Sart ne m’a présentée à personne, et malgré mes attentes, personne ne m’a fait aucune attention, chacun continuait à faire ce qu’il faisait – quelqu’un se vautrait dans l’herbe et fixait le ciel, d’autres parlaient à voix basse. L’inquiétude, qui était à son comble au moment où Sart m’amenait voir ses amis, s’est dissipée toute seule sans aucun effort – comme un ballon, gonflé avec de l’hydrogène, part dans le ciel.
… De quoi ils parlent? Par endroits je comprends tout, mais j’entends des termes par ci par là dont je ne peux ni comprendre, ni aviser le sens, et à cause de ça le fond m’échappe. Tout ce qui me reste maintenant c’est de regarder attentivement. Cette occupation me procurait toujours du plaisir, mais maintenant c’est particulièrement ravissant – je veux m’imprégner de ces gens là, je veux les sentir aussi vivement et proche que c’est possible.
L’homme, allongé sur l’herbe, un brin d’herbe dans la bouche, était plutôt grand, assez mince, mais pas maigre, – il paraissait costaud. Lorsque je passais le regard sur son corps, il apparaissait une tension bizarre, inconnue jusqu’à ce moment là, au fond du plexus solaire, comme si quelque chose était sur le point de se passer, mais quoi? Je voulais attraper son regard, mais il fixait un point dans le ciel, et il semblait que cela pouvait continuer pendant des heures. A côté de lui, une jeune fille blonde, à forte poitrine, aux yeux bleus, un peu dodue, était assise. D’habitude j’aime bien les filles sveltes, sportives, mais cette fois ci mes préférences érotiques m’ont fait défaut, – son embonpoint me plaisait bien. Prendre dans mes bras, toucher, regarder dans ses yeux… hein, je veux ça, effectivement, j’ai même eu un léger coup de vertige…
La fille discute avec Sart. J’aime bien l’expression de son visage, sa voix, quoi que, en la comparant avec Sart, on voie une énorme différence. Elle fait penser à un oisillon non emplumé, dans son intonation l’incertitude et un léger mécontentement se font souvent entendre, cependant, je ressens de la sincérité authentique dans tout ce qu’elle fait.
Deux hommes étaient assis, leurs dos tournés vers moi, je n’ai pas pu voir leurs visages.
Parmi tout le monde, celui qui se vautrait sur l’herbe m’a paru le plus «disponible». J’ai décidé de ne pas m’incruster dans les conversations menées à voix basse, mais faire plutôt connaissance avec lui. J’ai voulu l’approcher comme un petit d’une bote féroce – à quatre pattes. Je me suis approchée en rampant, et en lui cachant le ciel, regardé dans ses yeux…
– Je suis Maya.
… La chute, la chute impétueuse, – comme au parc d’attractions ou dans un rêve…
Cette sensation était si réelle que je me suis agrippée à l’herbe involontairement, j’ai eu des fourmis, qui m’ont redressé les poils, sur le dos et les mains. Cette sensation a apparu au moment où nos regards se sont croisés, et quelques instants plus tard elle est partie. C’était quoi?
– Qu’est-ce que c’était?
J’ai repris haleine, je me suis accroupies, mais son regard ne m’a pas suivie, il continuait à fixer le ciel. Je me suis remise à quatre pattes et me suis penchée de nouveau au dessus de lui. Encore la chute! … Tellement forte, que mes doigts se sont resserrés involontairement, en s’agrippant au sol, et tout s’est répété comme la première fois. Cela ne pouvait pas être une simple coïncidence.
– Tu peux me dire ce qui se passe avec moi? Je n’ai jamais encore eu ça… – je ne sais pas comment attirer son attention.
Je ne me sentais pas gênée de l’asticoter comme un chaton remuant, – peut-être parce qu’il ne donnait pas l’impression d’être occupé, de réfléchir à quelque chose, ce n’était pas alors la question de le déranger. Mais je ne pouvais pas non plus dire qu’il se vautrait «oisivement», – peut-être parce que dans ses yeux je ne voyais pas l’ombre de ce qui accompagnait «l’oisiveté» normalement, – ni l’ennui, ni le désir de se distraire par une chose intéressante, ni la grisaille, ni l’apathie. Bizarrement, cette personne créait autour d’elle une ambiance d’une existence bien remplie, en ne faisant rien. Je le ressentais presque physiquement … comme la fraîcheur de l’eau de puits – une eau sombre, un peu dense, fraîche. Je la bois, et elle remplit tout mon corps.
J’ai rattrapé son regard, ou plutôt, pas rattrapé, puisqu’il n’était pas disparu, mais tout simplement l’a pris en moi. Cette fois-ci j’ai ressenti une sensation duveteuse dans la poitrine. Pas possible de l’exprimer autrement – justement la qualité duveteuse, enjouée, élastique, bousculant dans tous les sens et tombant en petites étincelles dorées.
– Comment tu t’appelles? – encore une tentative de l’aborder.
– Kam.
C’est justement ce que je pensais, qu’il était Kam! Je me suis posée à côté de lui et me suis mise à l’observer. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi je ne réussissais pas à former une image concrète – si je détournais le regard en essayant de l’imaginer, je pouvais ressusciter tels ou tels traits, sans qu’ils prennent un aspect de quelque chose entier et concret. Tantôt il ressemblait à un petit garçon, trop petit pour s’adonner à une occupation sérieuse – il était assis à côté et creusait le sable avec un petit bâton, tantôt il regardait le ciel de nouveau et dégageait quelque chose de puissant, provoquant une tension bizarre dans le plexus solaire…
– Sart m’a dit que le vent t’avait parlé de moi, et que le vent t’avait dit que j’étais là.
Il voulait dire quoi par là?
– Plutôt il voulait dire justement ce qu’il a dit.
Tout ce que j’avais entendu avant sur la pratique de la voie directe était très concret, sans hyperbole poétique, je suis restée ahurie donc – quoi d’autre, en effet, pourrait-on demander dans ce cas là? Le vent lui en avait parlé… Si je me trouvais dans un temple sivaïte ou à la réunion des amateurs d’ésotérisme moscovites, je soupçonnerais de sa part une tentative la plus primitive de m’impressionner, mais la sensation que Kam et tous les autres dégageaient était tout à fait différente, pas légère, ni bulleuse, mais coulante et dense.
Kam s’est retourné et s’est mis sur le ventre, en jouant avec ses jambes, il a placé le menton sur les mains pliées devant lui. Ecoutait-il attentivement la conversation… apparemment pas, mais de toute évidence, il prêtait l’oreille à quelque chose. Un vent léger est passé en m’ébouriffant les cheveux, et parti, j’ai observé les plantes des pieds de Kam – elles étaient d’une forme parfaite, un peu pulpeuses – comme celles d’une fille ou Bouddha, d’allure quelque peu féminin, que les Indiens dessinent sur des affiches. Je regardais le jeu de ses pieds, et puis, inopinément pour moi-même, j’en ai saisi un entre mes mains.
Les sensations qui affluaient m’ont fait penser à Taî, le temps s’est arrêté pour de brefs instants en tendant un fil étincelant de tendresse entre moi, Kam et Taî… Deux rocs, le ciel de midi, le lac, le regard de Kam, la chaleur de son pied, les mains de Taî, – tout s’est entremêlé en dépit de toutes les lois de l’espace et a éclaté en espace d’un seul instant si vivement que j’ai fermé les yeux et laissé échapper un grognement de l’exaltation érotique, à peine perceptible.
Kam n’a pas réagi et a continué à se vautrer dans l’herbe comme si de rien n’était. J’ai passé la main sur sa patte, encore et encore… pressé légèrement ses orteils… C’était insoutenable… Je cessais de tenir compte où on se trouvait…
Cela m’a complètement sorti de la tête qu’il y avait des gens à côté de nous, que des gens tout à fait étrangers pouvaient nous voir… Encore plus, me serrer contre lui, pas physiquement, mais d’une autre manière… Je ne pouvais plus me retenir – ma joue, la plante chaude de son pied, – la rencontre de deux océans, devenus inséparables.
J’ai perdu ma tête! Qu’est-ce que je fais? … L’odeur de la patte, mélangée avec l’odeur de l’herbe… J’ai envie de lécher cette patte pulpeuse, me frotter contre elle avec mes joues, avec mon front, la serrer entre mes mains… Pourtant je m’arrête, il est temps de descendre sur terre.
Kam m’a regardé longuement, d’un regard qui m’a dit plus que tous les mots et les actes. Il n’y avait rien de frénétique dans son regard, ce qui accompagne souvent une vive excitation sexuelle. Il y avait une puissance stable, une rivière large et sombre, partant au-delà de l’horizon de l’aube couleur rouge foncé.
– Kam, parle-moi du vent. Comment tu lui parles?
Il m’a regardée et poussé légèrement mon épaule avec le sien.
– Tu es une fille croyante?
– Moi? Non… il faut être croyant pour comprendre ce que tu dis?
– Justement au contraire, si tu es croyante, tu ne comprendras pas.
– C’est quoi que tu appelles être croyant?
– Lorsque tu crois que quelque chose existe sans aucun fondement de le croire. Si tu crois que des dieux existent sans jamais en voir aucun, c’est être croyant. Si tu crois que les vies antérieures ont eu lieu sans en avoir aucun souvenir, – c’est être croyant aussi.
– D’accord, je comprends. Je pense que je n’ai pas de problème avec ça. Je suis extrêmement pragmatique. Peut-être, est-ce même mon défaut, le fait qu’il faut tout me montrer, prouver, je veux tout vérifier sur moi-même… Je me sens souvent limitée à cause de ça.
– Tu es sûrement croyante, tu ne bougeras pas d’un pas si tu ne surmontes pas ce mécontentement.
Tout d’un coup Kam a changé de nouveau. Cette fois l’image d’un petit garçon ne s’accordait plus avec lui, son regard est devenu perçant et froid… d’ailleurs, pas «froid» – ce n’est pas le mot, puisqu’il possède une nuance d’écartement, mais il n’y avait pas d’écartement dans ses yeux… le gèle – voici le mot, je dirais – comme un gèle léger du printemps couvre l’herbe au petit matin. Silencieuse, j’attendais la suite.
– Un imbécile c’est celui qui sait tout de tout, qui a un point de vue tout prêt sur n’importe quel sujet, cependant, ce point de vue n’a pas de fondement suffisant, et en général, il n’a pas de rapports avec la recherche de la vérité, il a un autre prédestination – garder intouchable un schéma rigide dans le cadre duquel un imbécile fonctionne. Presque toute personne que tu rencontres est imbécile selon cette définition. Peu de gens vont réfléchir, en entendant une question pour répondre à laquelle il faudrait réfléchir, peu de gens vont répondre «je n’ai pas d’avis sur cette question pour l’instant», ou bien «il faut que réfléchisse et pèse tout ce que j’en sais». C’est une réaction atypique, n’est-ce pas?
– Oui, c’est vrai. Je ne dis ça presque jamais, peut-être suis-je imbécile après tout?
– Tu ne le dis pas, mais tu agis souvent de la manière que ces mots expriment.
– Hein… en effet, c’est vrai… c’est le vent qui t’en a parlé aussi?
– Pourquoi le vent, puisque tu es là, devant moi? Je regarde ton visage, j’entends ta voix, je vois tes manières – ça suffit, car il est absolument impossible de cacher des choses de celui qui est exempt d’attentes et de préférences. N’importe quelle réaction habituelle se reflète dans la mimique, dans le ton – et quoi que tu fasses, seulement un aveugle peut ne pas le remarquer, d’ailleurs, tous les gens sont aveugles. Sart te reparlera des émotions négatives, je peux donner juste un exemple – si tu arrives un jour à éliminer impeccablement toutes les émotions négatives, personne ne pourra les cacher de toi – elles vont être visibles toutes, tu pourras faire un portrait psychique exact de n’importe quelle personne. Cela concerne la stupidité aussi, c’est-à-dire l’habitude de faire des suppositions et des affirmations qui n’ont pas de fondement clair et réfléchi, – si tu es exempt de la stupidité, tu en vois les moindres traces dans n’importe qui d’autre. Moi, je vois effectivement que tu maintiens la stupidité en toi, de toute évidence, mais je vois également que tu aspires aussi la sincérité, et tu es stupide plutôt parce que tu ne sais pas que tu peux cesser de l’être.
– Logiquement je comprends ce que tu dis, mais pour l’instant je ne comprends pas – quoi faire en réalité pour changer?
– Je vais t’expliquer. – Kam a déplacé son regard de mes yeux sur le sommet de ma tête, et une seconde plus tard le petit vent y a légèrement ébouriffé les cheveux. – Prenons le vent, par exemple… qu’est-ce que tu penses du vent, c’est quoi? Dis la première chose qui passe par la tête.
– Le vent… c’est quoi – le mouvement de l’air qui…
Kam m’a interrompue avec un geste de la main.
– Assez. «Le vent est un mouvement de l’air», je m’attendais à entendre quelque chose de ce genre, bien sûr. Maintenant essaie d’argumenter ce que tu viens de dire.
– Argumenter? Euh… Je ne comprends pas. Argumenter quoi?
– Ta question veut dire à peu près la chose suivante:»comment peut-on argumenter le fait que le vent est un mouvement de l’air, puisque le vent est justement un mouvement de l’air», n’est-ce pas?
– Oui… je ne vois pas où veux-tu en venir.
– Justement maintenant tu as éprouvé et manifesté un léger mécontentement.
– Moi?
– Pourquoi tu redemandes?
– Hein, je ne suis pas d’accord…
Le regard de Kam a encore changé. La puissance des nuages orageux y a apparu.
– Maya, il est extrêmement important au moins de se rendre compte qu’on éprouve des émotions négatives, sans quoi tu ne pourras jamais commencer à les capter et éliminer, et lorsqu’elles ne sont pas éliminées – rien n’est possible, tu comprends? Rien. Justement maintenant arrête-toi, réfléchis, souviens-toi, revis encore une fois la minute passée et dis-moi – si tu captes un léger mécontentement, qui a apparu au moment où tu disais «je ne vois pas où veux-tu en venir».
S’il y avait dans son ton au moins une nuance de mécontentement ou de sermon, je recommencerais à renier plutôt, mais il n’y avait que l’inébranlabilité dans sa voix, la certitude ferme sans aucun alliage étranger. J’ai eu un éclat de sympathie envers Kam, je me suis souvenue très distinctement comment c’était merveilleux quand je caressais sa patte… et là j’ai bien compris que, bien sûr, j’avais éprouvé un mécontentement justement au moment où il a dit.
– Oui, tu as raison.
– Des milliers, des dizaines de milliers de fois pendant ta vie, en prononçant des phrases du genre «je ne vois pas où veux-tu en venir», tu éprouvais du mécontentement, l’irritation ou d’autres choses, et maintenant c’est devenu habituel. Ce mécanisme marche maintenant malgré ta volonté, il te possède, il t’empêche d’éprouver des perceptions illuminées à ce moment là.
– Je suis d’accord.
– Tu es sûre que le vent EST justement un mouvement de l’air, c’est pourquoi la demande d’argumenter cette affirmation te parait absurde.
Il a continué au sujet du vent sans terminer de manière quelconque la situation concernant mon mécontentement. Ce qui m’a frappé c’est que la situation précédente ne pesait pas sur la suite de la conversation, n’a rien changé, ne s’est pas suspendu comme une queue, n’a pas altéré l’humeur – comme si… comme si un petit vent – il a soufflé – et il est devenu frais, et quand il n’est pas là – tout est comme avant, rien n’a changé.
– Mais oui, je suis sûre que le vent est un mouvement de l’air… je ne comprends pas où veux-tu en venir…, – j’ai éclaté de rire et me suis tapée le front, – hein, j’ai recommencé…
– Bien sûr. Ca se reproduira encore et encore, parce que tu t’es créé l’habitude – éprouver du mécontentement en prononçant ces mots. Pour que ça cesse, il ne suffit pas d’avoir de certaines émotions, ni entreprendre des actes séparés, ni se promettre quelque chose. Il faut créer une nouvelle habitude – l’habitude de ne pas avoir de mécontentement dans ces situations là, et pour y arriver la voie est la même – la répétition multiple de cette situation et l’effort appliqué pour éliminer le mécontentement et pour éprouver une perception illuminée quelconque au moment où tu prononces cette phrase.
– Il me faudrait alors répéter dix milles fois…
– Non. Ton habitude d’éprouver le mécontentement a été créé automatiquement, tu ne t’es pas posé cet objectif, n’a pas eu ce désir. D’autant plus que cette habitude a été prise bien que tu ne l’aies pas approuvée. Dans de telles conditions, pour former une habitude il faut une grande quantité de répétitions et une forte pression de l’extérieur. Au cas où tu as le désir joyeux de cesser d’éprouver le mécontentement, si tu as le désir de t’entraîner, le désir de faire un coup concentré – par exemple, te poser et, durant une heure ou deux, répéter sans cesse la phrase «je ne comprends pas ça», ayant pris pour base une idée quelconque, que tu ne comprends pas, et faire les efforts d’élimination de mécontentement, en te concentrant en même temps sur quelque chose ou quelqu’un envers quoi tu ressens de la sympathie, de l’attirance, y compris érotique, l’action conjointe de ces forces sera alors beaucoup plus forte que tes habitudes mécaniques. C’est assez facile… dans l’explication. Tu n’es pas fatiguée?
– Non, non!
– Reprenons le vent. Je te donnerai un exemple qui t’éclaircira ce que je veux dire.
Si l’on prend un chat, et on demande à quelqu’un ce que c’est qu’»un chat»? Ce quelqu’un prend de l’acide sulfurique, y dissout le chat, calcule méticuleusement la quantité de molécules et donne la réponse – le chat est de tels éléments dans de telle quantité. Aura-t-il raison? Ou prenons un arbre, désagrégeons-le en petits morceaux – y trouveras-tu les fleurs qui apparaîtrons dans une semaine? Tu comprends? Ta réponse à la question «qu’est-ce que c’est le vent» – est un point de vue chimique et physique, tu est certaine d’avance qu’il n’y a rien d’autre à part de la chimie, mais une personne non plus n’est pas tout simplement 70 kilos de viande, c’est quelque chose de plus grand. Or, pour percevoir ce plus, notamment: les sentiments, les pensées, les aspirations, il faut avoir soi-même de telles perceptions, qui sont identiques, qui peuvent se joindre et s’influencer mutuellement, en manifestant ainsi sa présence. Si tu rassembles la quantité nécessaire de molécules, et même si tu les disposes dans un ordre indispensable, tu n’auras bien sûr pas de chat, mais une maquette de chat. Sinon, comment ressusciter ses sentiments, ses désirs? De quelles molécules?
– Concernant une personne ou un arbre, tout est très clair, mais quand je reviens au vent, «le cerveau commence à grincer» – puisque «le vent c’est…»
– C’est ça –la croyance automatique, lorsque tu crois que le dieu existe ou pas, que le vent c’est ceci et la mer est cela, et quand tu couvres le monde entier avec le filet «du connu», le plus affreux c’est que ainsi tu te prives de l’air, tu te fermes la voie vers des découvertes, vers de nouvelles perceptions. Cette vision – de percevoir le monde comme quelque chose de connu, de simple et de compréhensible d’avance – est incompatible avec les manifestations de nouvelles perceptions. C’est un fait qu’on ne peut pas négliger.
– De l’autre côté, Kam, comment saurai-je que le vent est autre chose? Je vois souvent des gens qui crachent la salive, ou au contraire, joignent les mains servilement en croyant ou faisant semblant de croire que cette statut là est habitée par Siva, que quelqu’un a porté malheur à quelqu’un, etc. Ca veut dire alors qu’ils sont plus proches de la vérité que moi? Mais je ne veux pas inventer des choses, ni construire des fantaisies vides, en carton. Cela ne fait que rendre le vide à l’intérieur encore plus douloureux. Je veux de la vérité, que la vérité, quoi qu’elle soit.
– C’est justement cette aspiration à la vérité qui te rend capable de devenir vivante, – Kam m’a regardée attentivement, et de nouveau son regard a fait bouger une boule duveteuse dans ma poitrine. Concernant la question d’inventer des choses, tu fais une erreur, une erreur rudimentaire. Je ne te propose pas de devenir fantaisiste et rêveuse pour vivre dans l’illusion. Je te suggère un sol stable de la réalité, et la réalité est que TU NE SAIS PAS – s’il y a autre chose dans le vent à part du mouvement de l’air ou pas. Il y a une grosse différence dans la prise des positions – celle du témoignage sincère, comme quoi tu ne le sais pas, ou celle de la négation stupide de tout ce que tu ne perçois pas, ou celle de l’invention pas moins stupide de ce que tu ne perçois pas. Cette différence est facile à ressentir.
– Euh… je n’ai pas de telle expérience bien sûr, je ne peux rien dire de définitif pour l’instant. Dans ce que tu dis et ta manière de le dire il y a un goût particulier – le goût du vrai, je ne sais pas comment le dire autrement. J’ai toujours pensé qu’il n’était pas possible de dire quelque chose qui serait absolument véridique, et que pour dire quelque chose en général il faut savoir la vérité finale, mais d’où la prendre – la vérité finale? Car mes points de vue peuvent changer, de nouveaux faits et interprétations peuvent s’y rajouter. Il ne m’est jamais passé par la tête que même dans cet état suspendu en principe, on peut affirmer quelque chose qui soit une base tout à fait ferme, une chose absolument véridique. Je peux affirmer que maintenant je ne sais pas s’il y a quelque chose d’autre dans le vent à part du mouvement de l’air, et cette affirmation est absolument véridique… Qu’est-ce que j’aime ça! J’y ressens la voie, je sens que ce n’est que le début de quelque chose passionnant, – de quelque chose qui m’a toujours attiré tellement.
Pendant quelques minutes nous sommes restés allongés sur l’herbe, silencieux, j’essayais de m’y faire, à une attitude si simple, non, même élémentaire, et je n’arrivais pas à capter quelque chose… quelque chose d’important… une chose importante m’échappait…
– Une chose importante m’échappe, Kam. Je comprends tout… je dirais… mais cette compréhension est quand même … aigre, gâtée, faible… Tu vois?
– Je te crois! – Il m’a semblé que pour la première fois depuis le début de la conversation il a souri. – Je sais pertinemment ce que tu ressens en ce moment, parce que j’ai fait ce chemin dès le début. Ta compréhension est aigre parce que ce n’est qu’une perception, et tu n’as pas d’habitude pour l’instant de t’y retrouver. Et en même temps tu as une autre perception dans laquelle c’est habituel pour toi de te retrouver – c’est la perception de la certitude stupide comme quoi «le vent est le mouvement de l’air». Le conflit de ces deux perceptions, en plus des émotions négatives que tu ressens à cause de ce conflit – tout ça rend impossible pour toi de vivre la Lucidité dans l’état pur, pour ça il faut du travail – le travail joyeux, obstiné d’échange suivie des perceptions non désirées en celles désirées.
Et oui, tout a pris sa place maintenant. Comme avant ma lucidité était gâtée, cependant, il a apparu une lucidité claire concernant la cause de cette pourriture, en plus de la petite lucidité quant à comment la transformer de pourrie en claire.
– C’est si simple pourtant, si évident – juste témoigner sincèrement de ce que tu perçois, et ne RIEN suggérer de ce que tu ne perçois pas. C’est justement cette approche qui laisse «un vasistas» ouvert pour le nouveau, pour le développement et l’évolution?
– Tout à fait.
– Mais regarde… et quant à un ventilateur? Un ventilateur crée aussi un courant de l’air, qu’est-ce je dois en penser? Est-ce le vent ou pas?
– Pense ce que tu perçois. Si dans les deux cas tu perçois les courants de l’air seulement, dis-le alors – «je perçois seulement les courants de l’air dans les deux cas». Quant à moi, je peux dire que je perçois aussi dans les deux cas les courants de l’air, mais dans le cas avec le ventilateur je ne perçois rien d’autre, mais dans le cas avec le vent … je perçois beaucoup d’autres choses, c’est pourquoi je ne traite pas le vent comme un courant de l’air, mais autrement – je peux le comparer le plus précisément avec l’attitude envers un être vivant – un être conscient.
– C’est vrai??? … Ne pense pas que je ne te crois pas, je te crois justement, c’est pourquoi autant de sentiments m’envahissent en ce moment… J’ai même les larmes aux yeux… Kam, peut-on apprendre ça?
– Mais de quoi, à ton avis, nous parlons tout ce temps là? Ca s’apprend, pour cela il faut abandonner la religiosité mécanique et, bien sûr, arriver à éliminer impeccablement les émotions négatives, car elles couvrent tous d’un TEL nuage dense empoisonnant que ce soit inimaginable. Le temps que les émotions négatives t’abritent – RIEN ne se passera. Je l’ai vérifié avec mon expérience, tu peux le faire avec la tienne, je ne te propose pas là d’accepter aveuglement, religieusement, mon affirmation.
– Un être vivant … possédant une conscience… Le vent…
– Se convaincre qu’on est entouré par la nature»inanimée» ou «inconsciente», supprimer presque tous les moyens de perception, maintenir cette conviction toute sa vie… et, par conséquent, se transformer soi-même en un être inanimé et inconscient… c’est un sort pas enviable, n’est-ce pas? Pour toi ce qui est vivant et conscient c’est ce qui bouge, parle, etc. Pour moi ce qui est vivant c’est ce qui entre en résonance avec mes Sentiments, ce qui me permet d’assimiler de nouvelles perceptions.
– J’ai déjà entendu ça! Un vieil homme à Kulu, à Naggar…presque mot à mot – «pour toi ce qui est vivant c’est ce qui bouge, respire…», tu le connais?
– Quelle importance! Si deux personnes ont vu la même pomme, il y a peu de chance que cela te paraisse bizarre qu’elles la décrivent mot à mot – une pomme rouge, ronde, avec des pépins… c’est tout simplement que tu es habituée à traiter le domaine des Sentiments, des sensations comme quelque chose de flou, indéfini, même irréel.
– Des sensations… tu veux dire quoi par ça?
– C’est ce qui se met à se manifester en toi lorsque tu commences à éliminer les mécontentements. Sart ou d’autres pratiquants peuvent te parler de ça.
– Des pratiquants – c’est qui?
– Ceux qui font la pratique de la voie directe.
– Kam, j’ai tant de questions, que je n’arrive pas à en poser une! J’ai tellement envie d’en parler aux tous les autres pratiquants!
– L’envie de répondre vient quand ta question est pratique, quand elle découle de ta pratique, et lorsque la réponse amène à la découverte de nouvelles perceptions. L’envie d’interagir avec une personne s’affaiblit si elle ne manifeste qu’une simple curiosité par envie d’obtenir des impressions, si ses questions ne sont pas amenées par de l’aspiration, ne sont pas renforcées par ses propres efforts de trouver la réponse.
– Je comprends l’allusion.
Il a commencé à faire nuit promptement, les deux hommes continuaient leur conversation, lorsque trois autres personnes les ont rejoint – deux hommes et une jeune fille. Tous ensemble, ils sont partis sans se retourner, ni dire au revoir. Quelques minutes plus tard Sart s’est levé et est parti aussi. La jeune fille blonde jetait des coups d’œil sur moi sans aucun intérêt visible, je n’ai pas eu envie de l’approcher – il m’a paru qu’elle réfléchissait à quelque chose, l’air préoccupé.
– Demain, dès le réveil, reviens ici, – Kam s’est levé, a enlevé des brins d’herbe. On reparlera.
Il s’est tourné et parti. J’ai remarqué que, quoi que faiblement, mais l’absence complète de signes sociaux dont les gens accompagnent les rencontres et les départs m’atteignait. Et ça, vu que je n’ai jamais aimé moi-même ce cérémonial! De toute évidence, je devais me sentir allégée par cette liberté par rapports aux rituels obligatoires, mais… le mécontentement, et même une légère offense se faisaient ressentir: «il n’a même pas hoché la tête, ni souri, il s’est tout simplement levé et parti, comme si je n’étais pas là». Quelle saloperie… Ca se trouve que, ayant rejeté les politesses communément admises, néanmoins, je maintenais en moi une autre version, raccourcie, et j’y étais attachée pas moins que les gens étaient à la leur, par conséquent, j’étais vexée en ce moment… J’avais effectivement du travail à faire, – il fallait retrousser les manches! Je ne savais juste pas quoi faire, quoi faire à ce moment même?
Je me suis levée et partie, en ressentant un vrai malaise et une sensation de gêne croissante de m’avoir forcé de ne pas suivre le mécanisme et ne faire aucun signe à la fille qui restait. Je me sentais déchirée en morceaux jusqu’au moment où sa silhouette ne disparaisse dans le noir.
«** octobre
Après la rencontre d’aujourd’hui quelque chose chatoie en moi, je me sens comme un spectateur contemplant des sentiments inouïs, néanmoins, c’est moi-même qui contemple et ressens en même temps. Comment distinguer l’extérieur – ce qui nous est imposé par l’entourage constitué d’habitudes, de peurs de l’intérieur qui est sacré? Je dirais que le critère est seulement dans le fait que l’extérieur, l’habituel ne possède pas de cette lueur particulière intérieure, et il n’est pas possible de ne pas ressentir ça. Et le contraire – ce qui provient de l’individualité, ce qui exprime les forces et les aspirations grandies en moi et qui m’abritent de manière naturelle – ça, comme si cela rajoutait du combustible dans cette lueur. La différence se fait ressentir très distinctement. Ainsi, la sensation de la lueur intérieure, de la joie particulière intérieure, de la plénitude de vie devient aussi un critère et non seulement un contenu, ou bien n’importe quel contenu véridique est inévitablement un critère? La nécessité d’avoir un critère, comme quelque chose d’extérieur, disparaît alors. Je suis moi-même cette sensation et je suis le critère.
Qu’est-ce qui adviendra alors si l’on enlève tous les stéréotypes? La personnalité elle-même ne disparaîtra-t-elle pas? Ne perdrai-je la possibilité de créer des relations avec les gens? Ne deviendrai-je un être égaré et desséché? Cependant, ni Kam ni Sart ne ressemblent pas aux êtres desséchés, au contraire, c’est moi qui me sens comme une bûche à côté d’eux. Ca se trouve que cette question me dérangeait beaucoup intérieurement le temps que je pensais à l’élimination des émotions négatives. Maintenant, même après une communication aussi courte avec ces gens je vois clairement que, en éliminant les mécontentements, je remplace tout simplement la lumière blafarde des habitudes aveugles par une vive lumière de la vrai individualité. La personnalité ne disparaît pas, elle parait renaître. Chaque geste, chaque mouvement des sentiments, du corps ou de la pensée ne dérange pas ce qui est impossible à déranger, mais au contraire – lui est compatible de façon harmonieuse. Ces sentiments étranges, qui sont pleins de mystère pour moi en ce moment, qui se manifestent pour de fractions de seconde lors de la communication avec des pratiquants, ils retentissent si profondément en moi comme si quelque chose dans la profondeur même de mon être les connaissait depuis longtemps, en aspirant vers eux, en y précipitant de toutes leurs forces.
Le bonheur sans raison – est-ce que je le ressens souvent? Et au cas où je le ressens – est-ce que j’apprécie ces moments? En me rappelant mes souvenirs de moi, je vois que quand auparavant j’avais un afflux du bonheur sans raison, j’essayais de le cesser immédiatement – il me paraissait… pas sérieux, je dirais. Peut-on imaginer une idiotie plus grande que ça? Si je suis contente à cause de ceci ou de cela – c’est normal, c’est digne d’une personne sérieuse, mais juste comme ça… et le bonheur… Peut-être la cause est dans le fait que j’essayais instinctivement d’éviter ce qui est impossible d’attraper et, par conséquent, d’utiliser? Peut-être ces états du bonheur sans raison me faisaient peur, parce qu’il n’était pas possible de les répéter à son gré, et moi je ne voulais tellement pas être otage de mes sentiments venant par je ne sais quel moyen, et, apparemment, le principe d’exclusion agissait quelque part dans ma tête – j’essaierai plutôt d’avoir un bonheur, quoi que en bois, mais celui qui vient par des moyens connus, pour pouvoir le répéter de nouveau.
Et non… c’est justement le bonheur sans raison qui est vraie, et le bonheur qui a une raison n’en est plutôt pas un, mais un contentement, en appuyant sur un bouton connu j’arrive très vite à du rassasiement et de l’empoisonnement. Le caractéristique fabuleux du bonheur sans raison est son caractère inépuisable et toujours neuf. Maintenant je n’ai pas peur de me l’affirmer à moi-même.»