Bodh-Gayâ était une petite ville assez extraordinaire. Là, tout avait l’air légèrement artificiel, comme si provenant d’un musée ou une exposition. Le musée de l’architecture bouddhiste à la belle étoile – pas aussi évident que Sarnath à côté de Varanacy, mais très proche de ça. Le matin j’errais autour de la curiosité principale, vue de partout – le temple en forme d’une énorme pyramide en terre cuite, à côté de laquelle poussait le fameux arbre Bodhi. C’était justement là que, selon la légende, Bouddha Gaoutama a eu son éveil. Autour un parc est aménagé avec de nombreuses clairières où l’herbe pousse. Quelqu’un est assis en position du lotus, éloigné de tout le monde, un autre s’étend de façon bouddhiste, certains bavardent tout simplement en se vautrant dans l’herbe… Et tout ça est entouré d’une clôture métallique à travers laquelle je scrutais ce qui se passait à l’intérieur. Je ne voulais pas y entrer, il paraissait que j’attendais – l’élan qui viendrait. Ayant passé par derrière, je suis allée à intérieur du parc et me suis assise sur les marches. A côté un gars d’à peu près vingt-cinq ans racontait quelque chose à un petit groupe.
Je me rapproche un peu, il s’agit de l’histoire canonique de Bouddha, et ça m’est égal. Mais c’est quoi en réalité que j’attends? Un prince charmant? Un ange? Il faut tout simplement me lever pour faire un tour du parc – c’est possible que je ne trouve pas mon compagnon du voyage, je devrais alors venir demain matin pour le guetter toute la journée. Et s’il n’est pas là demain non plus? Et si je les ai loupés et ils sont déjà partis??
L’inquiétude m’a saisie brusquement, je me suis levée pour faire le tour de toutes les clairières en courant. Il n’était pas là. Ayant découvert un portail menant dans le parc avoisinant, j’en ai fait le tour aussi, mais là il n’y avait presque personne… Tout à coup j’ai vécu un vide complet. Qu’est-ce je suis sotte… il ne fallait pas rester autant à Varanacy. Pourquoi ai-je vécu comme si la possibilité de cette rencontre ne m’échapperait pas? C’est quoi qui m’a effectivement donné la garantie et me permettait de m’en remettre prétentieusement aux «pressentiments» quelconques au lieu de «tenir» ce que j’avais? Et quoi maintenant?
J’ai flâné dans le parc dans tous mes états pendant encore une heure, je me suis ressaisie finalement et j’ai décidé qu’il ne me restait qu’à faire tout ce que je pouvais dans cette situation. Je viendrais là tous les jours pour passer du temps sur ces clairières en faisant des tours de temps à autre. Cependant, la ville était assez moche, et il n’y avait absolument rien à faire par là, ces clairières étaient alors, en tout cas, l’endroit le plus convenable pour rester assis ou allongé, réfléchir, lire et écrire. Là, des gens venaient pour de différents séminaires et de petits guérillas religieuses – je pensais faire des connaissances, communiquer, voir de quoi les gens vivaient. (Est-il possible que je sois en retard… merde…)
Après le déjeuner j’ai encore fait le tour du parc – sans résultat, c’était le moment alors d’aller sur Internet, quoi que, qui puisse m’écrire… je dirais que personne de ceux qui m’intéressaient.
J’ai complètement zappé Natashka! Un message d’elle – c’est cool.
«C’est encore moi – Natashka. C’est pas le moment pour moi d’écrire mais je n’ai pas pu ne pas t’écrire à toi. Je veux partager avec toi ce que je vis, juste avec toi, personne d’autre, bien qu’on se connaisse depuis peu de temps, ou alors justement pour ça? Non, je pense que la vraie raison est que je me sens bien quand je me souviens de toi, je ressens de la chaleur et j’ai envie de te prendre dans mes bras.
Je suis venue à Daramsala. Je ne vais pas décrire mes impressions de la ville, des moines tibétains et des monastères – tu verras toi-même quand tu viendras (tu viendras, n’est-ce pas? ) Mais les montagnes… J’ai fait une petite randonnée dans la montagne avec des gars de l’Autriche avec qui j’avais fait la connaissance ici. Les montagnes… Elles m’ont montré de façon absolument claire ce que je comprenais avant aussi, mais de par la raison, sans élan ardant de faire de cette compréhension une partie de ma vie. Mon ancienne personnalité se retrouve en une opposition directe avec ma manière de vivre à présent, et m’ y agripper est mortellement dangereux. J’ai toujours eu la tendance de renoncer à presque tout pour le plaisir de l’entourage. A ce qui pousse en moi maintenant, je ne peux pas renoncer, et cela m’a littéralement forcé de me rebeller ardemment contre mes anciennes habitudes préférées de vivre contente et détendue, de me sentir gênée, mal à l’aise, inquiète de causer un ennui, faire des soucis à quelqu’un, l’habitude d’avoir l’air décontracté et sans prétentions, être contente de tout ce qu’on me donne. Les caractéristiques que je considère nécéssaires pour moi (et lesquels ont commencé à se mettre en place et se développer) –sont notamment, la concentration, la vigilance, l’absence d’agitation, savoir-faire de mettre et atteindre de petits buts concrets, attention et attitude impitoyable envers moi-même.
C’est curieux que mon plus gros problème dans les montagnes était les soucis du quotidien. C’est devenu clair après que je me souvienne en détails de tous ce qui c’était passé et que je l’ai revécu encore une fois en reconsidérant les événements. Là ils se faisaient ressentir comme un voile qui recouvrait de temps en temps les choses merveilleuses que je vivais – l’admiration de la beauté de la nature, la joie du travail accompli en commun, la joie de se sentir tête-à-tête avec l’élément des montagnes… le voile des soucis les plus banals envahissait, je le repoussais encore et encore sans me rendre compte – de ce que je repoussais. Il y avait un éclat vif de peur et encore un. Le premier a eu lieu quand on s’est installé pour passer la nuit sur la montagne qu’on avait mise une demi journée à gravir. On n’avait pas d’intention de passer la nuit sur une telle altitude, mais il commençait à faire nuit, et on ne savait pas comment descendre, le début du sentier menant en bas se trouvait sous la langue de neige. Le froid arrivait promptement. Le mélange de désespoir et de peur m’a envahie, les montagnes autour semblaient étrangères et hostiles, je me suis sentie piégée, la raison refusait de croire que le lendemain je pourrais monter encore plus haut et redescendre et remonter au col, et là je me suis rendue compte que si je ne sortais pas tout de suite de cet état, je serait foutue. Je m’en suis tirée comme si ma vie en dépendait. Ces montages m’ont touchée avec des sensations d’une beauté inexprimable, et le froid et le ciel du coucher de soleil, et le soleil tombant, et des vaches pas possibles, loin en contrebas, et cet espace et le son des clochettes. Le deuxième était quand je suis tombée du sentier et me suis cassée la jambe. Il y avait un moment du silence intérieur absolu, et j’ai senti qu’il était prêt à naître et s’enflammer en moi… je ne sais même pas quoi, je n’avais pas de temps pour discerner, mais je sentais qu’il y en avait beaucoup de choses, cela m’aurait tout simplement recouverte. J’ai surmonté, comme si j’ai tranché, sans peur ni reproche, sans réfléchir, en un seul effort. Et la sensation de beauté m’a remplie, j’éprouvais une tendresse poignante envers cette montagne. Il paraissait que j’en sentais et caressais chaque petit caillou. La tendresse s’écoulait vers ces buissons, auxquels je me suis accrochée, vers le ruisseau… j’étais émerveillée, j’étais incroyablement bien. Et puis, quand j’étais assise sur le sentier et je regardais la vallée, où je n’ai pas parvenu à descendre, la peur, la douleur, l’inquiétude, les regrets – rien ne pouvait se frayer le chemin à travers la placidité étincelante.
Il n’y a presque aucun espace entre les sensations de ces jours que j’ai passés dans les montagnes, et ceux que j’ai passés à l’hôpital, et d’ailleurs ceux que je vis maintenant. Probablement, c’est que les vrais sentiments qui comptent. Chaque jour il apparaissait et apparaît quelque chose que la raison considère comme la limite, et cette limite est à surmonter. J’ai vu que la raison ne sait rien d’où et pourquoi les forces peuvent apparaître, et l’écouter c’est se limiter extrêmement. Malgré toutes ses raisons, j’ai une sensation absolument ferme qu’il se passe maintenant ce dont j’ai besoin, et je ressens de la gratitude profonde envers la vie… comme si j’étais portée par des mains tendres et soigneuses. Je réapprends à me lever, m’assoire, mouvoir, garder l’équilibre, grimper des marches, et j’aime le fait que maintenant je mesure l’espace autrement, et que ça me demande exactement les manifestations de l’attention que je crois nécessaire de former.
J’attends ta réponse, Mayka, je veux tellement te toucher… au moins à travers mes lettres.»
… Tout le temps que je suis restée à l’Internet et que je lui écrivais la réponse je n’arrivais pas à digérer le fait que dans mon imagination Natashka était une créature marrante, gentille, douce et, bien sûr, délicate et sensible, pourtant là elle a apparu tout à fait différente… comment le dire… tous les mots supposent un niveau ou au autre des qualités qui ne me sont pas très proches à moi-même. Dire que là elle était «sérieuse»? «Grandie? » «Sage»? Non, ça ne va pas, et tous ces mots sont mal à propos. Il y a une autre chose ici, mais je ne connais pas de mots pour l’exprimer… D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que je manque de mots de manière catastrophique. Il parait – quelle importance, mais elle s’est avérée grande. Parfois je sens incroyablement claire la nécessité de trouver ou inventer un mot par lequel j’appellerais un état ou un autre. A l’école nous avons tous assimilé avec le lait de Pouchkine la certitude que la langue russe est grande, mais elle me semble parfois tout simplement impuissante, plate, surtout quand il s’agit d’exprimer des sentiments fins, des nuances à peine perceptibles. Il arrive qu’une sensation justement demande qu’on la nomme, qu’on y attache un mot. Il arrive des jours comme aujourd’hui quand ça se transforme en une vrai torture – une multitude de sentiments divers, de nuances, de retentissements semblent filer comme des volées des chauve-souris, et si pour certains j’arrive à trouver des descriptions, d’inventer des noms, plus tard je peux alors me retourner, réfléchir, me souvenir, et cela permets de réveiller de nouveau les sensations, qui semblait avoir fui pour de bon.
C’est étonnant, mais l’appellation joue le rôle d’un hameçon avec une amorce qui attire un état d’âme disparu. Auparavant, j’essayais d’inventer de beaux termes, je tâchais de les faire de sorte qu’ils décrivent de manière la plus volumineuse possible ce que je voulais décrire, mais cela s’est avéré absolument inutile. Le fait en lui-même d’appeler importe, et qu’il survienne une résonance entre l’appellation et le sentiment, que la prononciation du mot provoque un éclat de sensation considérable. Lorsqu’un sentiment fin quelconque, vécu auparavant comme insaisissable, comme un arrière goût léger de la vie, comme une allusion à quelque chose plus volumineux – lorsqu’il, s’étant accumulé à des moments particuliers, transgresse tout à coup une certaine limite intérieure de clarté, je veux alors lui donner un nom. En lui en donnant un, j’accomplis par là un effort final, et il éclot finalement, se forme et entame son voyage parmi d’autres sentiments. Le mot permet à l’attention de se diriger vers le sentiment, comme par les câbles ou en suivant une indication, le prendre doucement par la laisse, caresser son museau, lui donner du saucisson, l’aider à prendre conscience de soi dans son caractère unique, après quoi le laisser partir libre. L’attention se dirige vers le sentiment à l’aide du mot, le mène à une croissance foudroyante, et c’est à ce moment là qu’il entre dans la vie comme une partie organique, se manifeste complètement et prépare des découvertes futures, et attire encore et encore de nouvelles perceptions. Cela fait penser aux sauts sur des îlots dans un marécage. Un saut – et t’es installé sur un nouvel état. Encore un – de même, et ton monde s’est élargi.
Une nouvelle visite au parc n’a donné rien de nouveau. Sur les marches derrières des buissons une compagnie de gens différents s’installait, ils se préparaient d’écouter un européen habillé en Indien. Peut-être ça vaut le coup d’écouter?
Ayant acquis déjà une triste expérience de la communication avec «des maîtres et leurs disciples» à Rishikesh, et d’autant plus une expérience de cette communication en Russie, je voulais juste écouter tranquillement et partir doucement, au moment où je commencerais à m’ennuyer, cependant la session religieuse s’est avérée un séminaire privé sur l’histoire du bouddhisme, c’est pourquoi je n’ai pas pu me retenir (encore un mot qui ne va pas trop… devrais-je aller pisser? ) … je n’ai pas pu me retenir et je me suis incrustée dans la narration au moment où la femme à Marpa a transgressé les instructions et a amené par pitié à manger à Milarepa, ce qui a rendu Marpa furieux, puisque ainsi elle pouvait empêcher la bonne éducation d’un très talentueux disciple.
– Mais si Marpa s’est fâché et en plus devenu furieux, il n’était pas alors un éveillé? – ma voix a retenti si fort qu’elle a dérangé la placidité monotone du séminaire, et ma voisine à droite a frémi, prise au dépourvue. Je me suis recroquevillée involontairement et légèrement en attente d’une forte réaction.
Incroyable! Aucun visage n’exprime un ombre de méchanceté, ni irritation – plutôt de la curiosité.
– C’est une idée intéressante!
(Hein, c’est vraiment de la curiosité).
Ils se sont mis à discuter, à proposer de différentes versions. Le professeur n’est pas non plus tombé dans l’hystérie, il a réfléchi, et puis il a dit que, probablement, le texte de la légende ne choisissait pas ces mots très correctement, et peut-être, Marpa ne s’était-il pas fâché, mais avait juste montré la colère, car on voyait des images de démons furieux sur des murs des temples tibétains, elles ne reflétaient pas d’états de conscience mécontents, mais symbolisaient des choses…
A cet instant là quelqu’un m’a touché l’épaule. Je me suis retournée et j’ai failli tomber du banc. C’était LUI!
– Viens.
En marchant on a échangé de courtes phrases.
– Comment m’as-tu trouvée?
– Kam a dit que tu étais là.
– Kam? C’est qui, Kam? D’où il savait?
– Tu vas faire connaissance avec Kam, et il l’a appris chez le vent. Le vent lui dit tout ce que Kam souhaite savoir. J’ai parlé de toi à mes amis, et Kam a demandé de toi au vent. Le vent lui a raconté quelque chose qui l’a intéressé.
– Attend, je ne comprends rien. Le vent – c’est qui? Dit-moi aussi comment tu t’appelles?
– Je m’appelle Sart, et le vent c’est le vent. – Sart a fait un geste avec des mains comme en montrant un moulin et il a souri. – On va faire comme ça, – il s’est arrêté et a réfléchi un instant. – Nous allons nous séparer maintenant, viens sur cette clairière par là un peu plus tard, vers quatre heures de l’après-midi. Là je te présenterai à certains de mes amis, nous auront beaucoup de temps aujourd’hui et durant quelques jours suivants pour parler autant que nous voudront.
Il reste une heure et demi avant l’heure convenue. Je n’arrive pas à penser à autre chose. Sart me présentera à ses amis! – je me redis cette phrase (ou bien elle se redit toute seule? ), et à chaque fois le cœur bat plus vite en anticipation… Je voudrais compter les secondes, je n’arrête pas de regarder la montre, mais le temps ne fait que ralentir.
Un petit temple tibétain, une fraîcheur à moitié dans l’ombre, deux coussins et une solitude absolue, dans laquelle se tissent, sans répit, les pas à peine perceptibles des moines surveillants, qui rajoutent de l’huile dans les lampadaires et balayent la cour. Ainsi j’ai décidé d’attendre l’heure convenue.