Le petit matin à Dharamsala. Des clairons tibétains lointains, le soleil poignant et froid, des coups sourds des tambours, la passion battant le pouls – des pensées de Taî m’ont réveillée. En effet, ce n’était pas des pensées, mais tout à fait autre chose… J’avais encore rêvé qu’il était à côté de moi, c’était à peine s’il a pu me toucher, et tout mon corps s’est enflammé. Je revis, aujourd’hui une nouvelle éternité a commencé, aujourd’hui le monde est différent, hier est si loin. Hier. Ce jour brûlera toujours dans ma mémoire, – hier j’ai éliminé les émotions négatives. Je ne sais pas comment j’y ai réussi. Je me suis entièrement transformée en désir, en passion, en une intention fervente de vivre. La ferveur m’a enflammée de l’intérieur, tout a brûlé pour parvenir au calme, un tel calme que je n’avais jamais ressenti auparavant. Oui, Dany, oui, ma tendre créature… oh! comment tu m’es proche en ce moment… je sais maintenant, moi aussi, ce que c’est qu’une joie calme. C’est les mots justes, moi aussi je sais maintenant que se tromper est impossible, il est impossible d’imaginer cet état, il n’y a aucun doute que c’était justement ça. Je continue à entendre ses répercussions, tout mon être se tend vers elles, s’ouvre à leur encontre. Dany, mon garçon…
Seulement vingt minutes de marche sur une route de montagne en partant de la place centrale de Dharamsala (Macleod peut être nommé une place avec une grosse marge) suffisent pour qu’on se trouve avec Lessi à Bagsou. Ici tout est complètement différent de Macleod Gange. Je ne saurais pas la décrire, la différence, mais je la ressens très clairement. Euh… Il n’y a presque pas de Tibétains, le temple de Hanuman, des gueules insolentes à la peau matte, pressant d’entrer dans leurs boutiques… C’est clair, c’est des Hindous qui habitent ici… Hier, le temps que je me promenais en matant les garçons (mes recherches n’ont abouti à rien, – que des monstres, et des monstres défoncés autour) je suis parvenue à comprendre-apprendre-ressentir que, bien qu’il n’y ait pas de telle animosité entre les Tibétains et les Indiens comme entre l’Israél et la Palestine, mais tout n’est pas aussi paisible comme les touristes veulent croire. Les Tibétains tiennent les boutiques les plus chiques, – de l’argenterie, des souvenirs, des fringues, de la musique. Les Indiens vendent des légumes et dirigent des rickshaws et des taxis. Des garçons tibétains se promènent avec des filles européennes dans leurs bras, les Indiens les dévisagent avec mépris et convoitise. Les Tibétains ont l’air des gens satisfaits de leur vie, les Indiens ont l’air de laisser mûrir quelque chose, à savoir – un mécontentement incertain, une haine stagnante (voilà un terme bien choisi aussi).
… Bien, allons vite vers la cascade, – en passant en dessous de l’arc pittoresquede la porte du temple, devant le Hanuman sans personnalité (je n’ai toujours pas réussi à comprendre l’hindouisme), en contournant la piscine en pierre, pleine d’Indiens prenant un bain, par un tourniquet métallique (qu’est-ce qu’il fout là? ), avec un garçonnet morveux suspendu dessus, – vers les montagnes.
Un sentier large amène là haut, des points couleur framboise se font entrevoir au loin – des moines vont aussi dans les montagnes. Nous accélérons nos pas pour dépasser une foule d’Indiens en sueur, qui montent lentement en grandes familles, en gémissant et en parlant sans répit, et leurs familles sont vraiment grandes.
Ca tombe bien qu’on peut rester silencieux à côté de Lessi. Parfois elle demande qu’on s’arrête, elle roule de fines cigarettes pour les fumer sans aspirer, en laissant la fumée sortir de sa bouche de façon marrante, la mine sérieuse. J’aime bien être tout simplement à ses côtés. Sans la regarder, juste en écoutant mes sensations, là – à l’endroit où Lessi est assise, un printemps précoce commence – début avril, l’air frais et humide, le bitume foncé, sur lequel des ruisseaux coulent, des arbres noirs d’humidité, la lumière fine du soleil à travers le voile de brouillard printanier, l’anticipation d’une puissance prenant de la force.
Il fait chaud. Cela nous plait de monter vite, quoi que nous soyons toutes trempées de sueur. Quelqu’un nous appellent, mais nous ne nous retournons pas, – pourquoi, si nous savons ce que nous voulons?
Le café de Siva. Des arbres de marijuana, des plantes aux visages humains, une petite piscine avec de l’eau bleue, des images multicolores sur des cailloux, certains jouent aux échecs (je jette un coup d’œil car je ne peux pas m’empêcher de passer à côté d’un échiquier sans y faire attention, – et oui, qu’est-ce qu’il faut être défoncé pour placer le roi dans cet endroit en plein milieu du jeu! ), les uns se vautrent sous le soleil, d’autres sous des arbres…
J’espère qu’on continue à monter? Apparemment Lessi a remarqué ma stupéfaction et m’a légèrement poussée sur le sentier. Nous avons quitté le sentier pour descendre vers la cascade et bientôt, en sursautant sur de gros cailloux, lavés par un ruisseau montagnard, nous sommes montées sur un grand plateau en pierre, situé à côté d’un tout petit lac au milieu des cailloux, dont la profondeur allait à peine jusqu’à ma taille.
J’ai enlevé mon maillot trempé avec soulagement, en tendant mon corps échauffé par l’ascension à un vent léger mais sensiblement frais. Lessi s’est déshabillée en un clin d’œil aussi, je pouvais à ce moment-là mater son petit corps maigre à la peau matte, ses gambettes sveltes et longues, ses petits seins avec de gros mamelons roses… En enjambant adroitement des pierres pointues, elle est entrée dans l’eau, frémissant légèrement du froid, ensuite elle a plongé en poussant un petit cri. Inspirée, je l’ai suivie.
!!! Comme l’eau est glaciale! Glaciale jusqu’à brûler! Surprise, j’ai poussé un cri tellement fort que Lessi a éclaté de rire.
– Tu ne t’y attendais pas, hein?
Propulsée comme une balle, j’ai couru pour sortir de l’eau, en me recroquevillant en une boule tressaillante ; j’ai trouvé un grand foulard sur lequel j’allais m’allonger pour me faire bronzer.
– Je n’en reviens pas!
Lessi a de nouveau éclaté de rire.
– Tu as une de ces mines, je te dis pas! – elle m’a regardée pendant encore quelques secondes, puis elle a vite perdu l’intérêt et s’est allongée sur une grande pierre plate chauffée par le soleil de midi.
Finalement, je me suis réchauffée, j’avais presque (ce presque était tellement agréable) chaud. Mon calepin, baladeur, une pierre chaude, le bruissement de la cascade, les montagnes, le soleil, – je pourrais y rester ad vitam aeternam.
Le bruissement de la cascade amène dans un assoupissement doux des images qui se succèdent rapidement et s’entremêlent avec de la chaleur du soleil, la musique se joint à un rire sonore et des fragments des phrases provenant des rêves. … Là, c’est là! … la cascade, la musique… Maintenant! … ce n’est qu’un rêve… c’est bon… un jour le soleil m’emportera pour toujours.
Je ne me suis pas rendue compte que quelques heures se sont écoulées. Je n’ai rien noté. La fraîcheur amenée par le déclin du jour m’a rappelé discrètement qu’il était probablement temps de partir, en outre, ça n’aurait pas fait de mal de casser une croûte, et peut-être je trouverais un garçon ce soir là, c’est génial de pouvoir faire ce qu’on veut.
Je me suis étirée en écartant mes bras, – c’est génial! … Tout a changé de nouveau, – la cascade grondante, en jetant des reflets de soleil aux multiples facettes, se précipitait en descendant vers la plaine lointaine en un torrent unifié de cailloux humides, d’eau et de montagnes, couvertes de buissons. La chaleur du soleil, emportée par le souffle des glaciers invisibles, tellement ils sont loin, tourne autour en appelant jouer… La vie est totalement différente lorsqu’il n’y a pas d’émotions négatives! Aurais-je pu imaginer ce que je ressentirais plus tard? Je ne saurais même pas le décrire, tellement cela dépasse toutes les attentes et prévisions de ce que je puisse ressentir. Mais comment y rester? Il n’y a aucun autre moyen, – seulement l’élimination des EN, que ça. Quelle rage est en moi, maintenant que je sais pour QUOI je veux me battre. Maintenant je pense de nouveau que ce sera toujours comme ça, que rien ne peut plus changer, mais ça s’est passé de maintes fois auparavant, et des EN réapparaissaient, sans moindres lueurs de CA. Ainsi, cela peut durer sans limites! J’attends tout le temps que autrement est possible, qu’il suffit de peu pour que tout arrive tout simplement, sans effort. Une telle attente égale la mort… Même pas, c’est la mort. Quand je commence à me battre, à ce moment-là CA y est! Il y a déjà quelque chose d’un autre monde, d’une vie tout à fait différente. C’est incroyable! Une découverte extraordinaire, peut-être la plus importante du dernier temps.
– Tu es si belle, Maya.
– Ah bon? Et tu la vois comment, cette beauté?
– Ben, je ne sais pas… Par exemple, hier soir tu es devenue tellement rasante. (Hein,elle l’a remarqué! … j’ai honte). Et maintenant tu es différente. Tu changes beaucoup, – Lessi ressemble à une gamine stupéfaite par un miracle. Elle a changé aussi.
En rampant je me suis approchée d’elle tout près pour la regarder droit dans les yeux. Une vague de fraîcheur printanière a enveloppé tous les gestes, soudainement Lessi m’a prise par les épaules en me posant avec force sur le dos. J’ai ressenti le pouls battre dans les tempes, provoqué par des saccades d’excitation, le souffle est devenu irrégulier. Lessi… D’un ado gauche elle s’est transformée en une petite sorcière aux yeux autoritaires et tendres caressant mon corps avec des regards lents… Des baisers innocents et profonds sur les joues… j’ai envie de gémir. Des doigts fins frôlent à peine les clavicules et descendent vers les seins… En me cambrant du plaisir poignant et insupportable… le volcan d’orgasme imminent se resserre… Stop! … Stop, Le Petit Renardeau, sinon je vais jouir… Comme ça… Encore! Avec la paume de la main chaude elle appuie sur mon front, avec l’autre main elle presse sur ma poitrine en regardant dans les yeux… Le printemps, fin avril. Des arbres humides, la terre molle, le ciel doux, soyeux et gris, – les flots de l’océan profond, s’entremêlant en d’énormes spirales à peine perceptibles… La dernière limite de la floraison, le point culminant de printemps, à la frontière avant le début insonore et insoucieux de l’essor… Combien de temps ce «maintenant» peut-il durer? … Serait-il vrai?????!!!
Nous rentrions par la route assombrie, en frissonnant de temps en temps, surprises par des moto rickshaws assourdissant, filant à grande allure. Ce matin là est passé il y avait si longtemps, j’essayais de me rappeler, de coordonner ça avec la perception du temps habituelle, mais je n’y arrivais pas, – j’ai été projetée, telle un bouchon, sur la route assombrie, menant vers des points lumineux, et reflétant le ciel haut du crépuscule. Les pensées avaient l’air de geler, je n’avais aucune force pour les raviver. Le tournoiement doux et chatouillant d’exaltation dans un corps vide et mou… Pour quelques instants le corps disparaissait, – de minuscules étincelles argentées dans l’espace transparent et épais, et chacune émanait du plaisir… Commet pourrais-je décrire ça? Tout et toutes les perceptions visuelles se transformaient aussi en ces étincelles – légères, brillantes et rafraîchissantes… La liberté! Je veux être libre! Tu m’entends??? Hein??? … Le ciel haut, un regard brûlant, un appel ardent. Tu m’entends???
– Lessi, je voudrais maintenant passer un moment dans un monastère quelconque, tu sais si c’est possible?
– Oui, je te montre la route. C’est juste à côté de la résidence de Dalaï-lama. C’est chouette par là le soir, – il n’y a personne… Mais il n’y a pas de chant non plus. Et pendant la journée – si. Quatre moines tous les jours. Et lors des pūjās et d’autres fêtes, tous les moines se rassemblent. On peut rester à côté d’eux.
– Ah bon???
– C’est quoi qui t’étonne ainsi?
– Je ne suis pas vraiment étonnée… Bien que, si, entre autre. Est-ce possible de parler aux moins aussi facilement que ça?
– Ben oui… C’est juste qu’ils ne parlent pas anglais. A l’exception près.
– Je recherche une personne, c’est sûr qu’elle parle anglais.
– Ah, d’accord… Alors, je t’accompagne.
– Tu n’es pas vexée que je t’abandonne?
– Si, un peu. Mais je ne veux pas que tu restes parce que je suis vexée. Ca ne me plait pas que je me suis déjà un peu attachée à toi, je veux alors moi aussi rester maintenant toute seule. Regarde, tu suis cette route tout droit et tu arriveras au monastère.
– Sois pas triste, petite.
Des escaliers, des marches, des tournants, on pourrait se perdre ici… Ah, voilà! Dans la grande cour, dallée en carreaux de pierre, des moines se promènent lentement en égrenant des chapelets. Sous les réverbères des moines sont assis aussi et, en dodelinant légèrement du corps, lisent des livres tibétains d’une voix chantante. Chacun est concentré sur sa pratique. Pas de bavardage, ni d’amicalité, ni de contentement, en même temps l’ambiance n’est pas morose, comme celle des rances églises orthodoxes, – rien de tel. Cela ressemble plutôt à un institut scientifique où tout le monde est préoccupé par ses recherches, pourtant le sérieux du travail ne rend pas les gens bourrus et insociables. En me voyant, un vieux moine a fait un grand sourire, a cligné de l’œil et continué son chemin, en chantonnant doucement «Om Mani Padme Houm». Je me sens comme chez moi ici! Et en même temps je sais pertinemment que c’est pour la première fois que je visite un monastère tibétain. De vives images, ressemblant tellement à des réminiscences, se sont mises à tournoyer en un tourbillon multicolore. Je me suis assise sur un banc en métal, de là je pouvais contempler la plaine, s’étendant au loin jusqu’à l’horizon qui disparaissait dans la nuit tombante.
Cellule de moine. Une petite fenêtre, inondant de soleil des murs clairs ainsi que quelques objets simples, à savoir: une natte, une légère couverture, une écuelle en bois, un chapelet long rouge foncé. Une grande salle, un Bouddha en or, un dodelinement du corps monotone et fascinant, des coups sonores des cymbales, résonnant en écho dans le corps vide telle une cloche… Un trône jaune brodé en or. La vénération. Une joie exubérante. Dalaï-lama! Le visage, comment est-il son visage? Je n’arrive pas à me le rappeler.
J’ai bondi du banc avec la ferme intention de tout élucider tout de suite. Je me suis approché du premier moine qui passait pour lui dire que je voulais rencontrer Dalaï-lama. Son visage s’est épanoui, il a appelé d’autres moines, finalement on a trouvé parmi eux un qui parlait à peine anglais.
– Sa Sainteté n’est pas à Dharamsala en ce moment. C’est possible qu’il rentre la semaine prochaine et accorde une audience publique.
– Vous connaissez Lobsang? Est-ce qu’il y a Lobsang parmi des hauts lamas?
Ils ont échangé un coup d’œil et haussé les épaules.
– Je cherche quelqu’un proche de Dalaï-lama.
– Peut-être Sa Sainteté Karmapa?
– Comment le trouver? Puis-je le rencontrer?
– Oui, bien sûr. C’est facile – il faut aller à la basse Dharamsala.
– On peut le rencontrer facilement?
– Ben oui… Il accorde aussi des audiences publiques trois fois pas semaine, et c’est très facile d’y assister. Tu peux t’en renseigner au bureau, c’est à côté de l’hôtel Tibet à Macleod. Mais c’est samedi aujourd’hui, donc il faudra attendre cinq jours.
– Cinq jours? Ok, d’accord, merci… Où habite Sa Sainteté Dalaï-lama?
– Par là, – les moins ont indiqué les portails pas loin de là.
La conversation avançait difficilement à cause de leur anglais, j’ai compris que, à part de cette information officielle, je ne pourrais apprendre rien d’autre, légèrement déçue alors par ça et le fait que Dalaï-lama était absent de Dharamsala, je me suis dirigée vers les portails.
La garde composée d’Indiens de grande taille aux visages indifférents et avec des fusils de l’époque de la Première Guerre Mondiale a jeté un regard dans ma direction. Je leur ai posé la question si je pouvais passer à l’intérieur… Bien sûr que non. Hein, en plus, ils s’excusent… Bon, alors, les garçons, la bouffe (zut, il se trouve que j’ai une faim de loup! ), Internet… Peut-être devrais-je aller retrouver Lessi?