Chaque jour les pensées revenaient au bout de papier avec l’adresse dessus, donné par Taîga, de manière de plus en plus insistante. A vrai dire, il y était écrit qu’on ne m’y attendait que l’automne prochain, mais comment serait-il possible d’attendre une année entière? Comment saurais-je ce qui peut arriver dans un an? Je pourrais ne plus y revenir, tomber malade, mourir… Peut-être était-ce un test? Peut-être que ainsi Taîga voulait vérifier si j’avais vraiment une vraie passion de la liberté? Puisque si elle existait en moi, comment serait-il possible de reporter ne serait-ce que pour une semaine ce qui avait un rapport direct à cette passion?
Bon, je peux alors m’y promener pour jeter un coup d’œil … J’y vais.
Et oui, on peut appeler ça une adresse de façon purement conventionnel – cela ressemble plutôt à la description d’un itinéraire, comme celle qu’on distribue lors des compétitions d’orientation sportive. Monter unetelle route jusqu’à untel tournant, puis prendre par là, plus haut, en passant par un visage taillé en pierre, par une falaise tombée… finalement le sentier m’a amené au pied d’une colline, s’élevant fièrement au dessus de Dharamsala et couverte d’épicéas drus et duveteux. Pour avancer il fallait grimper dix ou vingt mètres sur un sentier abrupte et très étroit tracé parmi des cailloux, – une vraie petite ascension.
Rien que ça! Comment se sont-ils barricadés… étant monté tout en haut, je me suis retrouvée face à un portillon, qui portait une inscription en grosses lettres disant que le territoire était privé et l’entrée interdite. Les inscriptions en hindou et tibétain reprenaient le même texte, de toute évidence. Pour confirmer le sérieux de l’inscrit, plusieurs rangs de barbelée étaient tendus en partant des deux côtés du portillon et jusqu’à une hauteur assez importante. Pourquoi est-ce que mon cœur bat si fort? L’inquiétude et l’effort physique – tout s’est entremêlé… Quoi faire? Partir? Comment partir? … Il me semble que je ne pourrai pas partir maintenant, la curiosité court devant moi, je me suis même mise à sautiller d’une jambe sur l’autre. Au fond, quelle importance (le cœur a commencé à se battre plus fort, car je n’en sais rien – qui est là, et si… ou bien? …) pour eux – maintenant ou dans un an? … Et si on me chasse? J’aurais donc une certitude quelconque… Et si on m’accepte plus après? Oui, vraiment, si on m’accepte plus pour ne pas avoir rempli les conditions de la rencontre? …Mais sont-ils intéressants pour moi, les gens qui ne voudront plus me parler juste parce que je n’aurais pas voulu attendre encore une année ce qui pourrait changer ma vie? On dirait que je n’ai pas une bonne opinion d’eux, si je suppose qu’à cause de mon acte ils pourront m’interdire de leur parler. Peut-être que je ne sais pas tout, que j’ignore quelque chose, que je suis sur le point de faire une bêtise, une faute irréparable. Quoi faire? A quoi m’en tenir?
Il était absolument impossible d’épier quoi que ce soit de l’autre côté du portillon de cet endroit là –devant le portillon, ni longer la clôture à cause des barbelées, de la pente extrêmement abrupte et d’une broussaille abondante et très épineuse (en a-t-on planté exprès à cet endroit là? ). En piétinant sur place, indécise, j’ai entraperçu brusquement un point noir en haut, au dessus du portillon. Rien que ça! C’est une caméra de vidéosurveillance! Encore une autre! C’est-à-dire qu’on me voit déjà? L’inquiétude a accru. C’est un blockhaus de campagne … l’anxiété m’a touchée légèrement et s’est retirée dans des buissons pas loin pour y rester suspendue. D’ailleurs, il n’y a pas de sonnette. Comment peut-on y entrer? Dois-je lancer des cailloux ou quoi? Crier? Ou bien a-y-t-il quelque part ici dans la roche une autre merveille de technologie? Quelque chose de sorte d’un tableau informatique glissant… Le temps que mon imagination élaborait des images digne de la guerre des étoiles, la serrure sur le portillon a claqué soudainement et ce dernier s’est ouvert.
Je ne pourrais pas dire que cela m’a réjoui beaucoup. L’anxiété faisait de gros sauts sur des branches d’épicéa, elle galopait autour en tâchant de me bondir dessus pour se suspendre à mon cou. C’est un peu trop à la militaire – la caméra de surveillance, les barbelées… car ce n’était pas seulement «là dedans» qu’on ne pouvait pas pénétrer, mais «en ressortir», apparemment, non plus!
J’ai complètement oublié que c’était Taîga qui m’avait donné cette adresse! De quoi pouvait-on discuter de plus? J’y suis entrée de manière décidée, une seconde de réflexion – refermer le portillon derrière moi ou laisser comme ça? Tout à coup des idées ont accouru – et si c’était une bande de vendeurs de gens? Tous les jours jusqu’à trente milles femmes sont exportées en provenance de la Russie et des pays de l’ex-URSS. Elles sont attirées par des promesses de travail à l’étranger, ou tout simplement kidnappées, pour être transformées en du bétail privé de parole, qui bosse pour gagner son pain sur les champs de la prostitution dans des plus grands bordels du monde. Et si la pratique de la voie directe n’était qu’un «know-how», une astuce réussie pour attraper dans les filets toutes sortes de connes, qui marchent dans des paroles douces? Stupéfier ainsi, attirer pour laisser tomber plus tard, pour donner encore plus de l’envie, glisser une petite adresse… tu y vas, on te chope – ça y est, la souricière se referme… De nouveau l’image de la folle Taîga me roulant une pelle en plein milieu de la rue a réapparu … Devrais-je prendre le risque? … D’ailleurs, Taîga n’est pas Sart, ni Kam… Que sais-je d’elle? Il ne suffit pas qu’elle ait été avec eux, je ne sais pas comment ils la considèrent, ni qui elle est parmi eux, il se peut qu’ils ne la connaissent que quelques jours, et elle s’est servie de ma confiance à leur égard pour m’attirer dans le piège… Là, la curiosité a réapparu sur la scène pour remuer sa queue de façon suppliante – juste un petit coup d’œil, juste pour deux minutes… Non et non, je ne sais rien de Taîga, ni de cet endroit, ici personne ne me retrouverait jamais s’il m’arrive quelque chose. Je leur laisserai un mot pour donner un rendez-vous dans un café local…
Clic-clac! Quelle chienne! Le temps que je faisais le pied de grue, le portillon s’est découvert la capacité de non seulement de s’ouvrir automatiquement, mais de se refermer aussi. Il se peut que quelqu’un observe dans la caméra et lorsqu’il m’a vue laisser le portillon, il a trouvé le moment pour le refermer. Le petit frisson désagréable a parcouru le long du dos. Piégée… piégée… la folle Taîga… les barbelées… Qui sait quel bordel se passe dans ma tête- tantôt j’ai envie de me jeter sur les barbelées pour essayer de me livrer passage de retour, tantôt le calme survient tout à coup, surtout avec les souvenirs des yeux de Taîga, ses mains… ses lèvres… Soit, advienne que pourra. Je n’aime pas ses intonations de panique – il y a quelque chose de cette hystérie dans laquelle étaient mes parents quand je partais en Inde. Quelqu’un descend! Le frôlement rapide des pas derrière le rocher, je ramasse mon courage… je fais un effort… ça s’approche…là! Une fillette bondit de derrière un caillou – tellement petite, aux yeux doux, toutes mes peurs s’évaporent en un clin d’œil.
J’ai ri un peu nerveusement, avec quoi j’au dû la surprendre. Une nipponne? Une coréenne?
– Kaorou, – elle me tend sa patte. Une petite japonaise.
– Ohayo godzaîmas (jap. «bonjour») Je suis Maya. – Je serre sa patte, une paume chaude et agréable… C’est quoi?! Elle porte trois montres sur son poignet, rien que ça! Il y a parfois des pendules dans des agences touristiques pour montrer l’heure dans de différents coins de la planète, mais à elle ça sert à quoi? Elle a pris le mot de Taîga de mes mains, a examiné l’écriture.
– Ikimasyo (jap. «viens»), – elle passe instantanément au japonais, se retourne et monte avec des pas légers, je la suis.
Encore quelques mètres plus haut et la vue s’ouvre sur des cottages, entourés par des clairières ensoleillées. Des rangées de parterres et de buissons épais et hauts séparent les clairières les unes des autres, les divisent en parties, de sorte de créer une ambiance très douillette dans chacune. Beaucoup de coins retirés, où on peut bouquiner, se vautrer sur un tapis herbu dense … une piscine avec un petit belvédère…un court de tennis… c’est chouette ici! De petits sentiers dallés en pierres plates courent en méandres, des lézards filent à toute allure en prenant des bains d’un soleil éclatant. Kaorou m’amène au fond. Je suis ébloui, je jette des coups d’œil de partout où les buissons permettent d’entrevoir des choses. Sur une clairière une douche en pleine air est arrangée, une fille nue s’ébroue sous la douche… terrible. Dans la niche éloignée, à l’ombre des branches d’arbres surplombants, juste sur l’herbe dense, un jeune homme est assis, il frappe quelque chose sur son ordi portable – le câble du portable mène vers une petite colonne sortant de l’herbe. C’est ça alors, ces petites colonnes qui sortent de l’herbe par ci par là! C’est comment donc – tout le territoire est équipé comme ça? Génial!
Oh, mon Dieu! – je pousse un cri malgré moi, lorsque derrière le tournant suivant du sentier nous tombons littéralement sur un couple en train de baiser. La fille est allongée au milieu du sentier, les jambes écartées, il semble qu’elle est sur le point de jouir… peut-être c’est là qu’il l’a attrapée… où bien c’est elle… elle griffe son dos, en se tortillant, elle gémit, lui fait des baisers passionnés… elle ressemble à une italienne, grande, un peu ronde, à la forte poitrine, ses petits pieds nus frétillent l’herbe, lorsqu’elle se relève toute chaude en courbant le dos, comme si elle essayais de faire tomber le cavalier. La vue des cuisses légèrement rondes, écartées impudemment, d’un corps élancé du garçon faisant des frictions voluptueusement et avec aisance, des plantes de pieds de la fille barbouillées de terre éclate soudainement en une excitation en bas de mon ventre… de grandes pattes… sa voix vient jusqu’à nous «Motto! Motto!!». Etrange… elle ne ressemble pas du tout à une japonaise… hein, mais c’est ça, le garçon est japonais.
Kaorou est obligée de les enjamber, tout à coup elle se penche pour claquer de manière sensible et sonore les fesses du gars avec la paume de sa main, comme si elle donnait un coup de fouet au cheval, il accélère ses mouvements, en faisant des va-et-vient avec force, de gauche à droite, ils s’embrassent en se regardant dans les yeux. Kaorou s’arrête pour quelques secondes pour admirer la vue, puis en hochant la tête elle me fait signe d’avancer, avec une certaine appréhension, j’enjambe le petit couple, s’approchant de l’orgasme, pour suivre mon chemin.
Une appréhension… mais de quoi?? Bizarre… Je me surprends à penser que, étrangement, je craignais – et s’ils m’attrapaient au moment où je passerais par-dessus d’eux. Mais de quoi, en effet, j’avais peur? La vue d’un couple qui baise comme ça, avec abnégation, au milieu de la route, m’excite… il se peut que je ne sache tout simplement pas comment me comporter au cas où ils m’attirent dans leur jeu? Mal à l’aise? … Partiellement oui… mais le problème n’est pas là. Dis donc, je n’ai jamais pensé que justement la vue des petits pieds d’une fille, barbouillés de terre, puisse résonner ainsi… j’ai envie… Je ne veux pas de propres, je ne veux que ceux barbouillés de terre, portant l’odeur de l’herbe… c’est terrible quand la sexualité se réveille, vit sa vie, quand des désirs spontanés apparaissent – ordinaires et non…
Encore un autre ensemble de cottages s’est présenté derrière les arbres, ils avaient l’air très attirant – une sorte de bungalow, en briques rouges, entourés également de denses rangées de buissons et de tapis herbu duveteux. C’est en m’approchant du cottage vers lequel Kaorou m’amenait que j’ai compris la raison de cette crainte – j’éprouvais une attitude négative envers le couple qui baisait! Un retentissement de la haine, que des gens ordinaires éprouvent à l’égard du sexe ouvert, s’est réveillé en moi. Si l’on imagine, quelque part à Moscou, dans un parc, au milieu du chemin, un couple se met à faire l’amour, imaginons la réaction des passants… Et oui… On nous a enfoncé à tous une béquille dans le cul, et cette béquille – c’est l’idée de «l’intimité» du sexe, et comme si cela ne suffisait pas – en plus, l’habitude d’éprouver la haine envers ceux qui ne cachent pas leur vie»intime». Dis donc… après toutes mes aventures sexuelles, après avoir effectivement ressenti le plaisir de réaliser les fantaisies sexuelles les plus «libertines», les plus variées, trouver en moi une vieille pleine de haine à l’égard du sexe! Comment est-ce possible? … Hein… il faut débourrer cette saloperie de moi, arracher touffe par touffe, elle pousse à tous les coins où je n’ai pas encore jeté un coup d’œil…
Le cottage s’est avéré très confortable. Avec Kaorou on s’est installées sur des matelas duveteux l’une en face de l’autre, le soleil entrait par les fenêtres ouvertes, ainsi que le gazouillement des oiseaux, le bruissement des feuilles, des cris se faisaient entendre – quelqu’un devait s’éclabousser dans la piscine.
– Tu as déjà un projet défini?
– Un projet? Non… – j’étais étonnée par la question, mais j’ai essayé de n’en rien laisser voir.
– C’est bizarre… pourquoi alors… – Kaorou s’est mordu la langue et s’est tue. – C’est Taîga qui t’a envoyée ici?
– Oui. Quand tu as ouvert le portillon – comment as-tu compris que je n’étais pas tout simplement une badaude?
– Les badauds ont l’air différent, Maya, et pour leur faire peur on a assez de moyens correspondants, en outre, j’ai vu le mot avec le schéma de l’itinéraire dans tes mains, – elle a souri, s’est étiré le corps, m’a regardée interrogativement. – Qu’est-ce qu’on fait alors?
Je n’ai aucune idée quoi lui dire… je dirai ce qu’il y a, rien à faire…
– Ecoute, Kaorou, je n’en ai aucune idée de ce qu’on fait ici. Je ne sais pas du tout pourquoi Taîga m’a envoyée ici. Si j’ai bien compris, ici habitent ceux qui font la pratique de la voie directe, et ce serait intéressant pour moi de communiquer avec eux.
– Communiquer? …. Elle ne t’a vraiment rien dit sur ce qui se passe ici?
– Non… – l’inquiétude a réapparu.
– Je vois. Bien, si elle t’a envoyée ici malgré le fait que tu ne sais rien de cet endroit, elle y voyait le sens alors… – Kaorou a replié ses jambes sous elle et s’est assise, tel un petit Bouddha.
– Ici – c’est l’habitation des «ultras».
– Quoi?
– «Ultras». C’est comme ça que se font appelés ceux qui choisissent de recourir dans leur pratique aux méthodes extraordinaires d’agir sur eux.
– Comme quoi, par exemple?
– Je vais te dire, sois pas pressée. Regarde comment les gens vivent – ils font des tas de choses différentes, comme aller au cinéma, au travail, s’achètent des trucs, aménagent leurs habitations, flânent posément dans les rues – en gros, chacun essaye de se faire plaisir dans la vie comme il peut. Maintenant imagine que la guerre arrive. Ou une inondation, une épidémie de peste, bref – une catastrophe a lieu. Regarde comment la vie des gens change. Tout change!
Ils s’habillent tous pareil – en uniforme militaire, ils soumettent leurs vies à la discipline militaire ou de travail, se groupent en de nouvelles structures sociales – l’armée ou la milice ou les pompiers bénévoles, etc. Ils transforment complètement leur ordre de vie ordinaire – il n’y a plus de repos, ni de travail mesurés – ils jouent leur va-tout, avec toutes les forces et tout le temps consacrés à la cause commune, parce que le prix de cette lutte est la vie. Ils se mettent à vivre selon les lois du temps de guerre. On ne peut pas pourtant dire que cela ne provoque que des souffrances. Bien sûr que les gens éprouvent des inconvénients, n’ont pas de possibilité de se procurer tel ou tel plaisir, néanmoins, ils ont souvent de la joie, ils sont pleins d’enthousiasme, car ils comprennent qu’à ce moment là tout est fait pour l’avenir, pour sauver leur familles, eux-mêmes, leurs enfants, de la catastrophe – une épidémie ou une catastrophe naturelle, ou du terrorisme, et pour cela ils sont prêts à tout. Encore un point important consiste dans le fait que l’ennemi est connu et le sens de la vie est extrêmement clair. Donc, nous…
La porte s’est ouverte pour laisser entrer l’italienne de toute à l’heure! Les vêtements en désordre, ils mettaient en valeur la beauté du corps à moitié nu, plutôt que de la cacher, ça se voyait qu’elle venait de rebondir d’en dessous de son garçon. Elle est lourdement tombée sur ses genoux, s’est approchée de moi en rampant de manière très marrante, tel un chiot, s’est mise derrière mon dos, m’a serré fortement contre elle, en s’adossant contre les coussins, et m’a murmuré à l’oreille de manière excitée: «tu me plaît». Quelle chienne! C’est quand qu’elle a eu le temps de me voir… C’est agréable d’être serrée contre elle aussi fort que ça. Elle ne fait rien – tout simplement me serrant contre elle, elle reste là à me respirer dans le cou.
– … ainsi nous faisons – nous vivons selon les lois du temps de guerre, mais ces lois chacun les choisit pour soi tout seul.
– Mais quelle guerre? Avec qui?
Kaorou a même levé les bras au ciel et rigolé.
– Comment ça «avec qui»? Avec les émotions négatives, bien sûr! Du point de vue commun, les émotions négatives sont du genre d’un petit péché innocent, ben, je me suis mise en colère, excuse-moi, j’avais tort… Peut-être traitait-on la syphilis comme ça jadis. Mais cela est plus vilain que la syphilis, et c’est tout à fait probable que dans cinq cents ans la personne qui éprouve de la jalousie ou la colère sera considérée par l’entourage comme maintenant est perçue celle qui est malade de la syphilis et refuse de se soigner, et en plus, qui essaie de contaminer les autres. Les émotions négatives sont une horrible maladie, affreuse! Elle dévore l’homme de l’intérieur, corrode son âme, le transforme en un cadavre vivant, en le privant d’accès aux perceptions.
En parlant de «la maladie horrible», Kaorou n’a pas changé sa douce intonation, ni d’expression de son visage. De l’extérieur ça faisait penser qu’on discutait du temps qu’il faisait.
– Je me place en une «ultra» modérée, mais parmi nous il y a ceux qui composent la partie extrême gauche, et leur point de vue concernant les émotions négatives est quelque peu différent du mien … d’ailleurs, ils te parleront eux-mêmes d’eux et de leur pratique.
Dans mon imagination l’image des «ultras extrême gauche» a apparu – des gens avec des mitrailleuses, ensuite elle a été suivi par l’image des ascètes exténués, en train de se mortifier la chair, de brûler leurs émotions négatives avec des fers à souder, en gros, des balivernes de toutes sortes sont venues à l’esprit, j’ai dû faire un effort pour repousser les fariboles rampantes.
– Mais comment puis-je voir les ultras gauches, Kaorou? Sont-ils sociables, peut-on leur parler, ou bien…
– L’instant présent, Maya, l’ultra gauche des plus ultras achemine sa petite patte vers ta chatte! – Kaorou a éclaté de rire, et une seconde plus tard je me suis rendue compte qu’elle parlait de l’italienne dont la main avançait petit à petit vers mon ventre, de plus en plus bas … et là elle était en train de toucher les poils de mon pubis.
– Tu es ultra gauche? – je me suis tournée vers elle, tout de suite elle a touché mon nez avec ses lèvres.
– Oui, oui, on parlera plus tard, écoute Kaorou …- le chuchotement chaud, le toucher de ses lèvres sur mon oreille… une vague chaude a déferlé sur tout mon corps du haut en bas, s’est attardée quelque part en bas, a vibré en un doux tourbillon pour disparaître en laissant derrière de bizarres sensations «électriques» dans la langue, les lèvres, les petits mamelons et les talons.
– Pour rire ils s’appellent eux-mêmes «commandos».
– Mais en gros, quelle est la différence entre vos positions?
Kaorou restait pensive.
– Expliquer c’est perdre du temps, il vaut mieux montrer, tu comprendras plus facilement alors… mais je ne peux pas le faire… à moins que… Kam? – Kaorou a regardé Michelle avec interrogation.
L’autre a hoché la tête en réponse.
– Kam? Kam est là? Il est là? – j’ai failli sursauter de joie.
– Oui, il est là.
A ce moment là Michelle a tendu sa main en direction de Kaorou et a prononcé d’un ton vraiment ferme – «l’émotion négative»! Kaorou a tressailli légèrement, en enlevant son regard quelque part en dessous d’elle, ses poings se sont refermés, et à cet instant là Michelle a répété la même phrase, en l’accompagnant du même geste vif. Cette fois-ci les yeux de Kaorou se sont agrandis légèrement, elle est restée silencieuse pendant quelques secondes, sans bouger, ensuite elle a fait des notes dans son calepin.
– Tu as eu une émotion négative?
– Oui. D’abord, j’ai eu une attitude négative du niveau cinq à l’égard de ton cri impulsif, et si tu avais été attentive en recherche et élimination des émotions négatives, tu l’aurais remarqué à mon intonation et ma mimique. Quand Michelle me l’a indiqué, j’ai ressenti un mécontentement du niveau trois d’avoir eu cette attitude négative, un mécontentement du niveau deux de l’avoir loupée et ne pas l’avoir éliminée impeccablement, en outre, le mécontentement du niveau trois Michelle… Au moment où tu loupes un mécontentement, il envahit la place, et là les autres surviennent tout de suite.
– Attends, attends… quel mécontentement du niveau cinq… cinq quoi?
Kaorou a de nouveau changé de position, et fait une note dans le calepin.
– Quoi – encore une émotion négative?
– Oui.
– Hein… pourtant j’essaie de plaisanter…
– Plaisanterie à part, cela n’enlève pas le fait que de nouveau un mécontentement de niveau trois, provoqué par ta question, est passé. Si on laisse passer sans éliminer toute une série de mécontentements, tout de suite après ils vont essayer de se frayer le chemin avec la force doublée, voilà – elle a réapparu. Mais cette fois-ci je l’ai éliminée assez vite, en moins qu’une seconde, quoi que pas de manière irréprochable.
– Tu parles de l’intensité ou quoi?
– Oui, l’intensité, à l’échelle de un à dix. Il y a une énorme différence dans la manière de fixer tes EN. Si on utilise des descriptions lyriques de genre «je me suis senti mal, ensuite ça allait mieux», ou «d’abord, j’ai eu un fort mécontentement, ensuite il s’est affaibli», avec ça tu n’avanceras nulle part, mais si on dit «d’abord, j’ai eu un mécontentement de l’intensité 5, trois secondes plus tard j’ai réussi à le baisser jusqu’à trois, et encore trois secondes plus tard je l’ai éliminé, après quoi j’ai réussi à faire apparaître la perception de félicité d’une telle qualité», – c’est alors autre chose, le processus de contrôle et d’élimination des EN avance plus vite.
– C’est lié à quoi?
– Je ne sais pas… prenons un exemple – admettons que tu dois faire monter la température dans un doigt. Si tu restes juste à faire un effort afin que ton doigt se réchauffe, cela n’aboutira à rien, et un témoin extérieur qui surveillera la température dans ton doigt, ne verra pas de changements. Autre chose, c’est quand tu vois toi-même ce que montre le détecteur de température. Tu vois qu’à un moment donné la température a sauté en haut – juste un peu, à un centième de degré. C’est un saut spontané, tout à fait faible. Néanmoins, quand tu deviens témoin de plusieurs dizaines de tels sauts spontanés, d’une manière ou d’une autre tu parviens à capter progressivement le lien entre ton état à un moment donné et la température élevée, par conséquent, petit à petit tu commences à gérer la température de ton doigt. C’est un effet très connu, très utilisé dans l’auto-training. Mais dans notre cas, il n’y a pas de tel appareil qui définirait l’intensité de tes EN, et en général, il n’y en a pas besoin – tu peux toi-même les évaluer assez précisément, ainsi tu apprends à sentir – quel effort exactement mène à une petite baisse de l’intensité de tes EN, et quel effort mène à une baisse importante, etc.
– Oui, je vois… d’ailleurs, pourquoi as-tu éprouvé le mécontentement après ma réaction impétueuse? Tu es jalouse ou quoi?
– Premièrement, j’ai une habitude invétérée de réagir ainsi à n’importe quelles émotions impétueuses. Deuxièmement, Kam se guide par ses désirs et pas les miens, et là la déception a apparu du fait que je voudrais communiquer plus intimement avec lui, mais a à présent c’est impossible, car il ne le veut pas.
– Pourquoi?
– Quoi «pourquoi»?
– Pourquoi il ne veut pas?
– Il dois y avoir un «pourquoi»? Il n’a pas envie, c’est tout. Et si je me retrouve dans un état gris, si je rate mon travail du polissage émotionnel, alors les émotions négatives à ce sujet apparaissent d’elles-mêmes, des pensées du genre «je suis complètement conne, s’il ne veut pas communiquer avec moi», etc. Mais lorsque je surmonte tout ça, à chaque pensée à Kam je ressens donc de la joie, la tendresse envers lui, je commence à comprendre qu’en ce moment je n’ai pas grand-chose à lui dire – que maintenant j’ai devant moi un grand front tout à fait clair, et moi-même je ne veux pas distraire mon attention à d’autres choses, je veux appliquer toutes mes forces pour avancer et surmonter l’habitude d’éprouver les mécontentements.
– Il s’avère que … – là j’ai entendu des pas derrière la fenêtre, Kaorou s’est raidie, les pas se sont approchés, la porte s’est ouverte et… Kam est entré!
Quoi faire?? Des pensées paniques se sont mises à s’agiter dans ma tête. J’ai eu envie de dire «salut», mais c’était stupide, mais pourquoi stupide, si j’étais contente de le voir, et si j’étais contente parce que je ne voyais pas moi-même mon front et j’aurais l’air stupide quoi que quel lien y ait-il entre la joie et mon front, et si là il était admis de communiquer autrement, ça veut dire quoi «admis»… Kam restait debout à côté de l’entrée à me regarder, et moi, perplexe, je ne pouvais même pas bouger. Quand il s’est approché de moi, je me suis levée machinalement, et là tout à coup il m’a serré dans ses bras en faisant un grand sourire, en me caressant les cheveux.
– Je suis content de te revoir, fillette!
Je m’attendais le moins à une telle réaction spontanée, mais si c’était comme ça… – je l’ai pris dans mes bras, en hurlant, en le serrant, les deux autres fripouilles ont accouru, et toutes les trois nous avons enseveli notre proie sur le matelas. Je pouvais de nouveau regarder dans les yeux de Kam à la profondeur abyssale… et de nouveau j’ai ressenti un éclat de quelque chose tellement fin, à quoi je ne pouvais pas trouver de mots propres pour l’exprimer pour le moment.
– Kam, montre-lui ce que c’est que les émotions négatives. Tu lui montreras? Tu montreras… je vois que tu le feras, – Kaorou nous a tous placé vite et habilement selon un ordre précis. Moi, elle m’a faite adossée contre Michelle, celle là a soufflé de manière contente en entourant mon ventre avec ses petites pattes… ou bien un peu plus haut… Kam s’est assis en face de moi et a pris la gestion dans ses mains, Kaorou s’est installée à ses côtés.
– D’abord, nous allons déplacer légèrement ta perception d’une façon très simple – à l’aide de l’intoxication à l’oxygène, ensuite je t’aiderai à prendre la position à partir de laquelle tu verras.
– Je verrai quoi?
– Peu importe, fais une vingtaine d’inspirations-expirations profondes, ensuite inspire fortement et retiens le souffle, Michelle va serrer ton thorax. Tout le monde dans l’enfance a joué avec ça, n’aie pas peur. Quand tu sentiras que tu commences à perdre conscience, regarde-moi dans les yeux fixement, d’accord? Regarde dans les yeux, tu as compris?!
– D’accord, je commence.
Vingt inspirations- expirations à pleins poumons étaient difficiles à accomplir – je pensais que je n’arriverais pas, mais ça y était, à la dernière inspiration j’ai retenu l’air dans les poumons, Michelle augmentais progressivement la pression, et j’ai commençais à partir, en tâchant de retenir mon attention sur les yeux de Kam avec mes dernières forces. A un moment donné j’ai presque complètement perdu conscience – le bourdonnement dans les oreilles, le froid dans la poitrine, du noir envahissant devant les yeux, et là tout à coup comme si quelque chose m’a accrochée par … je ne saurais pas l’exprimer. Au milieu de l’image du monde tombant en morceaux, au milieu de moi-même tombant en morceaux, un îlot s’est formé – au début je me retenais tout simplement à cette sensation, sans me rendre compte de ce qui se passait, mais en partant de cet îlot des vagues de lucidité se sont mises à diverger, la vue et l’ouie sont revenues, Michelle a diminué la pression progressivement, et bientôt elle a complètement retiré ses mains.
– N’arrête pas de regarder droit dans mes yeux, d’accord? – la voix de Kam était un peu assourdie, comme si mes oreilles étaient bouchées.
A ce moment là j’ai compris que ses yeux étaient justement cet îlot qui ne me laissait pas tomber dans l’inconscience. Ma concentration sur son regard soutenait miraculeusement l’état de la lucidité la plus fraîche et de la vision précise de ce qui m’entourait, mais de l’autre côté je ne comprenais pas – pourquoi survenait cette sensation de la précision cristalline, car je voyais tous les objets qui m’entouraient avec la vision périphérique, comme d’habitude, et même de façon un peu plus floue.
– Ne retire pas ton regard de mes yeux, et observe mon corps avec ta vision périphérique, tu vois quelque chose d’extraordinaire?
Extraordinaire? Non, je ne voyais rien d’extraordinaire…
– Regarde les bords de l’image, ses limites!
– Les bords?
– Concentre ta vision périphérique sur les bords perceptibles de mon corps!
– Je vois! – un cri est sorti involontairement.
– Décris-moi ce que tu vois.
– Une ligne vive, blanche et brillante suit le contour de ton corps tout le long, comme si tout le corps émanait quelque chose.
– Regarde cette ligne avec ta vision périphérique, concentre-toi, fait de sorte que l’image devienne parfaitement précise.
J’ai hésité encore une minute en restant dans cette perception bizarre, puis j’ai vite compris ce qui la faisait plus floue ou plus vive.
– Maintenant retire ton regard de mes yeux sur cette lueur, très doucement, contourne tout mon corps avec ton regard.
– Oui, j’y arrive… je vois.
Je contournais son corps avec mon regard le long des bords et je voyais partout cette lueur vive, d’à peu près quinze centimètres de largeur. La limite de la lueur suivait parfaitement les contours de son corps.
– Maintenant tu te retrouves dans l’état de la réalité méconnue, tu vois ce qu’on ne voit pas normalement avec nos yeux. Ne fais pas de mouvements brusques, ne cède pas à la fausse certitude, surveille de près l’ajustement de ton état pour ne pas perdre, ni t’embrouiller, tu comprends?
– Oui, et ensuite?
– Maintenant retourne ton regard dans mes yeux, doucement, sans perdre l’ajustement sur la lueur blanche. Doucement, Maya, doucement…
Je me sentais comme un nageur novice sous l’eau – tous les mouvements ralentis, le monde se présentait un peu différemment. Le mouvement le plus simple demandait de certains efforts, dans mon cas les efforts étaient indispensables pour ne pas perdre l’état sous lequel je pouvais voir la lueur blanche. J’ai retourné mon regard dans les yeux de Kam.
– Regarde sans perdre le contact avec mes yeux.
De toute façon je n’aurais pas pu détourner le regard… cela ressemblait de façon épouvantable à ce qui se passait avec ses «yeux» jadis dans le rêve… COMMENT EST-CE POSSIBLE!!!?? Peut-être ma mâchoire est-t-elle tombée ou quelque chose de sorte, parce que Kam continuait à répéter d’une voix ferme et lente:»Ne te distrais pas, regarde». Mais il y avait de quoi se distraire… ses yeux SE SONT APPROCHES de moi si près comme si je les examinais à bout portant et, en plus, à travers une loupe. On dirait que cette image se superposait sur une autre image du monde – ordinaire, dans laquel Kam se trouvait à un mètre de moi.
– Ne te dédouble pas, ne te distrais pas à des bêtises, concentre-toi sur le gros plan! – la voix était un peu assourdie, comme si elle passait à travers du coton.
Bien, je me concentre sur ses yeux, qu’est-ce qu’ils sont énormes… des lacs… des lacs profonds de couleur incroyablement bleue poignante…
– Maintenant regarde mon corps avec ta vision primaire. Qu’est-ce que tu vois?
De nouveau je transmets mon regard sur le «plan général» – c’est incroyable…!
– Qu’est-ce que tu vois, Maya? Dis-moi.
– Je vois… je vois je ne sais pas quoi, Kam. Quelque chose d’extraordinaire…
– Moins d’épithètes, ma petite, dis l’essentiel, – le chuchotement chaud dans l’oreille et une explosion agréable dans le mamelon gauche, diffluant sur la poitrine, – c’était Michelle qui l’a serré brusquement avec ses doigts … et oui, ça tonifie, ça désenivre.
– Je vois… des couleurs, beaucoup de couleurs, elles sont tellement… qu’on ne peut pas nommer, je ne sais pas comment les nommer, je n’en ai jamais vu de telles, orange… mais ce n’est pas orange… violet… mais comment appeler CA «violet»… les mots m’échappent…
– Bien, tout est comme il faut. Maintenant tourne le regard sur Kaorou et sois attentive – attentive!
Sa voix a pris une nuance de cloche, et tout à coup j’ai vu une ombre noire filer et se planter dans le corps de Kaorou! J’ai tressailli de surprise.
– Tu vois, ma petite? – encore le chuchotement de Michelle dans mon oreille. –
Continue à regarder.
De nouveau l’ombre a couru, comme reflétée par de nombreuses facettes, elle a filé à une grande allure pour disparaître (comment puis-je voir quelque chose filant à une TELLE allure! ).
– Qu’est-ce qu’elle voit? – la question de Kaorou posée à quelqu’un.
– Que des ombres pour l’instant.
(Comment le sait-il! ?)
– Maya, concentre-toi, ne t’éraille pas. Ce ne sont pas des ombres, regarde plus attentivement!
J’ai fixé mon regard, pincé les lèvres, je regarde… Encore une ombre, et encore une…
– Seulement des ombres, Kam, je ne vois rien d’autres.
– Regarde plus attentivement, approche l’image plus près de toi.
– Comment??
– Ne pose pas de questions, fais-le! «Comment» ne doit pas t’inquiéter, fais-le, je t’aide!
Je l’ai rapprochée… les ombres sont devenues plus grandes, plus … tangibles, disons.
– Elles ont une couleur, Maya, regarde – de quelle couleur elles sont.
Elles n’ont pas de couleur, juste des ombres… Soudainement l’une d’elles a cessé de courir autour de Kaorou, comme si elle faisait un demi-tour, telle un avion de chasse, elle s’est dirigée brusquement vers moi, devenue énorme, noire tirant sur le bleu, un coup! Elle m’a frappée! Encore un coup! Ca fait tellement mal! Comme si l’on tirait des barbelées sur mes tripes, ma poitrine.
– Réagis, frappe-la, ne dors pas!
Je la frappe – je ne sais pas comment, mais je la frappe, encore et encore, elle ne cède pas, je ressens de la joie exaltante de me battre et la peur sauvage en même temps.
– Augmente ta fureur, accrois ton effort!
J’augmente, j’accrois – je ne sais pas «comment», mais je le fais! L’ombre fait un autre demi-tour pour une nouvelle attaque, elle va me cogner, elle ne me loupera pas… je ramasse mes forces, sur le point de hurler à cause de l’effort, un coup! De nouveau je n’ai pas pu l’arrêter, de nouveau la douleur afflue dans mon corps. Q’est-ce qu’il va arriver? Un nouveau demi-tour d’attaque de la canaille noire, la peur a jailli, les dimensions de la vile créature ont infiniment grandi, il semblait que non seulement elle me cachait le monde entier, mais c’était comme si elle enveloppait, étouffait, frappait en étouffant, et là j’ai hurlé de toutes mes forces – «Kam! Kam! » Le «deuxième» image s’est tout de suite éclaircie, de nouveau je voyais Kam, juste à travers la noirceur orageuse de l’ombre surplombant, puis j’ai ressenti quelque chose me remplir, en partant de moi et dans moi un flux très fort passait – c’était difficile de décrire à quoi cela ressemblait – tout bouillonnait, mais pas de façon intense, mais très doucement, j’étais dans un état à la limite entre le rire et les larmes, j’ai ressenti une telle joie, que je craignais d’effrayer cette sensation, la sympathie infinie a apparu je ne savais pas envers qui, ensuite l’ombre dense en plein attaque s’est tout à coup brisée en mille morceaux, brillants de myriades de facettes étincelantes, tirant sur le rouge vif. La couleur était très dense, mais quelque peu lourde, ce n’est pas commun de décrire les couleurs de la sorte, mais elles ont acquis une qualité tout à fait nouvelle, que j’essaie de décrire comme «lourde» et «radieuse», comme cela a été le cas avec ces couleurs que j’ai vu dans les yeux de Kam. Les nuances du rouge denses et lourdes chatoyaient, coulaient, ses facettes scintillaient, et soudainement… c’est de la folie, non, c’est fou!
– Elle voit?
– A mon avis, oui… elle voit…- Kaorou et Michelle s’échangeaient des mots doucement.
– Ce n’est pas possible… – ça c’est ma voix.
– Exact, elle voit, – un rire cristallin, si agréable, il m’emporte de côté, tout devient flou…
J’ai retrouvé mes esprits dans les bras de Michelle. Sans perdre de secondes, Kam continuait à me diriger.
– Ne perds pas de temps, maintenant décris ce que tu as vu au tout dernier moment, autrement, tu vas l’oublier, tu te forceras de croire que cela ne s’est pas passé. Apprends à décrire tout de suite tes perceptions insolites, surtout les sensations. Cela aide à surmonter l’automatisme du sceptique inné.
De quoi est-ce que je me souvenais… Ce dont je me souvenais n’était pas possible.
– Tu vas parler ou tu as déjà commencé à te persuader que rien ne s’est passé?
– Il me semble que oui, j’ai commencé…
– Maya, dis tout ce qui te vient, sans choisir les mots, que ça sonne stupide. Les mots, tu les choisiras après – dis tout simplement tout ce qui vient à l’esprit, même si ça te parait absurdités complètes.
– D’accord… J’ai vu une créature sauvage, qui ne ressemblait pas à nous, elle était vivante et possédait une conscience, elle comprenait, que je la voyais, et cela l’a rendue furieuse, mais ce n’étaient pas des sentiments humains, c’était autre chose, les mots me manquent… Nous deux – elle et moi – savaient que nous savions que… ouf… je me suis embrouillée. C’était quoi?
– Une émotion négative, bien sûre. Plutôt d’abord tu as vu une émotion négative, et ensuite tu as vu CE qui se cache derrière.
– ??
– Tu crois que «l’émotion négative» c’est quoi?
– Ben… je ne sais pas, Kam… c’est ce que je ressens.
– Evidemment, c’est ce que tu ressens, en effet, mais je ne parle pas de ça… admettons que tu ferme les yeux et un chien vient vers toi – il se frotte contre toi, te lèche, te mordille, comme Michelle en ce moment… et toi, tu perçois tout ça, et si on te demande – «c’est quoi un chien», tu diras que c’est ce que tu perçois, mais c’est quoi qui est derrière ce que tu perçois? Car «un chien» n’est pas simplement un ensemble de perceptions qui apparaissent quand il te touche, c’est quelque chose de plus consistant, et si en ouvrant les yeux tu as d’autres perceptions du «chien», – tu pourras le voir, voir ses yeux, ses émotions, sa joie, etc. donc, à la question «c’est quoi un chien» tu ne répondras plus que c’est un ensemble de telles perceptions de poils et de pattes, tu le décriras comme un individu, parce que tu le percevras autrement, tu le verras comme un individu. Allons plus loin – qu’est-ce qui se cache «derrière» ce que tu perçois comme un individu? Tu comprends ma question?
– Oui, je la comprends, clairement, mais je n’y ai jamais pensé…
– Evidemment, pour toi le monde est un monde d’»objets», où un objet est un ensemble de sensations, et d’émotions, et de pensées. Mais c’est quoi qui se cache «derrière»?
– D’où le saurais-je?
– Justement – tu ne peux pas le savoir, pour l’instant tu peux seulement te poser la question en raisonnant, tu pourras te poser cette question seulement après avoir ressenti de la rage, autrement tu ne pourras pas, mais c’est un autre sujet…, donc, jusqu’à ce que tu ne te poses pas la question ainsi, le désir de la résoudre, de trouver la réponse ne pourra pas apparaître.
– Et comment sera la réponse?
– Tu t’attends aux certains mots, n’est-ce pas?
Je n’arrive pas à comprendre… son regard tendre et strict en même temps, pas de mimique, comme si la tendresse et la sévérité émanaient de son visage…
– Ben quoi?
– La réponse ne sera pas en mots. Imagine que tu es aveugle, on te parle d’un chien qui n’est qu’un ensemble de perceptions pour toi…
– D’accord, j’ai compris, c’est clair. La réponse ne sera qu’en nouvelles perceptions.
– Exact. De nouvelles perceptions. Si tu te poses la question née de la perception de la lucidité, si tu as le désir d’obtenir la réponse, la réponse apparaîtra justement sous la forme de nouvelles perceptions. Cela pourrait être des sortes de perceptions connues pour toi, cependant des perceptions complètement nouvelles pourront être découvertes. En ce moment tu n’as pas de possibilité de le faire toute seule, je t’ai aidée à obtenir «la réponse» à la question «qu’est-ce qu’une émotion négative» – pour un court instant je t’ai transmis la capacité d’avoir de nouvelles perceptions, maintenant tu comprends qu’»une émotion négative» n’est pas seulement «ce que tu appelles la perception d’une émotion négative», – en plus, c’est quelque chose l’interaction avec quoi tu perçois comme «une émotion négative». Tu vois la différence?
– Bien sûr!
– Maintenant tu sais qu’une émotion négative est quelque chose qui apparaît au moment de ton interaction avec cette «créature», et la réponse à la question «ce que c’est cette créature» demande aussi l’apparition de nouvelles perceptions qui seront la réponse.
– Et c’est quoi cette créature?
– Quelles perceptions tu as pour obtenir la réponse? Tu veux de nouveau tout simplement des mots nus? Tu veux te créer une nouvelle religion à la place de l’ancienne? Nous ne produisons pas de religions ici, nous nous en débarrassons.
Michelle s’est dégagée de derrière le dos, s’est assise à côté, m’a pris dans ses pattes et me dévisageait sensuellement de tous les côtés.
– Les «ultras» gauches interprètent leurs perceptions liées à la connaissance que tu as perçu comme certaines créatures qui se nourrissent de nous, et ce qu’on appelle «des émotions négatives» n’est qu’un moyen d’obtenir cette nourriture – aussi diverse que le sont les émotions négatives elles-mêmes.
– Donc nous les nourrissons avec nos émotions?
– Non, je répète encore une fois – les émotions négatives sont de telles perceptions spécifiques qui naissent au moment de notre interaction avec ces créatures et accompagnent le processus de notre «dévoration» par elles. C’est justement comme la nourriture qui a le goût et les qualités nutritives. Le goût est les émotions négatives, et les qualités nutritives sont autre chose, dont je ne peux pas te parler pour l’instant – il faut de l’expérience, et non des mots, que tu n’as pas à présent. Et si quelqu’un déclare la guerre aux émotions négatives, ainsi il coupe le flux nutritif à ces créatures. Donc ces dernières, à la différence de beaucoup d’autres, réagissent en réponse, que les «ultras» gauches sont enclins d’interpréter comme «la guerre». De leur point de vue, ces créatures déclarent la guerre à chacun qui essaie d’éliminer les émotions négatives, c’est justement à cause de ça qu’il est si facile d’apprendre à diriger la planche à voile, faire des équations des plus difficiles, et si dur d’éliminer une émotion négative la plus simple.
– Tu dis tout le temps «sont enclins d’interpréter», que se passe-t-il en réalité? – la conversation m’a tellement captivée que j’aie complètement oublié le temps qui passait.
– Ca veut dire quoi «en réalité»? Il y a des ensembles des perceptions, il y a leurs interprétations cohérentes à un moment donné, il y a aussi un tel phénomène comme la résonance de l’interprétation avec la sensation de la Lucidité, il y a beaucoup d’autres choses dont tu n’as pour le moment aucune idée. L’ultras gauche voit dans sa lutte avec les émotions négatives une vraie guerre avec des occupants, des envahisseurs, des vampires, qui se collent à nous, et ils prennent ça au sérieux – comme une vraie guerre. Tu pourras voir comment et de quoi ils vivent, tu pourras si tu veux, ressentir l’ambiance de leur recherche et leur lutte.
– Et tu n’aimes pas cette ambiance? Pourquoi est-ce que tu n’es pas un «ultra gauche»?
– J’interprète mes perceptions un peu autrement, en d’autres termes, l’interprétation résonnante qui se forme chez moi a l’air un peu différent.
– Mais comment….
– Nullement! – tous les trois ont éclaté de rire en même temps. – Pas de recettes! Il n’y a pas de vérité absolue, Maya, pas de «ligne de la partie dirigeante», pas de «en réalité». Le monde est tel que tu le perçois, et si nous avons la route à faire ensemble, c’est comme ça, sinon – tans pis. Nous sommes des voyageurs dans l’océan de conscience, et notre bateau c’est la sincérité, et les matelots c’est nos désirs.
Je ne sais pas pourquoi mais les larmes me sont venues aux yeux en entendant ces paroles.
– Kam, tu as dit «à la différence de beaucoup d’autres». Quoi – il y a d’autres créatures?
– Pourquoi n’y aurait-il pas d’autres créatures? – Michelle me murmure à l’oreille. – C’est ta religion de voir autour de toi seulement «la nature morte», mais la réalité est autre, tout à fait différente…
– Oui, c’est ma religion … et elle ne me plait pas.
Kam s’est calé sur des coussins et a continué à parler, et moi tantôt je regardais dans ses yeux, tantôt je dévisageais impudemment son petit corps bien proportionné, en m’exaltant de ce que je voyais, d’autant plus que les petits doigts de Michelle devenait de plus en plus fouineurs…
– Si tu te mets dans la bouche un morceau de tue-mouche pour le mâcher un peu, tu sentiras le goût amer et tu le cracheras – tu n’aimeras pas le goût. Quand j’éprouve une émotion négative, je la crache – je n’aime pas cette perception, et j’ai envie de la cesser. En crachant le tue-mouche, tu refuses de te mettre en contact avec la créature que tu perçois comme «la vue de tue-mouche, le goût de tue-mouche», néanmoins, tu n’arriveras pas à éviter complètement les conséquences de votre contact – pendant quelques heures tu auras mal au ventre. Une autre personne peut agir autrement. Elle remarquera que si on ne mange pas un tue-mouche cru, mais cuit, la colique au ventre n’est pas aussi forte, et les états de la conscience modifiée dans lesquelles elle se retrouvera lui paraîtront curieux. Exactement comme dans le cas avec le chien – si on l’approche pour lui tirer la queue lorsque, affamé, il ronge un os, on peut obtenir des sensations désagréables, et si d’abord on lui donne à manger, puis on lui caresse la tête, etc. – on pourra obtenir alors des sensations agréables.
– Je dois digérer tous ça… sinon je peux mordre.
– Tu digéreras… donc, en général, les gens traitent exactement comme ça leurs émotions négatives, comme cette personne traite le tue-mouche – ils essayent de leur redonner une telle forme sous laquelle elles ne mordraient pas à mort, seulement empoisonneraient tout doucement, et cet état d’empoisonnement – c’est-à-dire la conscience modifiée de manière correspondante – leur plait, de sorte dont les drogués aiment fumer et se piquer.
– Il s’avère donc que les drogues sont aussi de telles substances qui sont des manifestations de certaines créatures, d’une certaine conscience?
– Evidemment! Et elles ne sont pas moins «agressives» que la conscience qui se cache derrière les émotions négatives – c’est-à-dire que certaines personnes interprètent ses actes comme «une agression». C’est pourquoi on peut devenir dépendant de l’héroïne dès la première consommation pour ne plus jamais en sortir, et la marijuana rend aussi dépendant qu’on ne s’en défait plus, généralement. Les émotions négatives pareil…
– Autant que je sache, la marijuana ne rend pas dépendant, pourquoi tu dis qu’on n’en défait pas?
– Je sais ce que je dis, Maya… c’est rarement que la marijuana rend physiologiquement dépendant, c’est ça qu’on présuppose quand on dit qu’elle ne provoque pas de dépendance – pas de manque, rien de tel de ce qui peut être provoqué, par exemple, par l’héroïne. Mais il y a l’autre côté de la chose – la dépendance psychique. Sans marijuana le monde devient tellement gris … et le plus loin on va, le plus gris il devient, on veut replonger davantage dans la fumée de marijuana, et le moins de chances on a de pouvoir aller dans la direction qu’on veut, nous, et pas la drogue. La marijuana est une prison, une prison affreuse. Ses mures sont en caoutchouc, mais en dessous du caoutchouc se trouve de l’acier.
– Tu as dit «la direction que la drogue veut», tu veux dire quoi par là?
– Je t’en parlerai une autre fois.
Kaorou a regardé sa montre, appuyé sur quelques boutons, ensuite elle a sorti un calepin et un stylo de la poche de son pantalon et s’est mise à y noter de petits chiffres et petits caractères.
– Si vous êtes occupés en ce moment, je peux aller me balader, et revenir vous voir plus tard.
– Aller te balader? – Kaorou a levé les yeux pour me regarder. Maya, tu es dans le camp des «ultras», il n’y a pas de temps pour «aller te balader», ici personne ne «se balade», tu ira «te balader» dans les rues de Dharamsala, – Kaorou prononçait ses phrases sur un rythme lent, en accentuant le mot «balader» à chaque fois.
– Pourquoi as-tu autant de montres?
Silence.
– Quel âge as-tu? – le temps que Kaorou continuait à faire ses notes, Michelle est entrée en conversation. Une voix profonde et basse, j’aime bien… ses mains, j’aime bien aussi…
– J’ai 26 ans, et toi?
– Et moi – 6649.
– Je n’ai pas compris…
– Tu sais pourquoi tu as 26 ans?
– Pourquoi…
– Parce que tu dors, tu ne vis pas.
– Imagine que tu es un sprinter qui court cent mètres. Sur la distance de cent mètres tu vis un gros morceau de ta vie. Tu surveilles chaque instant – comment tel ou tel groupe musculaire se sent, comment le départ s’est passé, comment tu accélères, le stade avec ses spectateurs part en flottant, tu n’entends pas d’applaudissements, ni cris, – tout est concentré sur cette seconde même, sur celle là, n’importe laquelle de ces dix secondes est un roman entier, tu pourrais décrire en détail, sur deux pages, chacune d’elles… maintenant prenons un coureur qui court un marathon. Demande-lui ce qui s’est passé entre le quatre-vingtième et le cent quatre-vingtième mètre? Il fera de grands yeux et rigolera. Donc, nous on est des sprinters, nous n’avons pas le temps de courir un marathon, nous n’avons que 50-60 ans devant nous, et ce dans le meilleur des cas. Il y a aussi autre chose – c’est notre caractère qui fait que nous sommes sprinters, et notre tempérament. Je ne veux pas attendre l’éveil, qui m’atteindra dans 100 ou 500 ans – je veux vivre maintenant, et justement maintenant je veux être transportée par la plénitude de la vie, tu comprends? C’est pourquoi je ne mesure pas mon âge avec des années, c’est absurde et c’est impossible, d’ailleurs, parce qu’en ce moment je vis en une journée plus de choses que je vivais avant en un mois – c’est facile de voir dans mes journaux intimes, et moi aussi je le ressens. Je mesure ma vie en journées! Ma journée est divisée en «mois» conditionnés, puisque il y a 24 heures dans une journée. Les deux premières heures c’est janvier, les deux suivantes – février, et ainsi de suite. Chaque «mois» je me rends compte par écrit de ce qui s’est passé pendant ce temps. De ce que j’ai fait dans ma pratique, ce que j’ai réussi, et raté, quelles nouvelles pensées, idées, nuances de perceptions me sont venues, etc. Kaorou est en train de faire la même chose en ce moment – elle décrit des choses importantes, de ce qui lui est arrivé depuis deux dernières heures, de ce qu’elle a réussi à faire dans sa pratique. Que penses-tu d’une telle approche à la vie?
– Génial! C’est vrai que TOUTES les deux heures de ta vie il se passe quelque chose d’important?
– Oui. D’habitude, le compte-rendu du «mois» vécu occupe une page, parfois deux ou cinq pages, parfois quelques lignes, mais il arrive très rarement qu’il n’y a rien du tout, ce qui ne témoigne pas du fait que quelque chose s’est épuisé en moi, mais seulement du fait que j’ai «dormi» en laissant passer le «mois» en question.
– Donc, que Kaorou écrira-t-elle de ce qui s’est passé pendant les «deux dernières semaines» de son «mois», si elle n’a rien fait sauf me parler? Juste deux trois émotions négatives…
– Oh… je t’assure – elle notera beaucoup de choses dans son calepin, vraiment beaucoup, Maya! – elles ont éclaté de rire toutes les deux, Michelle m’a serrée encore plus étroitement en m’entourant avec ses bras et ses jambes, comme un ourson. – Tu te trompes si tu penses qu’elle n’a fait rien d’autre que te parler. Premièrement, la conversation en elle-même représente une certaine pratique, car n’importe quelle conversation est un mélange de désirs flottants, d’émotions, de pensées, d’inquiétudes, de stéréotypes et d’autres états. Seulement les gens ordinaires parlent en cédant tout simplement au flux de paroles, commun pour une situation donnée. Nous ne communiquons pas de manière «généralement admise» – ça ne nous arrange pas. Nous observons soigneusement chaque mot, en s’examinant à chaque fois – est-ce cela que je veux dire et faire? Et quant à ça? Ou bien c’est tout simplement le fait d’être entraînée dans l’obtention des impressions? Ou est-ce que je parle là parce que c’est inconvenant de garder silence? Et, bien entendu, nous veillons de façon extrêmement méticuleuse à ce que les émotions négatives n’apparaissent pas lors de la communication, nous faisons du polissage émotionnel. Ne crois pas que tu as en face de toi des êtres éveillés. Moi et Kaorou et d’autres personnes que tu rencontreras ici sont des êtres des plus mécontents, et tout ce qui nous distingue à présent d’une personne ordinaire c’est l’aspiration inébranlable de se tirer du bourbier.
– Et non, à ce que je vois vous n’êtes pas tout à fait des gens mécontents «ordinaires»… en plus, je sais ce que c’est que «le polissage émotionnel».
– Bien sûr qu’on ne pourrait pas nous appeler tout à fait ordinaires maintenant, mais les ultras n’aiment pas se mettre sur le tableau d’honneur. Nous aimons ne pas penser de manière suivante: «voilà, je ressens ceci et cela et la distance entre moi et n’importe quelle personne ordinaire est énorme», mais plutôt d’une autre manière, à savoir: «et oui, quelque chose est fait, néanmoins j’ai devant moi un énorme front, des espaces énormes d’états où je n’ai pas accès à cause de mon mécontentement, et la distance qui me sépare des êtres plus éveillés est énorme, mais surmontable».
– Et cela mène pas à la déception, à …
– Une telle position mène à des effets différents – y compris à la déception et l’inquiétude, mais en outre, à l’anticipation, la hausse d’aspiration, à l’augmentation de la sympathie à l’égard des êtres éveillés, la croissance du désir de sortir du marais, etc.
– Je comprends. Donc, la déception et d’autres fariboles, vous les éliminer, et vous soutenez et vous cultivez ce que vous aimez.
– Exactement.
– Je voulais poser une question sur le polissage émotionnel.
– C’est très simple. Si justement maintenant tu n’éprouves pas d’émotions négatives, ou plutôt tu penses que tu n’en éprouves pas, tu ne les remarques pas, et en même temps tu n’as aucune Sensation, aucun état éveillé, si tu ne ressens pas de ce rayonnement invisible comme s’il émanait de ta propreté émotionnelle, si tu n’as pas de sensation d’une exaltation douce particulière, cela justement veut dire qu’à ce moment là – lorsque tu ne ressens rien de tout ça – il y a un faible fond négatif en toi. Et malgré le fait qu’il est relativement «faible», néanmoins c’est un poison très fort, puisqu’il entrave la manifestation des Sensations. Les recherches actives permettent de révéler les émotions négatives ignorées auparavant, si elles n’apportent pas non plus de nouvelles découvertes, les Sensations ininterrompues étant toujours absentes, c’est le moment alors de se mettre à la pratique du polissage émotionnel, je ne crois donc pas que c’est l’affaire de l’avenir proche pour toi, Maya, quoique… je ne sais pas, c’est le problème de ton désir – par quoi tu vas commencer. Cette pratique consiste dans le fait que je me mets à faire des efforts pour éliminer des états négatifs au moment où ces états négatifs… paraissent d’être absents! C’est-à-dire qu’il me semble qu’ils sont absents, puisque si les Sensations sont absentes, les états négatifs ne le sont pas. J’applique ces efforts indépendamment de tout – si mon état est clair, gris, sombre ou autre, si j’observe en moi l’état énergétique négatif ou pas – je fais cet effort tout de même, comme si à ce moment là j’ai remarqué une émotion négative et je l’éliminais.
– C’est très important, très important, ce que tu viens de me dire, Michelle, parce que c’est cette pierre à laquelle je trébuche constamment… S’il n’y a pas d’émotions négatives, on dirait alors qu’on ne peut pas faire la pratique de leur élimination, quoi faire? Je ne me suis jamais posé la question quant à, effectivement, si je n’éprouve pas d’émotions négatives à un moment donné, pourquoi ma vie reste-elle grise? D’autant plus je n’ai jamais pensé qu’on peut éliminer les émotions négatives même quand il n’y en a pas…
– Pas «quand il n’y en a pas», mais quand tu ne les remarques pas!
– Mais oui, c’est ce que je voulais dire…
Michelle a instantanément échangé un coup d’œil avec Kaorou, a couvert ma bouche avec la paume de sa main et la tenait là le temps que Kaorou parlait, tantôt en caressant mes lèvres avec ses petits doigts, tantôt en les touchant avec sa patte.
– Maya, à chaque fois que tu dis quelque chose que tu ne voulais pas dire, à chaque fois il y a une raison pour ça. C’est une grande erreur que de penser que c’est juste un lapsus. Là toute à l’heure tu voulais dire «quand je ne les remarque pas», mais tu as dit «quand il n’y en a pas». En disant «quand il n’y en a pas», tu continues à te persuader, quoi que ça puisse paraître étrange, que, en réalité, il n’y a pas d’émotions négatives, et cela est incompatible avec la pratique. D’acc! – Kaorou s’est relevée. – Va te promener à Dharamsala, reviens là à six heures, maintenant je n’ai pas envie de m’occuper de toi.
J’ai jeté un coup d’œil à Kam, cela faisait assez longtemps qu’il ne participait plus à la conversation, et là il n’a pas réagi aux paroles de Kaorou. Le truc curieux c’était que je savais que j’allais me vexer à cause d’une telle impolitesse, à savoir qu’on me «chassait», ensuite je serais mécontente à cause de la vexation, par contre, en même temps, je ne considérais pas cette impolitesse vexante, au contraire, j’aimais bien quand les gens se disaient tout simplement ce qu’ils pensaient, sans employer ces béquilles, ces coussins, destinés à adoucir les paroles – mais la vexation a apparu QUAND MEME. Une obstination incroyable. Et oui… pour comprendre cette vacherie, il ne suffit pas juste vouloir, ni «comprendre tout» – il fallait quelque chose de plus… il me semblait que je savais ce que je voulais- d’abord je voulais connaître le travail de «commandos».