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Chapitre 29

Main page / «MAYA». Livre 1: Force mineure / Chapitre 29

Le contenu

    On a frappé à la porte, et à travers le sommeil cela m’a paru si fort comme si l’on m’a bien secoué plusieurs fois. Il fait nuit. Aujourd’hui j’ai mon excursion matinale sur le Gange… Je crie pour me faire entendre derrière la porte que je me suis réveillée et, en fermant les yeux, j’allume la lumière… Le temps que je m’habille – un chaos de pensées et d’images. L’état somnolant et l’ameublement prisonnier de la pièce provoquent une sensation d’égarement, dans lequel le malaise et l’anticipation se sont entremêlés. L’appareil photo, le calepin, le stylo, la laine (il fait frais le matin sur la rivière) et la montre. Je me barre.

    Le réveil tôt le matin et la sortie dehors quand il fait encore nuit s’associent très fort pour moi avec des souvenirs de ma petite enfance. Seulement le matin, avant l’aube, je pouvais rester seule avec moi-même. Tout le monde dormait, j’étais toute seule, je m’habillais doucement, pourvu que la porte ne grince pas – dieu merci. Je glissais dans le hall d’entrée. Je fermais la porte. En tirant la langue, je tournais la clé – ça y est!  La liberté!  Je retenais les émotions qui débordaient. Le silence… Les pas doux retentissaient fort, j’appuyais sur le bouton, et l’ascenseur bourdonnait sauvagement fort, de manière inattendue – il paraissait que l’immeuble entier serait réveillé… mais non, tout restait calme. Je me sentais comme sur une autre planète. Quel miracle – pas un seul être vivant!  Juste à ce moment là je comprenais – qu’est-ce qu’ils me faisaient tous chier… Il faisait nuit dehors, il faisait frais et mystérieux. Là un léger brouillard demeurait… il était complètement différent, il était vivant. Il enveloppait, sans diviser, mais au contraire, rapprochait avec ces arbres par là, avec ce que je ne voyais même pas, avec cette tache noire derrière les arbres, comme si ce n’était pas juste du noir. Le noir respirait, il était vivant!  Une frayeur légère et tout à coup – la joie inattendue de la solitude absolue. Je savais qu’elle viendrait et je l’attendais, elle s’enflammait et caressait le cœur en le chatouillant doucement, elle se dévissait du corps en un entonnoir poignant, en donnant naissance à la tendresse et l’envie d’aimer. Aimer qui?  Aimer. Sans aucun «qui», m’abandonner tout simplement à cette anticipation, et elle commençait à vivre, elle n’avait besoin d’aucune condition – elle y était tout simplement. Lentement, comme dans un rêve, je passais le long de l’immeuble, et je tournais au coin. A ce moment là je n’existais plus. Tout était couvert du noir, la lumière des réverbères n’y pénétrait pas. L’odeur de la nuit humide, l’odeur de la vie, que je n’avais pas. Dans une demi-heure le soleil commencerait à se lever, et ce serait la fin – le tourbillon m’ingurgiterait sans s’étrangler. Je voulais rester pour toujours dans cette liberté noire et humide. Je voulais y revenir un jour – dans cette liberté, dans ce bonheur paisible d’aimer. Je savais que je partirais bientôt, que je m’endormirais, je me transformerais en un mannequin comme tout le monde. Pour longtemps, pour très longtemps, pour de longues années. Je savais que je devrais revenir et pas toute seule. Je ne voulais pas toute seule. Je voulais offrir ce sentiment aux autres, je voulais déverser, défaire, donner tout, et les plus vives étaient les images de l’abandon de soi joyeux, la plus dure était la fermeté, elle se figeait en une masse indéfinie, tout demeurait en elle, absolument tout. J’y reviendrais, j’étais rien sans ça.

    En bas il y a déjà quelques étrangers. En un clin d’œil ils font des sourires endormis en me voyant. «L’homme de l’hôtel» (c’est comme ça qu’on appelle ces employés en anglais), ayant mis du bétel derrière sa lèvre, et en se faisant plaisir à gratter son cul, nous amène à l’endroit du départ. Il fait réellement frais… la laine est bienvenue. Le batelier nous attend sur le quai, on y va.

    Les barques une par une s’écartent du bord et partent dans la glissade lente. Les rames ne veulent pas inquiéter le Gange endormi, elles s’en repoussent prudemment comme s’elles égrénaient le poil du tigre qui dort.

    – Il y a combien de «gats» ici? – quelqu’un a posé la question.

    – A peu près 360, – apparemment, le batelier n’est pas enclin à parler.

    – Et il faut combien de temps pour passer par eux tous?

    – A peu près trois heures.

    La conversation est morte. Chacun regarde dans sa direction en se couvrant soigneusement.

    Un jour je pourrai faire de merveilleux voyages dans une toute autre réalité. Je dois trouver le chemin. Et tout à coup une piqûre de peur – et si j’étais emportée par hasard là d’où je ne connais pas la sortie – si je me perdais?  Autour il y aurait la même chose, en apparence, – des gens, des villes, la vie quelconque, mais ce serait une autre vie, d’autres gens avec d’autres histoires, et peut-être ce ne serait même pas des gens… ou pas du tout?  Je me serais perdue sans savoir comment revenir là où j’habitais, où habitaient ceux que j’aimais, avec qui je faisais la pratique. La solitude absolue… emportée dans une autre dimension, dans une autre réalité, dans un autre temps, séparé du notre de centaines ou de milliers d’années probablement.

    Il y a une image qui s’associe particulièrement vivement avec la solitude totale et absolue. Le soleil doux de l’après-midi, une petite ville moisie, l’automne arrive, un sentier poussiéreux dans un petit parc, un banc, je suis assise dessus, des gens passent à côté de temps en temps, ils sont infiniment loin de moi. Je ne trouverai jamais ici quelqu’un de proche – au moins un petit peu. Tout le monde a son sommeil, immergés dans une vie désespérément lointaine. Je suis restée complètement seule, lancée pour de bon là d’où il n’y a pas de sortie, et tout ce qui me reste c’est de ressentir l’exaltation d’un oiseau qui vole seul, ressentir l’extase foudroyant de l’imprévu de ce qui m’attend devant, et l’amour plein envers ceux que je ne rencontrerai plus jamais et continuer mon voyage malgré tout.

    Une ligne claire s’enflamme au dessus du bord de la rivière désert, – bientôt le soleil va apparaître de là. La barque suit la ligne du quai qui n’arrête pas de se remplir. Les gens qui arrivent prennent de l’eau dans de grosses cruches (est-ce possible qu’ils l’utilisent pour préparer à manger??? Apparemment, oui…), tout le monde fait sa toilette matinale, brosse les dents, les hommes plongent en partant des marches, déshabillés jusqu’aux slips, les femmes entrent dans l’eau en sari qui colle au corps tout de suite, en démontrant les seins cachés si soigneusement. Elles se lavent en sari!  Ca, c’est plus que je puisse comprendre… Ils prient, en joignant les mains, en fermant les yeux, en montrant le visage au soleil qui se lève. Je scrute les visages… aucune joie ne se fait entrevoir, plutôt du quotidien religieux. Par ci par là, des petits groupes de gens mouillés assis écoutent leurs maîtres… Un dauphin!  Comment est-ce possible?  Encore un!

    – C’est les dauphins?

    – Oui – les dauphins d’eau douce!

    – Mais la rivière est si sale ici!

    – Dans cet endroit il y en a une autre qui la rejoint, le courant est donc propre ici, quoi que fort – regardez comment la barque a du mal à avancer.

    Le disque rouge du soleil… on peut le fixer sans détourner le regard, je n’ai encore jamais vu ça. Cette couleur hypnotise, je veux sauter dedans en un bond, en me débarrassant de tout… L’air coupé par des ailes d’aigle, des chants monotones des prières, des bougies minuscules sur de grandes feuilles mortes, emportées par un courant puissant, des barques multicolores, brillant avec des flash des appareils photo… Le quai bigarré et bruyant descend dans l’eau, brûlante dans le lever du soleil, avec ses marches en pierre.

    Et ça c’est quoi??? Quelque chose, qui ressemble beaucoup à un corps humain, flotte à un mètre de notre barque. Une Allemande, assise en face de moi, l’a vu aussi, elle a pali, fait une grimace et s’est serrée contre son mari. Et ben, c’est un cadavre…

    – Un cadavre, – a dit le batelier d’un ton indifférent, – Ce bien est nombreux ici…

    Nous allons passer à côté des gats destinés à la crémation, rangez les appareils photos alors. Si quelqu’un le voit, toute de suite on va nous envoyer une barque policière.

    – Mais il n’y a pas de feux en ce moment!

    – Peu importe, c’est interdit quand même. C’est la loi.

    Nous passons tout près du bord. Sur un petit terrain tout noirci par le charbon une fillette d’à peu près cinq ans, habillée en une robe rose vif, très sale, est accroupie… [ce fragment a été censuré, le texte intégral sera publié peut être dans 200 ans ] Il parait que c’est son aire de jeux, – que fait-elle par là?

    – Tous les matins on ramasse de l’or ici. Des couronnes, des bagues, – vous comprenez… – le commentaire nasillard du batelier.

    Un homme est debout dans l’eau jusqu’aux genoux avec un grand tamis, – c’est clair, il cherche de l’or de cette manière… Et la fillette aussi, – c’est ainsi son enfance.

    Main gat, là on s’arrête, on peut descendre sur le bord et se plonger dans l’action. Mais cela seulement parait intéressant, – en réalité, je me sens comme un cornichon dans de la confiture. Il n’y a pas de place ici pour une autre culture. Des marches glissantes et sales, des mendiants, qui collent comme des mosquitos, une foule inextricable de corps humides, des cris, ressemblant soit à de l’engueulade, soit à une conversation joyeuse. Tout le monde me dévisage, rigole, dit bonjour…

    Tout de suite après le lever du soleil il a commencé à faire chaud. Et oui, ce décor est fantastique et renversant, mais je ne veux le regarder que de loin.

    – Arrête-toi là!  – il me semble que j’ai trouvé une place déserte avec un petit café ouvert.

    – OK, mam.

    Quatre petites tables, des chaises usées, un menu poussiéreux, deux garçons pas très propres – un café indien typique. Et ce n’est pas une pire version!  J’examine la chaise sur laquelle je veux m’asseoir avec une légère inquiétude, je passe mon doigt sur la surface de la table, – tout parait sale, mais au toucher c’est propre.

    – Salut!  Je peux prendre mon petit déj ici?  – une voix provenant de derrière mon dos.

    Pas mal le gars, juste il sourit un peu faux…

    – Bien sûr.

    – Je suis Roy.

    – Maya.

    – Enchanté.

    Il est mignon, je n’arrive juste pas à comprendre pourquoi je suis indifférente?

    Auparavant, j’aimais bien de tels garçons, – vif, à la peau matte, brun … Il faut lui causer un peu plus, me plaira-t-il peut-être après?  Il a l’air gêné, je voudrais bien qu’il soit actif. Non… il me semble qu’il va rester silencieux ou me poser une question stupide quelconque, il vaut mieux que j’essaie moi-même.

    – Je vais visiter des temples locaux aujourd’hui, tu veux venir?

    – Oui, je veux!  – il s’est ranimé tout de suite, dans ses yeux soit l’espoir, soit la joie de soulagement a apparu, du fait qu’il ne fallait plus réfléchir quoi faire, maintenant tout est décidé pour lui.

    – Tu connais cet endroit?

    – En général, oui, ça fait deux mois que j’habite ici…

    – Deux mois??? – je n’arrive pas à croire qu’on peut rester deux mois ici. – Je suis ici depuis deux jours seulement, mais je me demande déjà si je ne vais pas chercher un endroit plus propre et plus calme. Tu fais quoi ici depuis tout ce temps là?

    – J’apprends à jouer de quelques instruments ethniques, je vais aux cours de yoga et de la philosophie védique, je fais des connaissances, je lis.

    – Mais tout ça serait possible de faire dans un autre endroit en Inde?

    – Peut-être… Mais j’aime bien ici.

    – Et ben!

    – Tu pars bientôt alors?  – une légère inquiétude se fait entendre dans ses paroles, probablement, parce qu’il perd l’espoir de nouveau.

    – Je pense que oui. Ici je veux visiter encore Sarnath. Tu en as entendu quelque chose?

    – Là, Buddha a lu son dernier sermon avant d’atteindre l’éveil.

    – Ca, je le sais moi-même. C’est intéressant par là?

    – Beaucoup de temples, c’est propre, des clairières, des parcs… Mais je n’ai pas aimé cet endroit, – ça ressemble trop à un musée. Les temples de Varanacy sont remplis d’une puissance particulière, tu le ressentiras tout de suite, et là tout est comme de jouet.

    – Puissance, tu dis?

    – Oui, puissance. Varanacy, ses temples, le Gange sont des endroits de puissance.

    – Tu as lu Castaneda?

    – Quelques trucs, mais ce n’est pas ça. Je ressens vraiment cette puissance.

    – Tu la ressens comment?

    – Comment?  Comme… Je n’ai jamais essayé de le décrire. Je pense qu’il n’y a pas de sens, il faut le vivre.

    – L’un n’empêche pas l’autre. Tu sais, les gens disent qu’ils ont eu une expérience spéciale, mais ils n’arrivent pas à la décrire clairement.

    – Peut-être tu ne les comprends tout simplement pas? … Oh, pardon, je ne voulais pas te vexer, mais c’est possible. Namkaî Norbou Rinpotché a dit que le temps qu’on n’a pas d’expérience des états éveillés, on posera des questions, on mettra tout en doute, en essayant de comprendre les choses avec la raison, mais ce dont il parle est incompréhensible avec la raison. Dans ce cas il conseille de ne pas être déçu par le courant bouddhiste, mais essayer de changer de façon de comprendre ses paroles non avec la raison mais avec le cœur.

    – Je me sens comme en un séminaire. Pourquoi tu te réfères à quelqu’un?  Toi, tu as la compréhension de cette question?

    – Bien sûr, elle correspond à celle de Namkaî Norbou Rinpotché.

    – C’est-à-dire que tu as formé ton opinion par toi-même, avant d’entendre ce que dit Namkaî Norbou Rinpotché.

    – … Non, pas avant, – il s’est recroquevillé confusément, – mais quand je l’ai entendu, j’ai tout de suite compris que c’était justement ce que je n’arrivais pas à formuler depuis longtemps. J’ai adopté ce point de vue… Ce n’est même pas que je l’ai adopté, mais … En gros, ça me semble clair.

    Des motifs connus… mais de quoi choisir?  Aller se promener parmi des gueux, qui te dévisagent, non, merci, reprendre la barque, j’en suis fatiguée… le garçon… mignon, oui… peut-être faut-il parler moins?  Je me détends dans la chaise, je renifle mes désirs. Bon, on verra, ce que ça va donner.

    – Ca te parait alors clair. Admettons. Tu comprends, je n’essaie pas de nier ton expérience, je ne demande que de la décrire pour l’instant. Ca ne veut pas dire que je te comprendrai si je n’ai pas de telle expérience, c’est clair pour moi, mais il se peut que dans ta description je sente la sincérité, la vivacité, ou bien le contraire. Tu vois la différence entre ce que tu dis et ce que je te demande?

    – A vrai dire, pas trop… Je pense que l’expérience mystique est indescriptible.

    – Mais, par exemple, Castaneda l’a décrite, Ramakrisna aussi, et Krisnamurti également et même Namkaî Norbou Rinpotché!  Et, moi d’ailleurs, je n’ai pas de soupçons que c’est de l’invention. Avant je pensais que c’était de l’invention géniale, mais maintenant – non.

    – Dis-moi, pourquoi?

    – Peut-être je te dirai… une autre fois.

    Les dernières minutes de la conversation il a apparu un empoisonnement, et le plus longtemps on parlait, le plus dure il était de surmonter une certaine lourdeur, se transformant en irritation par fois. Bizarre… J’avais toujours aimé de tels bavardages, en plus avec des garçons mignons. Je pouvais passer des heures à causer des magiciens, yogis, nouvelles découvertes de psychologues, mais maintenant cette fontaine a été épuisée, étrangement. Je ne cherchais définitivement plus à bavarder, je percevais ça maintenant justement comme «parler pour ne rien dire».

    – OK, Roy, je veux aller me promener vers les temples maintenant. Vu la carte, ce n’est pas très loin. Tu viens avec moi?

    – Oui, oui, on avait déjà dit.

    Je n’aurais jamais cru que les garçons avec un tel physique puissent avoir de telles difficultés comme se sentir mal à l’aise, timide, confus et préoccupé par ce que pense l’autre. Ou bien deviennent-ils héros seulement à côté des filles pas sûres d’elles?

    On dirait que entre les garçons et les filles n’existent pas du tout de relations tendres et confiantes. La lutte entre la nullité et la suffisance. Ce n’est que les premiers jours ou même les premières heures que la balance penche, et ensuite les souffrances mutuelles commencent. L’un souffre du fait de «ne pas être aimé», et l’autre – «d’être aimé». C’est quoi cet amour? … Exact, c’est justement la souffrance!  Et c’est justement ce qu’on appelle amour!  De nombreuses fois j’ai remarqué le mécanisme suivant qui se passait avec moi – il paraissait que le garçon m’ennuyait à un moment donné, et je commençais à réfléchir comment me séparer de lui, et tout à coup il se mettait à se comporter avec moi de manière froide, et moi je ne voulais plus me séparer de lui, je commençais à chercher son attention, attendre qu’il m’appelle, être jalouse… La jalousie – voilà encore presque un synonyme d’amour. «S’il est jaloux, ça veut dire qu’il m’aime» – quelle sottise monstrueuse!  Quand je suis jalouse, je deviens un monstre plein de sang froid et vindicatif, prêt à démolir tout qui suscite ma jalousie. Comment peut-on ne pas voir ça?  Comment peut-on appeler CA l’amour?  Comment la jalousie peut-elle être compatible avec la tendresse, l’extase, la sympathie, l’aspiration?  C’est tellement évident pour moi maintenant… je ne sais pas comment j’ai vécu sans cette lucidité toutes ces années …

    L’étalon des relations entre «les sexes» est une telle conduite quand les gens se préservent mutuellement de la jalousie et de l’inquiétude. Et peu importe que en échange on obtienne la routine totale et la grisaille – c’est ce qui est aussi appelé chez les couples «le vrai amour». J’entends souvent les phrases du genre «il ne l’a jamais trompée», et cela doit témoigner automatiquement du fait qu’il l’aime. Personne ne se pose la question ce que ce «il» archétypique éprouvait, et s’il n’était pas tout simplement impuissant… Et d’autres encore: «ils ont vécu heureux 50 ans»… le tombeau… l’image des cadavres «heureux»: elle est un être créatif, elle prépare la confiture et travaille les noyaux de pêche avec la scie à chantourner. Il est aussi une personne intéressante…

    Juste à côté de mon oreille un hurlement bestial a retenti, il a été si assourdissant que j’ai même sursauté sur place et bondi de côté. Je me suis retournée pour voir un être dont l’âge était indéfinissable même à peu près. Il semblait qu’il était du sexe masculin, vu l’absence des seins et la présence de quelque chose pendu entre les jambes, enroulé dans un petit bout de tissu, de manière comme les hommes dans des tribus africaines le font… Une queue longue, épaisse et terrifiante; des yeux bestiaux, pénétrant ; des cheveux cours, emmêlés, hérissé dans tous les côtés ; un grand bâton dans les mains sur lequel des rubans rouge et or sont pendus… C’est quoi??? C’est définitivement une personne, c’était plutôt définitivement une personne auparavant, mais maintenant… Je l’examine et je comprends que la queue est bien sûr artificielle, mais a l’air tout à fait véridique. Un mendiant fou?  Comme hypnotisée, je le regarde en essayant de l’identifier d’une façon ou d’une autre dans ma vision du monde.

    – Hel-l-lo!  – l’être a hurlé de nouveau, en me dévisageant insolemment sans cesse.

    – Bakchich?  L’argent?  Juste deux roupies…

    Hein, j’ai compris qui c’était!  Je ne me souviens pas comment ces gens s’appellent, mais l’essentiel de leur pratique est d’essayer d’imiter la divinité qu’ils vénèrent. J’ai lu que Ramakrisna vénérait Hanuman, la divinité-singe hindouiste. Celui-là aussi alors… Ca lui réussit pas mal. Tiens 10 roupies!  En poussant deux cris perçants, l’adepte éveillé des cultes anciens est parti en sautillant dans la direction de la nourriture, – une petite charrette qui vendait des bananes, des fruits secs et du bétel irrévocable.

    Ses proches poilus ragent sur de gros arbres touffus et des toits plats du grand temple. Certains tâchent de temps en temps d’attaquer la charrette délicieuse, le vendeur est donc obligé de tenir prêt un gros bâton et une mine effrayante pour le cas où il faudrait riposter les singes roux.

    – Tu aimes cet endroit?  – je demande à Roy.

    – Oui, j’aime beaucoup. C’est un ancien temple, ne sens-tu pas que tout est imprégné de Sakti ici?

    – Non, je ne sens pas. Je suis un peu curieuse et c’est tout. On peut faire des photos ici?

    – A l’extérieur – oui, mais à partir de cet endroit par là – non, – il a été un peu vexé de voir que je n’exprimais aucune admiration.

    J’ai pris en photos des fillettes locales, dont la beauté ne cessait pas de m’émerveiller et j’ai donné le signe à Roy qu’on pouvait continuer la visite, et aller dans la chose sacrée suivante.

    Dans les rues, assez exempt de transports, les routes se transforment invisiblement en de sales «clairières» où les gens habitent. Leurs «maisons», tissées en carton, boue et plastique, ressemblent aux terriers des bêtes, dans lesquels elles grimpent en toute leurs grande famille pour dormir. Combien d’enfants il y a de tous les âges!  Tous sont sales, couverts de poussière, pieds nus, souvent complètement nus, ils rampent, courent, font des galipettes dans de telle boue que, en le voyant, n’importe quelle mère européenne aurait eu le cœur brisé. Mais les Indiennes pauvres s’en fichent complètement. Certaines font le «ménage», – juste à côté dans un tonneau en fer il y a un feu, sur lequel l’eau, apportée par des enfants plus grands, bout dans une marmite déformée, d’autres dorment sur des matelas où des punaises pullulent, couverts d’enfants comme des femelles des bêtes. On ne voit pas d’hommes. Peut-être, ne reviennent-ils que le soir… la langue ne veut pas bouger pour dire «du travail»… De quel travail peut-il s’agir?  Au milieu de tout ce chaos, une femme enceinte (pour quelle fois? ) est assise par terre, elle est jeune, très belle, habillée en haillons. Elle a l’air tout à fait heureux, elle sourit, en montrant son visage au soleil caniculaire et ferme les yeux comme si elle partait dans ses rêveries. Est-ce possible qu’elle soit vraiment heureuse?

    La vie de tous ces gens est prédéterminée dès la naissance. Ils sont sûrs de ne pouvoir jamais rien changer, ne pas pouvoir gagner autant d’argent pour sortir de la misère. Tout ce qu’ils peuvent c’est trouver de l’argent pour manger et pour un minimum de vêtements. Leurs têtes ne sont pas préoccupées par le désir d’obtenir une formation, ni par celui de faire une carrière, ni acquérir des biens quelconques, et c’est justement à ça que toute la vie d’un européen passe… Ils n’ont rien et n’auront jamais rien, de quoi alors se soucier?  Probablement, la vie de ces pauvres ne semble compliquée que de l’extérieur, mais en réalité ils ne l’auraient échangée pour rien au monde, puisque cette vie est compréhensible pour eux, et pour la soutenir il faut faire un minimum d’efforts.

    Le temple suivant s’est avéré aussi impressionnant que le précédent, Roy semblait encore plus vexé, d’autant plus que durant tout le chemin je ne lui ai dit que quelques mots. Mais il y avait quelque chose qui m’attirait effectivement vers lui, malgré l’indifférence qui paraissait absolue. A l’entrée de l’hôtel j’ai encore jeté un coup d’œil sur lui et j’ai souri malicieusement en pensant que s’il manifestait une moindre initiative, je l’appellerais déjeuner avec moi, sinon, tant pis… Ennuyeux.

    – Ecoute, Maya… nous sommes très différents avec toi, mais je voulais dire que tu me plait quand même beaucoup. Je crois que chacun se retrouve dans quelque chose à lui… Viens, on peut déjeuner ensemble. Le restaurant ici est bon?

    – Pas mal. Allez.

     

    Sa queue a été très agréable, – au goût et au toucher. Une queue pas grande, un peu recourbée vers le haut, dure… Si seulement il ne précipitait pas tellement de jouir, tout aurait pu être plus intéressant… Peut-être. Peut-être pas. Je ne comprends pas, – il parait que j’ai eu du plaisir, mais mon état est tel comme si l’on m’a étripée, malgré même le fait que je n’ai pas joui. Tout a eu lieu si vite comme si j’avais passé par ma chambre pour une minute en allant au restaurant sur le toit. Tout de même c’est tellement vide et gris que ce serait mieux s’il disparaissait juste là de ma table.

    – Qu’est-ce que tu écris dans ton calepin?  C’est quelque chose comme un journal?

    – Ouais, – je réponds en m’efforçant.

    – J’ai aussi un journal, je ne le prends pas avec moi…

    Ayant difficilement fini mon assiette en sa présence (c’est bien qu’il n’était pas bavard! ), je lui ai dit au revoir et failli disparaître derrière la porte au moment où il m’a rattrapée et m’a demandé mon email. J’ai hésité un moment, ne sachant pas comment refuser (c’était justement ça que je voulais), mais ensuite je le lui ai donné et est partie presque en courant, en le laissant complètement perplexe.

     

    «*octobre

    Lorsque je me promenais sur le quai, le dialogue intérieur actif a eu lieu sur comment j’allais décrire ces impressions à quelqu’un. A un moment donné j’ai eu le désir déterminé d’essayer de l’arrêter pour voir ce que ça donnerait. En attrapant spasmodiquement les pensées par la queue, j’essayais de les couper au milieu, mais elles revenaient tout de suite. Au moment où j’ai presque arrêté mes tentatives, il m’est venu le vif souvenir du visage de cette personne dans le train, lorsqu’il parlait du dialogue intérieur, et j’ai eu une telle envie de me retrouver dans sa peau… me libérer au moins pour une minute des pensées…je me demande – pourrait-il m’aider à faire ça?  

    Et là tout à coup le silence est venu, le courant des pensées s’est arrêté. En même temps le contentement qui accompagnait ces fantaisies s’est rompu aussi. Pour un instant le silence s’est installé, tout s’est calmé. Pour une minute tout s’est tu, il y a eu l’impression que avant quelque chose faisait du bruit et tourbillonnait autour, et là tout a disparu est je suis restée toute seule, mais pas simplement toute seule, mais «en face» de quelque chose incroyable – les mots «l’élément impersonnel», «le désert silencieux glacial» y correspondent. Comme si je me suis immergée dans le silence pour «jeter un coup d’œil» lent sur ma vie. La pensée qui a éveillé un grand écho a apparu- «Je n’en sais rien comment vivre. Je fais quelque chose pendant autant de temps, j’ai un but, des préférences, mais en réalité je ne sais rien pourquoi je vis et j’agis, ni à quoi mèneront ces actes. Cette pensée semblait m’imprégner, devenir plus profonde, avait une taille et un poids, dont elle me remplissait. Ce serait plus exact de dire – je vivais cette pensée:»je ne sais rien comment je dois vivre». Cette pensée était vécue comme une question, pourtant la réponse n’importait pas. Ensuite, le silence a réapparu, j’ai ressenti un bruit sourd venant de loin. A ce moment là je regardais le Gange en contrebas du grand mur du gat, et l’image suivante a apparu: à travers la rivière j’entendais l’appel de quelque chose qui était derrière elle, à l’autre côté. C’était quelque chose d’incroyable, tout à fait différent de tout ce que je rencontrais dans ma vie. Il y avait une certitude que ce quelque chose était un état dans lequel je pouvais être, ou plutôt, dans cet état il n’y avait ni moi, ni quelqu’un d’autre, mais ce que j’appelle «moi» en ce moment pouvait devenir cet état. Une certitude a apparu (et ça c’était aussi neuf – dans les pensées qui venaient il n’y avait pas de doute, il y avait pas simplement une vérité, mais une certitude particulière), que pour que cet appel devienne plus intense, je devais m’immobiliser, il fallait le silence – l’absence totale des pensées et d’émotions. Le quelque chose, d’où provenait l’appel était mystérieux, mais pas infantile et conte de fée, comme le sentiment du mystère est d’habitude, mais impitoyable, glacial, absolument détaché. Il était attirant, mais très instable. Dans cette perception il n’y avait rien de ce que je connais.

    Cette confiance en soi étrange… Elle est très simple et joyeuse, très naturelle. Une nuance de l’intrépidité totale. Une pensée est venue comme quoi l’apparition de cet état est lié au fait que j’ai réalisé beaucoup de désirs ce derniers temps. Avant les désirs me tiraient de tous les côtés en vain, mais maintenant ils m’ont lâchée un peu, et je suis devenue libre et revenue à ce dont j’ai besoin le plus. Je ressentais la liberté, la certitude que je pouvais faire ce que je voulais, quoi que à ce moment là je n’aie eu aucun désir. Ce non désir me réjouissait particulièrement. Une lucidité a apparu que l’énorme partie de mes désirs n’était pas mes désirs du tout, c’étaient seulement des mécanismes mis en route à un moment donné soit par l’imitation, soit par la peur, et tels désirs étaient une vraie souffrance, et lors de leur cessation des désirs tout à fait différents apparaissent, auxquels il faut se donner comme au vent, à un courant ou un autre élément, et au moment d’un tel abandon sans réserve tu es cet élément.

    Cette confiance en soi étrange… Le mot «en soi» est surplus. Elle est perçue comme le fait de devenir adulte. Il y a une certitude que l’expérience de se retrouver dans cette certitude s’accumule, que chaque seconde passée dans cette expérience compte et change quelque chose. Elle a une qualité particulière: le non retour, l’irréversibilité, comme si tu y étais, tu es transformé, même quand elle est partie. Elle laisse sa trace. Tout le reste est plus superficiel, plus fugitif, et pas de telle sensation que l’âge s’accumule, mais ça – ça me sépare de toute ma vie antérieure. Quelque chose change définitivement… Je veux voir cette personne, je veux lui raconter, je veux tout simplement me retrouver à côté et écouter, voir ses amis. Justement maintenant ça commence à venir –quel bonheur d’avoir cette possibilité, car il m’avait invitée, mais je ne veux pas y aller mains vides, je veux lui faire mon cadeau aussi – je veux venir un peu différente, je veux obtenir plus d’expérience».