Des filets lents et denses de l’eau rougeâtre aux nuances pourpres s’entrelacent avec des berges hautes et abruptes qui rejoignent le ciel très proche en un tapis fleuri, le ciel se tordant en des spirales de l’extase. Taî m’a amenée ici, je sens qu’il est tout près… Et Sart, et Kam, et Kiara, – comme s’ils étaient tout le temps quelque part tout près… Peut-être là, derrière le méandre suivant du corps de la rivière? … Pourquoi ces rêves sont-ils aussi passagers? Ils me remplissent avec de l’anticipation, – si je n’arrive pas à les trouver en veille, je les trouverai dans le sommeil. Cette certitude bizarre et irrationnelle ne me quitte pas depuis quelques jours. Je ne parviens pas à me rappeler ce qui l’a faite apparaître. Là, tout de suite, je me retournerai et je les verrai…
Dharamsala. Je ne m’en suis même pas aperçu comment j’avais passé quinze heures dans le car. Un matin ensoleillé à Macleod Gange, des ruelles étroites partent de mes pieds dans tous les sens, l’odeur lointaine du feu de camp, la fraîcheur des montagnes pénètre le corps en fourmis. Où aller? Je prends la première direction qui vient en sentant que c’est exactement là où il faut que j’aille. J’ai même failli courir en sursautant – c’est le sac à dos qui m’a freinée.
Quels visages! Des femmes, des enfants, des moines et des vieillards, – c’est tout à fait un autre monde. A quel point c’est évident après l’Inde bruyante et bariolée. Le petit Tibet, qui rêve de la liberté. J’ai envie de sourire à tous les passants, en regardant dans leurs yeux bridés et rayonnants, d’être parmi eux, de devenir le plus proche possible à cette autosuffisance ensoleillée qui a tourné le regard à l’intérieur de soi.
Voilà, il me semble que j’ai trouvé l’endroit où je veux vivre, – un petit cottage rouge pas loin de la route, aux fenêtres blanches grillagées grand ouvertes sur des montagnes éclairées, matinales. «Tanière en chocolat», – ainsi s’appelle ce petit endroit, avec un petit café cosy au chocolat, des marches en pierres, descendant entre des arbres montagnards vers une petite clairière verte, sur laquelle une fillette à la peau matte, les paupières plissées, prenait un bain de soleil.
La maîtresse m’a étonnée avec tout – son anglais parfait, son physique italien, le gestuel libre et expressif, que je n’ai jamais vu chez les femmes indiennes. Elle m’a amenée si promptement à l’étage le plus haut que je n’ai pas eu le temps d’en revenir, quand j’étais déjà assise dans un appartement luxueux selon les standards indiens et j’étais heureuse qu’il y avait tout le nécessaire pour la vie, même un frigo et une cuisinière à gaz.
Le petit diablotin en moi brûlait de nouveau d’envie d’aller dehors, comme dans l’enfance, lorsque à tout moment j’avais été prête à bondir de ma place pour partir en une aventure captivante, même si ce n’était que derrière le coin de la maison. L’escalier métallique en colimaçon retentissait sur toute la petite cour, quand je descendais, et il se taisait pompeusement quand je sautais sur l’herbe en partant des dernières marches.
La petite clairière avec son hôte blonde me dévisage avec curiosité, avec ses ombres murmurants et les rayons de soleil folâtres.
– Tu cours où comme ça? – les yeux bleus m’étudient d’un regard aussi clair que le ciel de ce matin.
– A l’encontre de la vie? Tu es qui?
– Je suis Lessi.
– Quel prénom doux! Tu habites ici?
– Oui.
– Viens chez moi aujourd’hui.
– D’accord.
– Plutôt vers le soir, OK? Vers cinq heures, d’accord?
– OK.
– J’y vais! N’oublie pas de venir, ok?
– Je n’oublierai pas.
Lessi… J’ai failli la choper pour amener avec moi, je voulais lui demander qu’elle me montre tout par là, mais j’ai vite compris que ce n’était pas bon, c’était pas ça du tout, que si je le faisais là, tout allait finir tout de suite par l’ennui, le quotidien, la grisaille. Comment ça se fait? Pourquoi quand je pense qu’elle viendra me voir ce soir, il y aura quelque chose de sonnant et rayonnant, et si je restais là avec elle ou si je l’emmenais avec moi, je suis sûre qu’il ne se passera rien de tel?
Je vis tout le temps de sorte comme si je passais de point A au point B, c’est un mouvement à la ligne droite. C’est comme si j’étais emmurée dans cette ligne droite, quelle différence alors quand le point «Lessi» apparaîtra sur cette droite? Une heure plus tôt ou plus tard… Que c’est morbide tout ça! Comme si j’étais serrée de tous les côtés avec des plaques en béton qui ne me permettaient que ramper.
Des désirs vivants – c’est ce qui enlève ces plaques en ouvrant le monde-aventure! Je ne sais pas ce qui m’attend derrière le pas suivant, et chaque mouvement est le choix de la réalité dans laquelle je vais me retrouver l’instant suivant, c’est la prise du nouveau dans lequel chaque tournant compte. Il suffit juste d’être distrait légèrement et tomber de la vague du désir vivant que presque tout de suite on rentre dans le monde du quotidien. Et oui, – ça aurait été deux vies complètement différentes, – avec Lessi maintenant et avec Lessi qui viendra ce soir. Pourquoi est-ce comme ça? Je ne sais pas, je n’ai aucune explication, mais j’ai cette lucidité qui mène en un fil doré vers de nouvelles découvertes.
Deux nonnes très jeunes, aux têtes rasées, ont apparu en courant, elles ont franchi les portails ornés de gueules des divinités indiennes aux expressions féroces. En tenant le bas de leurs robes couleur «bordeaux» et en éclatant de rire, elles se sont mises à descendre précipitamment le long de la route encore mouillée par la rosée nocturne, elles gazouillaient quelques chose en une langue enchanteresse et chatoyante, je souhaiterais tellement savoir de quoi elles parlaient, à quoi elles pensaient, de quoi elles vivaient… Le vent remuait des petits drapeaux à la symbolique tibétaine, le soleil se reflétait sur le bâtiment jaune clair du monastère, établi sur le sommet d’une petite colline entourée de sapins montagnards et d’épicéas aux pattes hardies.
Le ciel là haut se disperse en une volée de corbeaux annonçant au monde une nouvelle importante. J’ai envie de marcher lentement en écoutant chaque pas, – un bouton éclosant à l’intérieur, l’élément explosant en profondeur.
Une compagnie bruyante de chiots maladroits se verse d’une baie de la porte garnie d’une couverture, ornée de broderie. En hérissant leurs queues, en jappant et en se mordillant les uns les autres, ils courent autour de moi pendant un moment, mais à l’instant où une chienne noire aux yeux rusés et avec deux rangées de mamelons tirées, couleur marron foncé, apparaît sur le seuil, ils oublient tout et se ruent sur elle en réclamant de l’attention et à manger. La tendresse a éclaté juste au milieu de la poitrine et a recouvert toute cette compagnie des bêtes de minces filets, en faisant appel avec sollicitude à leur chaque mouvement.
Même les vaches sont différentes ici! Ou bien c’est que j’aime tellement cet endroit? … C’est curieux, comment pourrai-je retrouver Lobsang? Pourrai-je? Dany m’a écrit qu’il était pressé de rentrer en France, je ne sais toujours pas ce qui lui était arrivé. Je ne sais même pas comment est Lobsang… Est-ce possible que juste derrière les portes de ce monastère le miracle se produise? Est-ce vrai que juste ici le travail joyeux et incessant sur soi ait lieu, le travail qui mène pas à pas dans d’autres mondes? Avec cette pensée une vague chaude est montée en partant des jambes et en baignant tout le corps de l’intérieur avec une flamme rougeâtre.
Je suis étrangement fatiguée par cette densité de perceptions. Je n’ai jamais pensé qu’on puisse être fatiguée du bonheur, et maintenant j’ai envie de me détendre, passer dans un magasin, penser à des bêtises. J’ai envie de m’abrutir! Bien manger, acheter un nouveau petit maillot, écouter de la musique dans cette boutique par là, ouverte sur la rue avec du chant éloigné des moines tibétains. Des garçons autour… Qu’est-ce qui m’arrive? Je ne sais même pas à quoi m’accrocher, peut-être devrai-je me faufiler dans un monastère quelconque pour m’isoler un moment? Est-ce possible? Je me demande. Il faut trouver un endroit convenable… Des garçons, des filles. Lessi. Elle viendra aujourd’hui.
Je reviens quand même vers la bonne nourriture, la musique, les garçons. Je plonge.
– C’est quoi «momo»?
– Momo? – le jeune serveur tibétain m’a regardée avec curiosité, – tu ne connais pas? Ben… Momo c’est momo. Je peux te montrer si tu veux.
– Vas-y.
Deux minutes plus tard il apporte des raviolis dans une assiette.
– Ah, je vois! J’en veux. Avec des pommes et du miel… Et c’est quoi du pain tibétain?
– C’est une sorte de galette, vide à l’intérieur… C’est très délicieux, tout le monde aime…
– D’accord, je la prends, avec du fromage. Et ce gâteau au chocolat par là. Et du chocolat chaud aussi.
– Tu aimes tellement les sucreries? – il me regarde avec de l’admiration enfantine.
– Ouais.
Le petit café avec des tables en bois massif, frappées par les rayons de soleil, et un coin aux ordinateurs séparé par une cloison, était presque vide. Sur le mur il y avait une grande affiche avec des lettres en rouge – «Nous ne vendons pas de produits chinois». Bien sûr!
Les chinois, tel un virus résistant aux antibiotiques, ont occupé le Tibet et, vu la situation, ne diminueront pas leur pression jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une calvitie criarde à la place du Tibet, sur laquelle ils pourront ériger leurs monuments infernales des leaders communistes et des baraques pour toute hétérodoxie. Depuis leur invasion du Tibet les chinois ont détruit six milles monastères et ont tué un million deux cents milles de moines tibétains! Un million!! Les tibétains ne sont que 6 millions. La répression totale de toute manifestation au caractère national, la discrimination extrême dans la vie sociale, des années de prison, des tortures, des peines de mort en masse, la stérilisation des hommes et des femmes – c’est ce qui représente la vie des tibétains qui n’ont pas réussi à fuir le Tibet à temps. D’ailleurs, le Tibet n’existe plus, il y a maintenant la province tibétaine de la Chine.
Le monde est aveugle et indifférent, juste une pauvre poignée de fous ne s’en fiche pas en raison quelconque de ce qui se passe au Tibet. Mais cela ne change rien. Qui s’opposerait à ce géant économique mondial – la Chine? A quoi bon? Pour des tibétains quelconques… mais non, les dollars prévalent. Le dalaï-lama s’est vu refuser le visa pour la Russie – c’est plus tranquille comme ça, pourquoi énerver nos camarades chinois? Le contrat de vente d’avions de chasse est imminent, le gaz aussi, l’électricité… au diable Dalaï-lama, tout compte fait, la Russie est un pays orthodoxe, on n’a pas besoin de tous ces… La violence? La discrimination raciale? Les tortures et la terreur? Ce n’est pas bien, bien sûr,… mais nous ne donneront pas de visa à Dalaï-lama quand même. Quoi? L’entente de chacal avec de la violence et la discrimination raciale? Mais non, qu’est-ce que vous croyez – ce n’est que du raisonnement stratégique pour le bien de notre peuple qui a beaucoup souffert.
Lessi, Lessi, un renardeau, une fillette… Je vais me pieuter, et quand je me réveillerai tu seras là. N’est-ce pas? … Ca se trouve que j’étais fatiguée par la nuit dans le car, – au moment où je me suis allongée sur le lit, j’ai été comme pressée contre le lit, les yeux se sont recouverts d’un brouillard lourd et doux… C’était agréable de s’endormir en pensant au diablotin blond de la clairière de ce matin, même s’il ne resterait qu’un vif souvenir… Ca ne changera rien si tu ne viens pas, rien, ma petite… Comme le silence de l’océan du sommeil est profond, comme si je te serrais contre ma poitrine, en pressentant l’odeur de ton corps, – c’est l’odeur de la tendresse.
Le toc-toc à la porte m’a paru bizarre. Il avait l’air d’un toc-toc ordinaire, j’étais sûre que ce n’était pas Lessi, c’était plutôt quelqu’un de désagréable… Et bien, – c’était un Indien aux yeux rusés, le valet de la maîtresse du cottage. En souriant de manière tout à fait dégoûtante et en me vissant avec ses petits yeux froids, il m’a demandé mon passeport. En l’observant avec suspicion, je lui ai dit que j’apporterais le passeport moi-même. Ce type, selon mon ressentiment, était capable de beaucoup de choses, bien qu’il soit secoué par l’inquiétude allant jusqu’à la peur. Plus qu’une fois, derrière les masques de personnes pitoyables et timides, j’avais vu des monstres et des dinosaures tellement méchants, que je ne croyais plus à des apparences intimidées, sans défense. Est-ce seulement une combine rusée de la malice, forcée de se cacher pour continuer à exister sans obstacle?
Voilà Lessi!
– Viens avec moi sur le toit, tu vas aimer, j’y passe toutes les soirées. C’est le coucher du soleil justement, – sa voix ressemble à un ruisseau clapotant dans le soleil de l’aube. – Prend un vêtement chaud pour te couvrir.
Du toit rond et plat on pouvait contempler les montagnes, la plaine rêveuse en bas, le monastère, presque entièrement enveloppé par le crépuscule, les montagnes en face étant enflammées par l’or rouge du soleil couchant. Les sommets tout proches des manguiers automnales et des peupliers montagnards cachaient dans leurs rameaux les jeux des oiseaux au déclin du jour. Dharamsala allumait ses feux, et là devant nous il y avait un précipice vert foncé, scintillant avec ses lumières et plongeant dans la mer lointaine des lucioles dans la plaine.
Nous n’avions pas envie de parler… Doucement d’abord, même un peu timidement, le monastère nous touchait avec le chant de chœur féminin, mais quelques minutes plus tard des voix nouvelles s’y joignaient, et puis encore, et encore! C’était si facile pour moi d’imaginer ces nonnes fillettes nonchalantes, devenues à l’instant concentrées et sérieuses, – c’était comme ça que je percevais le chant tibétain. Je ressentais en moi le même élément, – un calme miroitant, une tempête grondante, des vagues en écume, ensoleillées, des rides argentées et douces.
… Comment trouver Lobsang?
– Tu n’as pas froid, mon petit? – j’ai serré Lessi contre moi, et elle, telle un chaton, s’est mise à son aise.
– Si, j’ai un peu froid… J’aime bien la chaleur, mais pas quand il fait trop chaud.
J’ai tout le temps envie de printemps.
– Ah oui? Et moi, j’ai envie d’automne! Justement comme ici en ce moment. Là où j’habite, un tel automne n’arrive que quelques jours par an.
– Bientôt ce sera trop chouette sur l’océan. Tu es allée à Goa?
– Non, pas encore.
– Il fait chaud en ce moment par là, mais en décembre il fera si léger et frais le soir.
– Léger? Tu veux dire quoi?
– Ben… C’est quand on ne remarque pas quel temps il fait, quand il ne fait ni chaud, ni froid…
– Et oui, je comprends, j’aime aussi quand c’est léger, puisque ce n’est pas tout simplement une sensation, il y a autre chose, une sorte de sensation cristalline, je dirais…
– Tu as bien dit – une sensation cristalline! … C’est vrai ça ressemble à du cristal, – elle s’est serrée contre moi encore plus fort.
– C’est pas vrai, tu voyages toute seule?
– En ce moment, oui.
– Tu as quel âge?
– J’ai seize ans.
– Seize ans???
– Ouais. J’y suis venue avec mes parents, ils se sont rencontrés ici, à Goa, je venais ici avec eux tout le temps, depuis ma naissance… Et ma copine était avec moi aussi.
– Ta copine? Tu veux dire une copine ou ta petite amie?
– Ma petite amie. Je suis lesbi.
– C’est incroyable! C’est la première fois que je rencontre une fille qui dit si ouvertement qu’elle est lesbi. Et tes parents, ils le savent?
– Oui, et ça leur plait que j’ai une petite amie. Mon père a dit que quand il avait seize ans, il avait un petit ami aussi, et il croit que c’est mieux – d’obtenir d’abord une expérience homosexuelle et ensuite de baiser des filles (c’est tellement inattendu d’entendre le mot «fuck» de sa bouche)… Et le contraire est vrai aussi, bien sûr.
– Ah oui? C’est incroyable, tu n’arrêtes pas de m’étonner! Et qu’est-ce qui est arrivée à ta petite amie?
– On s’est embrouillées. Au début, on voulait que nos relations soient ouvertes, que elle et moi, on puisse baiser avec d’autres garçons et filles… Mais quand j’ai trouvé un copain… même pas un copain, mais tout simplement un garçon pour une nuit… elle est devenue tellement jalouse, qu’elle n’a pas pu me le pardonner. Et moi, j’ai compris que je ne pouvais pas vivre comme ça, car j’aime baiser, et je ne veux pas être qu’avec elle… Et je ne voulais plus jamais voir sa jalousie. C’était horrible, elle pleurait, criait, elle m’a même tapée plusieurs fois. Là je lui ai dit qu’elle parte, parce que après ça on ne pouvait plus rien à voir ensemble. Tu me comprends, eh?
– Bien sûr. La jalousie est la mort de tout ce qui est vivant, un poison pire que le cyanure de potassium.
– Exactement! – elle a éclaté d’un rire un peu rustaud.
-Et tes parents alors, ils t’ont laissée aussi facilement ici toute seule?
-Oui, ils ont dit qu’ils voulaient que je reste ici pour six mois de plus, pour que je fréquente des soirées de toutes sortes, que je baise avec des garçons et des filles…
– Lessi! Je ne rêve pas? Parle-moi de tes parents.
– Ils ont été hippies…
– Ah, je comprends maintenant.
– … ont vécu quelques années à Goa, tout simplement dans une tente de toile, et même pas dans une tente, mais sous un filet anti-moustique. A l’époque, Goa était différent, il n’y avait pas de touristes, ni d’hôtels. Je me rappelle de certaines choses, mais pas très bien… Quand j’avais treize ans, les parents m’ont donné de la marijuana à goûter.
– Ils la fument eux-mêmes?
– Toute leur vie. C’est une philosophie entière pour eux. Mais je suis différente. Je n’aime pas les drogues, ni les soirées, ni la plupart des garçons non plus… Je veux faire l’amour seulement quand il y a un bon sentiment.
– Un bon sentiment?
– Oui. C’est quand tu regardes une personne et tu n’as pas de doute que tu as envie d’elle, comme si tout en toi se mettait à s’attirer à elle.
– Bien sûr que je sais! Tu as réussi super bien de l’exprimer – un bon sentiment. Et quant aux filles?
– Les filles me plaisent plus souvent, je pense même que je ne baiserai plus avec des garçons, il y a quelque chose pas bon dans ça…
– Mias non, Lessi, c’est tout simplement qu’il est difficile de trouver des garçons doux. Mais j’en ai rencontré… Viens, on va prendre du thé chez moi, le temps semble refroidir beaucoup.
– Ouais, mais regarde quelles étoiles!
Mais ce ne sont pas les étoiles qui me préoccupaient, – soit le doute, soit le mécontentement de moi-même, soit la grisaille, ou bien tout ça ensemble – quelque chose tâtait le chemin quelque part au fond du ventre en tendant ses tentacules vers ma poitrine et la gorge. Il me semblait que même la déception s’y mêlait, – je m’attendais à voir Lessi en une fillette tendre et délicate, pourtant elle se montrait de plus en plus vivement comme un ado maladroit au rire perçant, quoi que à des moments elle soit devenue un vrai chaton. Les attentes, toujours les attentes – c’est ce qui amène la déception, c’est ce qui m’obstrue le monde. C’est comme venir dans un jardin fleurissant avec un couvercle sur le nez, sensible seulement à une odeur, et en faire le tour, l’air mécontent, en se disant que tout est gris, insipide, sans odeur…
Et quoi maintenant? Maintenant je ne sais pas ce que je veux – soit rester avec Lessi, soit arranger un rendez-vous avec elle pour demain, pour prendre le temps à comprendre mes désirs. Oui, je ferais ça plutôt. Le thé! Je l’ai invitée moi-même. Ben, quinze minutes de plus ne changeront rien… Je ressens en ça, bien que faiblement, quelque chose de pénible, je me suis souvenue des rencontres avec mes copines à Moscou, – je les avais invitées moi-même, mais lorsqu’elles venaient, ça devenait ennuyeux et gris, je ne voulais que rester assise tranquillement ou même les virer, mais la peur de solitude et la politesse ne me laissaient jamais discerner ce que je souhaitais vraiment.
– Ouaou, c’est chouette chez toi! C’est la première fois que je vois ça en Inde. Il y a même une télé! Quant aux gâteaux, il vaut mieux les acheter juste là, chez Sheril, ils sont les meilleurs ici.
– Tu as un hobby? – je sens la distance grandir entre nous, ses questions me paraissent vides. Maintenant je suis soit sa sœur aînée, soit sa maman, posant des bonnes questions avec une bonne intonation.
– Ben oui…
– C’est quoi? – pourquoi je pose cette question?
– Parfois… je lis, – il semble que c’est ennuyeux pour elle de répondre, elle a changé, comme si elle a senti mon changement.
Un été dans ma vie j’ai travaillé en Turquie comme animatrice, dès matin jusqu’à tard dans la nuit j’étais avec des gens, – je parlais, menais des cours d’aérobic, des jeux, des danses, des shows. Et j’ai remarqué une tendance suivante: toujours quand j’étais dans un état vif et joyeux, je ne me donnais pas beaucoup de peine pour «allumer» l’énergie de tous autour de moi, de les embarquer dans une aventure quelconque, faire rire, charmer. Dans ces moments là je me sentais comme une vague emportant des gouttes d’eau pour les amener dans un tourbillon d’un jeu magnifique. Mais quand j’étais grise et je m’ennuyais, quoi que je fasse, en manifestant de la joie et du dynamisme, rien ne me réussissait, – les gouttes continuaient à sécher sous le soleil caniculaire turc, en jetant des regards d’ennui de tous les côtés… Et voilà Lessi aussi ressent que quelque chose ne va pas… Mais qu’est-ce que je peux faire? Puis-je le changer? Je voulais tellement fort, constamment, trouver la clé pour être toujours cette vague! Et je pensais toujours que ce n’était pas possible, qu’il ne me restait qu’attendre le flux suivant… Mais maintenant, j’ai … non pas la clé, pas la clé pour l’instant, – j’ai la direction dans laquelle je peux chercher. Mais comment? Les percerions sont susceptibles aux changements, je peux justement maintenant éprouver ce que je veux. Je peux tendre la main pour prendre ce que je veux. C’est pareil… Alors, Lessi est en train de mater la télé, je peux ne pas faire attention à elle, la gosse a trouvé finalement son bonheur… Quand j’étais bébé, je ne savais pas me servir de ma main non plus, je devais bosser tous les jours pendant plusieurs mois pour l’apprendre. Pourquoi donc j’attends que ça me réussisse tout de suite? Pourquoi je me permets de désespérer et tomber dans le doute après seulement une heure de lutte? Une heure??? Quel mensonge! Est-ce que je me suis battue une heure? J’ai envie de le croire, j’ai envie de me le dire, mais c’est un tel mensonge monstrueux. C’est justement à l’aide de ce mensonge que je me calme et continue à vivre comme avant… Non, jamais je ne me suis battue une heure. Je ne sais pas combien de temps je me suis battue en réalité, ardemment, en m’y livrant complètement… Vingt minutes? Dix? Cinq? Est-ce que ce n’était que cinq minutes? J’aurais pris plusieurs années pour apprendre à porter une cuillère à la bouche si j’avais consacré à cette occupation dans mon enfance autant de temps que je prends aujourd’hui pour l’élimination des EN.
Lessi zappait lascivement des chaînes de télé en dévorant des gâteaux, – il semblait qu’elle m’a complètement oubliée, et moi plusieurs fois déjà je me suis rattrapée sur le point de lui dire de ne pas manger des sucreries sans prendre du thé.
… Peut-être devrais-je finalement accoucher et me calmer? Au lieu de s’embrasser avec et peloter les seins de la petite lesbienne, je lui fais maman poule… fais pas ci, fais pas ça, Lessi, ne regarde pas cette série stupide, parlons plutôt du sens de la vie… Je me sens en une bonne femme expérimentée, même pas, plutôt une vieille expérimentée sur un samovar, – assise là, gonflée comme une crapaude, les bras croisés, en regardant de haut des jeux bêtes d’un gosse pas doué.
Finalement, c’est fini avec le thé, je dis à Lessi que je meurs d’envie de dormir (à quel point suis-je menteuse), et qu’on peut se revoir le lendemain.
– Tu es allée voir la cascade?
– Pas encore.
– Je passerai te chercher demain matin. C’est chouette là bas. On peut se faire bronzer à poil par là… Il y a des moins qui y passent des fois, mais bon.
– D’accord, passe me chercher, mon petit, – peut-être je me rétablirai de mon hypocrisie vers le matin?
Je me suis endormie comme plongée dans un trou gris. Comment ai-je réussi à mourir si vite – le matin j’avais une telle passion de la vie, une telle exaltation, il a suffi de parler à Lessi pendant seulement vingt minutes, que, sans le remarquer moi-même, je me suis transformée en une place vide, – en une absence complète de désirs, en grisaille, en frigidité, en la déception et le mécontentement? Est-ce possible d’éliminer tout ça? Cela aurait été si facile – il suffit de vouloir pour éprouver autre chose. Je n’arrive même pas à me souvenir à peu près de ce que j’éprouvais le matin. Je me souviens juste qu’il y avait quelque chose de vif, et chaque pas résonnait avec de la joie et l’anticipation au monde entier… Et si cela ne revenait plus jamais??? J’ai même sursauté sur mon lit, allumé la lumière. D’où vient cette certitude que cette passion de la vie n’a pas disparue pour de bon? Non, pas ça. C’est justement la mort. En ce moment je suis morte, à quel point clairement je le vois! Comment peut-on dormir dans un tel état?! ?!
Des tourbillons de la grisaille en béton se sont mis à tourner dans la chambre, comme si les murs fondaient pour me couvrir des jets de l’horrible désespérance. Je glisse dans la profondeur de la noirceur grise, je fais une chute à une grande vitesse sans avoir à quoi m’accrocher. Où sont tous mes appuis? Où est la moindre chance de retomber dans l’état connu et équilibré? Pourquoi ai-je cassé ce plancher si en dessous il se trouve un néant aussi morose? Il fallait dormir, il fallait me forcer à rendormir… Les murs solides de la quiétude et de la vie humaine ordinaire me paraissaient à ce moment là des cartons pitoyables, emportés par le vent de l’élément, je les avais touchés à peine. Mais où est le port? N’y aura-t-il pas de fin à ça? Tout semblait pénible – la lumière électrique, le silence, la nuit derrière la fenêtre, la solitude, la couverture froide et lourde sur le sol… Je respire avec difficulté, comme s’il me manquait de l’air. Des spasmes dans le ventre, des accès de la nausée bizarre, tout le corps est sur le point de se retourner dessous dessus à cause de cet empoisonnement. Mais c’est quoi ça, je ne comprends rien, je ne me suis jamais sentie aussi mal suite aux émotions négatives. Qu’ai-je fait, où j’ai commis une faute? … C’est quelque chose d’hystérique qui commence chez moi, je vais fondre en larmes je ne sais même pas pourquoi – soit je me suis mise à me plaindre, soit la peur s’est approchée, sans aucun espoir de stabilité quelconque. Encore un peu, et je vais me noyer dans le béton, il va se refermer au dessus de ma tête et basta… fini…Non!!! J’ai serré l’oreiller contre le visage et j’y ai crié dedans de toutes mes forces, je l’ai lancé dans le mur, et comme à travers la fissure dans l’espace le feu de la rage a scintillé. Non!!! Moi!!! Je ne céderai pas.
Le silence. Quel silence étrange… Non, ce n’est pas tout à fait un silence… Le calme? La placidité? … La joie calme? La joie calme??? La joie calme!!! La joie calme.
Là, toute à l’heure j’ai éliminé les émotions négatives.