Je me suis réveillée plus tôt que d’habitude – à peu près à cinq heures du matin. Mes rêves avaient été confus, tout s’était entremêlé sans dessous dessus – Bodh-Gayâ, certaines images de mon enfance, les voix de ces Indiens foutus me harcelant avec hurlements et me proposant des hôtels, toutes sortes de choses générales, alors je voulais me débarrasser de l’ombre gluant de ces bêtises et, en me rendormant, voir quelque chose d’agréable dans mon rêve. Je suis sortie sur le balcon – autour il faisait nuit noire – pas une moindre lumière, tout dormait d’un sommeil de plomb.
La nuit il fait assez frais ici – on peut même avoir froid. Le climat local n’est pas pour moi quand même, la chaleur m’a fatiguée. J’ai beau me laver, je me sens gluante et sale. Je suis épuisée par l’attention incessante et importune des Indiens – même s’ils n’essayent pas de vendre quelque chose, ils ne manquent pas de poser des questions, me mater, hurler à mon passage… Peut-être faut-il être plus dure avec eux? Je suis fatiguée par le bordel affreux et la saleté invraisemblable, qui est difficile d’imaginer dans une telle dimension que ça existe en Inde.
Et oui, il parait que je ne me sois pas réveillée en ma meilleure humeur. Qu’est-ce que cette billevesée qui sort de moi? Hier, ici, dans ce pays merdique, j’ai été avec de telles personnes pour parler avec lesquelles je suis prête à non seulement rester sale et gluante, mais me mettre jusqu’aux oreilles dans cette poubelle… Lorsque je me trouve à leurs côtés, il n’importe absolument pas ce qui se passe autour, comme si le monde de la vie ordinaire ne me concernait pas, en glissant en hologrammes nullement importants sur une sphère invisible à l’intérieur de laquelle je vis ma merveilleuse vie.
Et voila que je suis sur le balcon et je savoure mon mécontentement sénile en plongeant dans un état demi dépressif bien connu, comme si ni hier, ni dans le train, ni à Rishikesh, ni à Kulu je n’ai rencontré personne, ni ressenti rien. Comment est-ce possible? J’ai lu chez Castaneda qu’il oubliait complètement de grosses tranches de sa vie qu’il passait avec des mages. Il expliquait ça comme une position de point d’assemblement, la position a changé de place – et ça y est, on redevient une personne ordinaire… Et si elle s’était déplacée pour toujours dans ce pleurnichage sénile dans lequel j’avais plongé si promptement et facilement?
… Pourtant je n’en sais rien sur ce que c’est qu’un point d’assemblement! Hier, il me semblait que je ne pataugerais plus jamais dans cette connerie – s’appuyer sur quelque chose dont je n’ai pas la perception. Et non, je m’y retrouve de nouveau… Quoi faire? En pensant qu’il fallait renoncer à toutes les idées concernant le point d’assemblement juste parce que je n’en avais aucune perception, j’ai eu le sentiment d’une terrible perte, comme si l’on me prenait mon jouet préféré. C’est comme ça que ça enlise… Le désespoir m’a serré la gorge, j’ai eu envie de pleurer et de me plaindre, – tout retombait sur moi encore et encore… Quoi que j’aie compris hier, quoi que j’aie vécu, – c’était inévitable, inévitable… Quelle billevesée??? Si c’est pas ceci, c’est autre chose. Quoi faire avec ça – je ne sais pas. Il vaut mieux retourner dormir que se foutre tantôt dans une merde tantôt dans une autre.
Je suis retournée dans la chambre, je me suis remise dans le lit, en me roulant, m’étirant… si seulement il y avait Kristi ici… à moitié endormie, chaude, tendre… peloter ses petits seins, lécher ses petits mamelons saillants, embrasser ses petits pieds, mordiller sa nuque, jouer avec ses fesses fermes… ma main a glissé en bas, les doigts ont touché le clitoris, et des vagues chaudes d’anticipation se sont roulées sur le corps. J’ai fermé les yeux en me livrant à ce délice, en m’approchant de l’orgasme graduellement et en m’en éloignant ensuite, pour m’étendre encore plus avec une nouvelle torsion d’excitation, pour toucher un ciel encore plus haut…
Le rêve m’enveloppait davantage, m’entraînait … un demi assoupissement, les doigts tantôt s’arrêtaient, en cédant au sommeil, tantôt me retournaient à mes fantasmes, encore le rêve… les images s’entremêlaient… le visage à Sart, celui à Kam… les seins fermes à Kristi… nous deux ensemble, se tenant dans les bras l’une l’autre, se caressant mutuellement avec nos doigts… ses lèvres… voici Kam allongé sur l’herbe… Kam… Kam? … Est-ce un rêve ou pas? Tout à coup, une sorte de loupe a saisi un morceau parmi des images et des sensations entremêlées, l’a bien fixé, solidement, en créant un îlot de lucidité au milieu de la jungle des perceptions demi conscientes et demi assoupies, et il était tellement clair que les deux – cet îlot, c’était justement «moi», et le chaos autour – c’était «moi» aussi.
L’effet de la loupe était incroyablement précis. L’îlot a pris une forme d’un cercle bien rond, s’est coloré en mauve violet intense, je regardais à travers cette loupe et tout ce que j’y voyais – ce n’était pas simplement que je le voyais, je le ressentais, c’est-à-dire que j’étais l’observatrice et l’observée en même temps. C’est si naturel, si simple, mais zut, comment est-ce possible? Euh?
Je me suis demandé si je pouvais retourner dans hier soir? Tout de suite la clairière, sur laquelle nous étions tous assis, a apparu, -voici Sart qui parle à la jeune fille blonde, voici Kam, voici moi… Moi???
Ce n’est peut-être qu’une simple hallucination? Définitivement, ce n’est pas l’imagination! Quand j’imagine, je sais ce que je veux imaginer, en permutant volontairement des images devenant floues, mais maintenant il n’y a aucune intention, aucune manipulation voulue des images – j’ai eu tout simplement envie de le voir et je l’ai vu, mais il n’est pas possible de me mêler de ce que je vois, ni fantasmer. C’est comme si je regardais un cinéma avec un sujet que je ne pouvais pas changer… et je voyais aussi distinctement comme sur l’écran!
Non, ce ne sont pas des fantaisies, c’est quelque chose d’extraordinaire, qui vit sa vie que je peux observer. Voici par là les deux personnes que je n’ai pas eu le temps de voir hier, et maintenant la lumière violette a bien éclairé leurs visages, mon attention a été attirée par celui qui était plus costaud, plus virile… Je veux examiner son visage! Le tableau s’est déplacé docilement, en suivant mon désir. J’examine son visage en le voyant tout près, très clairement, je peux même si je veux voir les pores de sa peau… Je n’ai jamais eu une aussi bonne vue!
Est-ce qu’il est vraiment comme ça en réalité??? Cette idée m’a émerveillée et effrayée en même temps. Mais non, bien sûr que non, ce n’est qu’un rêve, mon rêve… Pourtant quel plaisir ce rêve, ce jeu me procure, je ne saurais même pas le décrire, – cela ne m’est jamais encore arrivé. Et si tout à coup tout disparaissait aussi brusquement que cela avait apparu?
Non, ça ne disparaîtra pas, je peux même laisser mes pensées me distraire, pourtant la vie là-bas continue. Quels beaux yeux il a! Le plan est trop gros, et si je «m’éloignais» un peu… une vague de peur aigue m’a frappée à la poitrine et a roulé en un coup de tempête sur tout mon corps – ces yeux m’OBSERVENT! Ce n’est pas possible, c’est trop, ce jeu est allé trop loin… Il faut tout de suite arrêter cette expérience étrange, je veux sortir du jeu, je n’en veux plus, je ne le ferai plus, je promets que j’arrête… La tâche violette est devenue floue et a presque disparu, incroyable… je m’en suis sortie… Il parait que les conjurations m’ont aidée.
J’ai soupiré, soulagée… mais une minute plus tard mon humeur a changé. Comment est-ce que j’ai pu faire ça? Comment est-ce que j’ai pu foutre une telle expérience en l’air? Retour, tout de suite! En surmontant des pulsions de peur qui s’éteignaient, j’ai «ravivé» l’image. La même clairière, les gens, je m’approche… son visage de nouveau… est-ce que je regarde dans ses yeux ou pas? Et si je voyais de nouveau qu’il me regardait? … Je vais voir quand même… Maintenant, plus près… Encore un coup de peur – il m’observe, J’EN SUIS SURE! La peur a augmenté, me recouvrant vague par vague, je n’ai jamais eu aussi peur… Non, j’en ai assez, ça y est, j’arrête… je n’arrive pas! Je n’arrive pas à détourner mes yeux de l’image!
Cette personne s’est emparée de moi! Il a vu que je l’observais et il s’est emparé de mon regard! Il faut ouvrir les yeux, puisque je ne dors pas, il faut se débarrasser de cet état à moitié endormi dans lequel cette aberration mentale a apparu… Je n’y arrive pas! La terreur glaciale, – elle va me geler pour de bon. Je n’arrive ni ouvrir les yeux, ni bouger la main – rien! Le corps est complètement paralysé, je ne me tiens tout simplement pas de peur.
Je veux hurler, mais je n’arrive même pas à bouger la langue… Ca y est, je suis foutue. A ce moment là, la peur a transgressé une sorte de limite derrière laquelle un point d’appui s’est découvert tout à coup, ou plutôt une allusion à un point d’appui. J’ai ramassé toutes mes forces en une seule boule, en un seul effort désespéré et j’ai essayé de bouger, et ayant enlevé une plaque en pierre qui pesait une tonne sur moi, je me suis tournée sur mon côté gauche.
Bon, c’est le début… il faut ouvrir les yeux maintenant et me lever… ou bien les yeux sont déjà ouverts? En tout cas, je vois toute la pièce… mais comment est-ce que je peux la voir toute entière?? A ce moment là je me suis rendue compte de ce qui était tellement au-delà des limites de tout ce qui était possible, que je n’ai même pas ressenti d’émotions, juste le marais de peur lourd s’est agité avec de nouvelles forces: mon corps était étendue à droite de moi sur le dos aussi immobile, et moi je le regardais, «allongée sur le côté», le visage tourné en sens opposé!
J’ai hurlé et je me suis rendu compte que mon cri n’était entendu que par moi-même – le corps restait immobile, sans faire aucun bruit. Quoi faire??? Et tout de suite une pensée vive m’est venue que je n’ai même pas analysée, car j’étais prête à essayer tout ce qui pouvait me donner une moindre chance d’être sauvée. J’ai crié «fort» plusieurs fois:»Sart, aide-moi! ». Je ne pouvais plus me consoler avec l’idée que ce n’était qu’un rêve ou une fantaisie – tout était trop réel. Cependant, mes hurlements ont fait de sorte que la peur a sensiblement diminué, en tout cas elle ne m’inondait plus, mais ondulait quelque part en bas. J’ai continué à appeler Sart, et quelque part dans la partie centrale de «moi», une partie assez large, le calme s’est installé. Le calme a accru en se transformant en de la quiétude, dont l’intensité a grandi jusqu’à un tel niveau que «moi toute entière» je me suis mise à vibrer profondément et très agréablement. La peur s’ébrouait «en moi» «de l’extérieur», mais elle n’arrivait pas à pénétrer dans la zone de la quiétude, la vibration de la quiétude était pour elle un obstacle infranchissable, bien que j’aie continué à ressentir son poison, c’était quelque part en périphérie. A cet instant là la voix de Sart a retenti:»regarde dans ses yeux et fais-leur confiance». C’était effectivement la voix à Sart, sans faute, je ne comprenais pas d’où elle venait, elle prenait sa source dans un certain point à l’intérieur de l’endroit de la quiétude vibrante.
La confiance que je faisait à Sart était inébranlable, en mettant de côté mon hésitation et en agissant comme si je me jetais à l’eau froide, je me suis concentrée, j’ai voulu revoir la tâche violette, je l’ai revue tout de suite après, je suis «retournée» sur la clairière, j’ai revu cette personne (avec méfiance), «je me suis approchée de lui», j’ai regardé son visage et pendant quelques secondes je n’arrivais pas à me décider. Allez, vas-y, arrête de flipper… une inspiration profonde, et, finalement, j’ai regardé dans ses yeux, frappée par la peur, comme par un coup de jus – puis-je m’y habituer??
Cette fois-ci il y avait une moquerie dans ses yeux, mais moi je ne rigolais pas. Sans savoir quoi faire de plus, je regardais tout simplement dans ses yeux, et un peu plus tard ils se sont approchés, mais cette fois sans ma volonté. J’avais une sensation comme si l’on a allumé le système d’autogérance «en moi», et il procédait de manière que je ne pouvais pas contrôler, je n’y aspirais pas non plus, en me consolant par le fait que Sart a conseillé de faire confiance à cette créature. Je me suis approchée tellement que je ne voyais que son seul œil – droit, il était énorme, il recouvrait tout le champ de vision, et une vie merveilleuse s’ouvrait en lui. C’était un œil seulement vu de loin, mais approché de si près il paraissait une chose extraordinaire, inexprimable, j’ai dirigé mon attention à la pupille qui était un seul îlot stable dans l’océan de l’œil, la pupille a avancé promptement et j’y suis entrée en volant et en perdant toute conscience de moi à cet instant là.