sérénité. La loi de l’Élément.
– Tashi dalek!
– Tashi dalek!
Étonnée, j’examine un petit moine tout mignon. Des perceptions visuelles extraordinaires… la chaleur électrique dans tout le corps, le bourdonnement, un léger tintement…
– Viens avec moi.
– Où ça? … D’accord!
Je me lève avec difficulté, à ma grande surprise, ce qui provoque un petit rire amical chez le garçonnet au regard tellement espiègle que c’est étrange comment on peut être moine avec un tel regard… Des sensations physiques originales… Comme si tout mon corps s’est engourdi, je me sens en cosmonaute avec des chaussures lourdes et un énorme scaphandre, que je n’ai pas encore appris à gérer. Je ne peux pas dire que ce sont des sensations agréables. Mais cela ne m’est jamais arrivé auparavant! Cette idée a été acceptée avec exaltation et j’ai foncé. De façon complètement inconcevable j’ai été transportée, tel un ballon gonflable, dans la cour du monastère, où j’étais passé quelques jours auparavant.
… Un vent d’automne léger fait tourner des feuilles jaunes dans la petite cour déserte…
Les arbres scintillent et oscillent légèrement… Si on les regarde directement ils deviennent normaux, et si on les regarde de côté ils recommencent à scintiller. Stupéfaite, je les fixe comme ça et comme ci, ayant complètement oublié que j’allais quelque part. Pas de pensées.
– Eh, viens, on nous attend!
– Qui? – là je me suis souvenue que je suivais le petit moine.
– Tu vas voir, viens.
Pas de portails! Hein… Cela ne peut pas être un rêve pourtant.
– Dis-moi, je rêve?
– Tu rêves? Tu veux dire quoi par là?
– Comment ça, quoi? Je veux dire rêve.
– Je ne sais pas ce que c’est, – vu l’expression de son visage, j’ai compris qu’il ne comprenait vraiment pas de quoi je parlais.
– Tu dors jamais, toi?
Le garçonnet a été tellement confus qu’il semblait avoir oublié que nous allions quelque part. Il me regardait, les yeux étonnés…
– Je ne te comprends pas.
– Donc c’est un rêve.
– Tu es un être surprenant! – il a éclaté de rire et a couru là où il devait y avoir des portails. Mais à ce moment là il n’y avait que des arbres jaunissants branchus.
Je me suis retournée pour voir le monastère et seulement quelques secondes plus tard la tableau visuel s’est établi. Pas une âme autour, pourtant quand j’y allais il y avait tant de monde! Pourtant ce n’était pas un rêve, c’était autre chose. Mais quoi? Zut, j’ai encore failli oublier le garçonnet. C’est comme si j’étais soûle. Je ne pouvais même pas tourner la tête en arrière! Non, pas ça, pas ça… Mais comment arriver à la tourner?
– Aide- moi! – j’ai crié de toutes mes forces et j’ai tout de suite senti que quelqu’un m’a attrapée par la main pour entrainer avec soi, comme un petit chat veule.
Cela ressemblait exactement à l’état quand je m’étais bourrée la gueule jusqu’à perdre la mémoire plusieurs fois, mes amis alors devaient me ramener à la maison, la lucidité ne revenait que par de rares éclats… J’étais terriblement fatiguée, j’avais envie de dormir.
Encore un intervalle de lucidité! Nous sommes dans une pièce pas grande et spacieuse, je jette un coup d’œil de tous les côtés… Qui sont ces gens? Ils me regardent tous… Des moines… Une placidité dorée, le calme ensoleillé, la joie tranquille, la confiance inébranlable, – est- possible?
– J’ai eu du mal à l’emmener ici! – la voix sonore du garçonnet s’est dispersée en étincelles sur le dos.
– Voyons, mon petit, ne t’en fais pas accroire! Cette petite peut t’apprendre beaucoup, si tu n’es pas si bête.
Ça doit être Lama, il émane d’une telle puissance, et en même temps tous ses mouvements irradient de la douceur, du calme, de la lenteur.
– Est-ce un rêve? – qu’est-ce que je veux comprendre ce qui se passe.
– Ça dépend de ce que tu appelles un rêve, – un Lama grand, aux traits prononcés et beaux, entre en conversation… Qu’est- ce qu’il fait penser à Lobsang! C’est justement comme ça que je me le suis imaginé!
– Tu es Lobsang?
Il a légèrement souri.
– Oui, et je voulais te rencontrer. Je savais que tu me recherchais.
– Qui t’a dit ça?
– Tu le connais comme Taî.
– Taî??? Il est là?
– Non, il n’est pas là en ce moment…
– En ce moment? Lobsang, ça veut dire quoi «en ce moment»? Je veux tellement le voir! Comment je peux le voir?
– Tu le sais sans moi. Élimine les émotions négatives, parviens à avoir pleine conscience de toi dans le sommeil et tu le trouveras… C’est quoi qui tu rend triste? Tu penses que cette tâche est trop dure pour toi? Le plus tu le penses, le plus loin tu seras de son accomplissent. Il n’y a pas d’autre moyen, que des efforts. Des efforts incessants, de toutes les secondes. Mais veux-tu une autre vie?
– Non!
– Arrête donc de pleurnicher et mets-toi au travail. Qu’est-ce qui t’empêche de cesser d’éprouver les émotions négatives maintenant?
Les poings serrés, un grondement féroce, encore et encore! Ça y est! J’ai éliminé.
– Regarde, mon petit, comment elle le fait, regarde attentivement. Comme ça on peut changer toutes les perceptions, toutes sans exception.
– Dans deux-trois ans de travail persévèrent tu seras complètement libérée des émotions négatives, on se reverra alors et je t’aiderai à te rappeler de ce qui va concourir à ton avancement vers le carrefour des sensations.
– Où ça?
– Le carrefour des sensations, c’est comme ça qu’on appelle l’être qui est libéré des émotions négatives, pensées chaotiques, désirs mécaniques, la conscience aveugle distinctive et la perception habituelle du corps.
– Vous ne l’appelez pas Bouddha?
– Si, on peut l’appeler comme ça aussi.
Chaque parole qu’il prononce me remplit comme un nectar doré. Parole?… Non, cela se passe là, au moment où il garde silence. La compréhension nait comme une fleur qui éclot, tout prend sa place, l’océan de joie s’agite dans la poitrine. Je comprends comment il est possible de ne pas être indifférent sans pour autant éprouver une moindre souffrance. Je comprends… les mots ne servent à rien, ils ne font que freiner, je me laisse aller dans les yeux de Lobsang, en fixant son visage, ensorcelée, et la compréhension coule telle une rivière large et lente… Quelle a été sa voie, et à quoi D’AUTRE aspire-t-il? Et Taî?… Kam et Sart?… Les visages de l’élément dont l’appel est irrésistible.