Bénarès est le centre de l’industrie de la soie en Inde, et CHAQUE passant qui s’adresse à toi dans la rue est, dans la plupart des cas, un agent de la soie. Ils attirent dans les boutiques par tous les moyens – un vendeur de gâteaux inviterait entre autres de le suivre derrière le coin de la rue, un rickshaw – sans faille, il proposerait de passer dans une boutique, et même ayant oublié de le proposer, il s’arrêterait devant l’entrée, hein, regarde – tu veux y passer? Un réceptionniste à l’hôtel… une femme de chambre en passant dans le couloir… bref, tout le monde contaminé par le virus de la soie. Chaque habitant de Varanacy est un agent de la soie à mi-temps. N’importe quel personnage rencontré dans la rue porte en lui cette contagion. Il t’arrive de parler à quelqu’un de ceci et de cela, dix ou vingt secondes plus tard, tout à coup, ses yeux se voilent, s’enflamment avec du feu diabolique, le nez s’aiguise, les manières deviennent carnassières et patelines, le sourire à la Joconde erre sur le visage… c’est clair, le virus est entré en force, a brouillé le cerveau, a tapé dans le foie, la personne n’existe plus – à sa place il y a un agent de la soie. Tu peux te perdre dans le labyrinthe enchevêtré des rues étroites et là, comme de nulle part, un Indien bienveillant apparaît, qui va jurer de ne rien vouloir de toi et de te montrer le chemin avec plaisir et gratuitement, et si tu es d’accord il est même possible de passer chez lui – sa maison étant juste à côté, au coin de la rue, il y a sa famille, qui racontera beaucoup de choses intéressantes sur l’Inde, on prendra du thé… C’est romantique! Bien entendu, au coin de la rue il y aura un atelier de la soie dont le maître et l’agent se comprennent sans prononcer un mot, alors une petite mise ne scène mignonne de la rencontre «des proches» se joue tout de suite, tout le monde se rassemble pour prendre du thé juste ici, sur les tapis, voici des coussins confortables, et encore des coussins, s’il vous plait… oui, l’Inde, oui, l’Europe, oui… beaucoup de castes, la ville sainte, le karma, la culture… c’est la femme, c’est les enfants… et là on fait de la soie… oui… c’est pas important, c’est entre autres, on le fait, oui… dans une barque sur le Gange tôt le matin, c’est tellement beau… et la soie est si belle, n’est-ce pas? … et celle-là… on a la plus belle, faite à la main, d’ailleurs. Et ensuite, la question discrète – «on te la fait voir»? Et le regard – un peu en biais. «Tu veux voir»? On va juste te la montrer, c’est curieux… «tu veux voir»? Tu hausses les épaules en hésitant. AH, TU VEUX VOIR!! Le sifflement, le brouhaha, le tapotement des pas – trois garçons tombent de quelque part de la haut, chacun porte sur lui, tel un rhinocéros, une demi tonne des rouleaux de la soie. Ca y est – c’est posé – et la course là haut pour de nouveaux rouleaux. Tu n’as pas encore eu le temps d’éclaircir la voix après le thé qui n’est pas bien passé, qu’il y a déjà des MONTAGNES de soie autour, cinq personnes radotant à la voix monotone «juste jette un coup d’œil, tu n’es pas obligé d’acheter, juste regarde», déploient devant toit des toiles aux motifs sans fin ni limites. «La femme» et «les enfants» sont emportés par le vent causé par des voiles en soie, gonflées avec des mains habiles, et le maître en tête de toute cette action te regarde attentivement dans les yeux et calcule – pour combien on peut te pomper? Cette petite écharpe – seulement cinquante roupies… et c’n’est vraiment pas cher, chez nous des choses pareilles coûtent dix fois plus cher… et cette couverture – trois milles roupies… un regard attentif – hein, en entendant «trois milles» pas de choc, bien, un signe secrète aux assistants – de nouveaux nuages couvrent la vue – et ça c’est fait à la main, très cher, vingt milles roupies, mais en Europe ça coûte dix milles dollars… ha, le regard du client s’est voilé, on revient alors à ce qui est moins cher… Le travail fin! Et ils sont maîtres de leur art. Contourne les fabriques de la soie, comme le bas-fond marécageux – même les élans ne s’en sortent pas. Evite-les comme la peste – dans un meilleur des cas tu perdras deux heures de ta vie, dans le pire – tu partiras chargé avec de la soie et poches vides.
Je ne suis pas encore arrivée au quai, mais je sursaute déjà comme piquée par une guêpe en entendant le mot «la soie», apporté de tous les côtés, de tous les coins et les fissures… Une foule d’enfants, sales et très dynamiques, de sept à dix ans, s’échappent du coin de la rue et, en me voyant, ils deviennent fous. Ils hurlent, me saisissent les mains, essayent de me grimper sur le dos, touchent mes cheveux. Un garçonnet m’a saisi la main et en indiquant ma montre, répète pour la cinquième fois la même phrase «donne-moi ta montre». J’enlève, indignée, ces petites bêtes féroces pouilleuses… Alors, tes lunettes, donne-moi tes lunettes, tes lunettes. NON!!! – je hurle de façon que toute la rue m’entende, mais excepté le rire insolent des enfants et quelques mines curieuses, passées par les fenêtres, rien ne se passe. Je sens que les petits vampires vont me réattaquer, je bondis de ma place et je cours, en effet, ils me suivent en sautillant, en hurlant, en demandant toujours quelque chose – un stylo, une montre, des lunettes, une roupie, du chocolat… Mais lâchez-moi la grappe??!! J’ai tapé avec mon pied, fait une grimace menaçante, j’ai voulu en choper un pour donner une taloche prophylactique, mais ils sont si sales tous, qu’on aurait peur de se retrouver même à côté, sans parler de les toucher… Oh, voilà la grâce de dieu – un étranger! D’ailleurs, sa mine n’est pas moins apeurée et égarée que la mienne. Il m’a vue, s’est ranimé – exact, il a vu un sauvetage en moi aussi… Pourtant, on m’a dit à l’hôtel qu’il y avait cinq minutes de marche jusqu’au quai et c’est très facile de le trouver… Je me demande combien de temps il erre ici? Vue sa mine figée et soucieuse – pas mal.
– Hello, tu sais comment aller vers le quai?
Il a ri, tendu.
– Je sais, et tu sais comment s’en aller?
– Je pense que je sais. Regarde, je suis allée comme ça, – j’explique où je venais de tourner, à quoi il fallait s’orienter. Lui, en son tour, me montre le chemin vers la rivière, et nous nous séparons, en retrouvant l’espoir.
Le quai légendaire de Bénarès… Et ben, quels chiens ici! Ce ne sont pas des chiens, ce sont des ras énormes! Tous ressemble uniformément aux bull-terriers amaigris,- sans poils, couverts de teigne et d’ulcères… Brrr… Jusqu’à ce moment j’ai pensé que j’aimais tous les animaux, mais ces petits chiens…
Des escaliers en pierre énormément longs descendent dans l’eau même, des vagues légères et larges ramènent langoureusement sur les marches du bas des bouteilles en plastique, des torchons pourris, des tas de fleurs rituelles, de la merde et d’autres choses impossible à nommer comme ça. Je descends plus près de l’eau – elle est si sale que ça fait peur d’y mettre le doigt… Plouf! C’est pas possible! Un garçon a plongé sous l’eau, encore un et un autre. Comment est-il possible de se baigner ici? Ils s’ébrouent et s’éclaboussent et rigolent, comme si de rien n’était, en se balançant mutuellement toute cette merde dont toute la ligne du bord pullulent. Et ce ne sont pas des mendiants quelconques, mais des garçons ordinaires.
A dix mètres de là quelques femmes, dans l’eau jusqu’aux genoux, sont en train de laver le linge, apparemment. D’abord, elles le frappent très fort contre de gros cailloux, ensuite elles le savonnent et frottent avec des brosses dures, en l’étalant sur un caillou, et puis elles le rincent dans la rivière en faisant des lacs troubles blancs autour. Toutes les marches au dessus sont couvertes de linge propre (???) – des toiles de sari de cinq mètres, des draps, des couvertures… – en train de sécher sous le soleil caniculaire.
Le quai s’étale sur quelques kilomètres en se perdant quelque part dans le lointain illimité dans la gaze grise bleue. Il n’y a pas d’air frais ici, c’est seulement au niveau de cinquième ou sixième étage qu’on peut inspirer sans avoir une crise de nausée, c’est pourquoi le lointain illimité arrive très vite – la vue ne s’étend pas plus que pour deux trois kilomètres. Il fait très chaud. Ca sent de l’encens bon marché, de la bouse de vache et de l’urine (humaine) – les toilettes sont partout ici, à n’importe quel endroit juste sur le quai, où les touristes et les gens locaux se promènent. Si un homme s’est éloigné discrètement à deux mètres, s’est tourné et pisse sur le mur, ici tout le monde le considère comme s’il est parti aux toilettes. Les femmes se comportent un peu plus discrètement, mais pas beaucoup – de temps en temps, surtout quand il fait nuit, on peut tomber sur une ou deux femmes accroupies, en train de faire paisiblement caca dans le Gange. La ligne frisée de la petite jungle sur l’autre bord lointain semble quelque chose d’irréel dans cette lueur indienne. Il n’est pas possible même d’imaginer qu’il puisse exister quelque part un petit endroit calme et propre, de l’air frais…
Des temples multicolores, des palaces sales et à moitié pourris, des immeubles habités, entassés de manière chaotique les uns sur les autres se réunissent dans un monolithe unique de cinq siècles, quoi que, qui les a compté, ces siècles… le temps n’existe pas ici. Je n’arrive pas à prendre ce qui se passe autour comme de l a vie réelle, – un décor gigantesque où les gens ne peuvent pas habiter… Est-ce possible que pour quelqu’un ce soit CA la seule réalité? Une inquiétude confuse a léché de l’intérieur… Un caprice du destin, moi aussi j’aurais pu naître ici. Pourquoi suis-je là où je suis justement? Pourquoi dans un milliard d’incarnations possibles c’est celle-la qui s’est faite? Comment ça s’est-il passé? … Une coquille dans des tourbillons de l’infini, une feuille, emportée par un ouragan, une goutte refoulée par l’océan…
Un jour l’élément détruira ce qui s’appelle «moi» maintenant, si je n’arrive pas à temps de l’attraper par la queue et serrer dans le poing.
… Shivala gat, Toulcy gat, Réva gat, Gangamahal gat, Badaîni gat… – il y en a des dizaines, ou mêmes des centaines, tout le quai est divisé en «gat», qui se succèdent aisément les uns aux autres. Des feux de camps funéraires s’enflamment, en jetant des tâches de flammes sur le Gange, inondé par le coucher du soleil. Des processions marchent les unes après des autres. Des cadavres, enroulés dans du tissu rouge avec des franges couleur or, sont ramenés sur des brancards en bambou. Les brancards sont mis sur l’eau, et les cadavres sont soigneusement lavés dans la rivière sacrée. Aucune larme, ni cri, ni même d’expression de souffrance sur les visages. Le quotidien de Varanacy – le fils remue avec un grand bâton les bouts de charbon dans le feu, qui dévore le corps de son père… Des tas immenses de bois juste à côté, la mort est déjà là, elle attend ceux qui sont encore vivants aujourd’hui, pour qui on achètera demain leur charge de bois… Les touristes aux visages blancs et sombres sont assis sur les marches de Harischandra Gat, ils regardent le feu.
Je viens si près que je commence à recevoir des bouffées de chaleur emmêlés avec la fumée d’encens douçâtre. Dans le feu on voit distinctement les jambes, la tête… Quelques mètres plus loin – un tout petit feu, il a manqué d’argent pour un grand, et tout le corps n’a pas assez de place sur le petit. Alors, la partie au milieu a brûlé d’abord, et maintenant les proches mettent la tête avec les épaules et les jambes dans la gueule de la flamme… les enfants courent entre les feux, en jouant… un peu plus loin une femme donne un bain à un bébé d’un an à peu près, elle est dans l’eau debout jusqu’à la taille, autour d’elle des couronnes funèbres et la cendre des feux flottent… la musique des fêtes lointaines viennent à travers les labyrinthes des rues et des impasses incalculables… les chiens aux rictus des ras parcourent le bord de la rivière en recherches des restes des os et de la viande… Merde, exact, cette bête par là grignote une articulation humaine cramée. La vie et la mort se sont entremêlées en une proportion infernale, tous les boucliers m’ont abandonnés en s’envolant, qui me permettaient de croire qu’il existe quelque chose comme stabilité, comme une sorte de sécurité, une garantie du fait que je ne mourrai pas juste maintenant, ni demain. Un coquillage ouvert… la mort peut mordre à tout moment, il n’y a aucun obstacle pour elle, rien n’est une entrave pour elle – c’est la vraie maîtresse de la vie, des caprices de laquelle dépend chaque seconde qui vient. Qu’est-ce que je peux y opposer? Sauf un défi effronté, un élan passionné vers la liberté, dans lequel je mettrai tout mon être?
Je sais qu’il est strictement interdit de prendre en photo les feux funéraires, c’est annoncé partout, et si l’on m’autoriserait? Debout sur un petit balcon surplombant le feu je demande à la personne qui remue des os dans le feu:»Est-ce que je peux faire une photo, juste une? » En réfléchissant il hoche la tête contre toute attente: «Oui». Super! Je sors mon appareil, prévoyant déjà des photos uniques… je le règle… Clic! Encore, clic … Oh, merde! Des hurlements, du brouhaha, des mines criantes, qui m’indiquent des doigts. Tout de suite de tous les côtés des Indiens en colère arrivent en gesticulant et en hurlant. J’ai eu juste le temps de cacher mon appareil dans le sac.
– C’est interdit!!! Il est interdit de faire des photos ici!!! Paie mille dollars pour avoir transgressé la règle!!! Donne la pellicule!!! Police!!!
Abasourdie par une réaction aussi impétueuse, je reste sur place, la bouche bée, le dos serré contre la rampe chauffée par les feux. Il me semble qu’ils vont me déchirer en petits morceaux, comme des bêtes leur proie. Apparemment, ils n’ont aucune intention de céder et me laisser sortir de leur cercle. Je regarde avec espoir les touristes assis en rangs sur les marches. Nulle attention! Et ben… la leçon pour l’avenir – personne n’interviendra au cas où. Ils sont là, des ras trouillards, chacun pour soi.
Un Indien maigre, de petite taille, aux yeux vifs, vêtu en vêtements blancs et usés, ressemblant à un Assour, sorti de la danse de la mort. Vu la réaction de la foule, il doit être le chef ici. Regard sévère, ton d’un procureur.
– Tu sais qu’il est strictement interdit de faire des photos ici?
– Non, c’est la première fois que j’entends ça!
– C’est pas vrai, c’est annoncé dans tous les guides. Tu as un guide?
– Oui.
– Donne-le moi.
Je sors Lonely Planet de mon sac, je le lui donne. Il est très sûr de lui et je le sens pas.
Le temps qu’il feuillette, je réfléchis comment je vais m’en tirer. Ca se trouve que les Indiens ne sont pas si paisibles… les dents au clair, les regards féroces. Alors… il a trouvé… voilà… Harischandra Gat – me le fourre au visage – lis-le!
Je prends mon temps et je commence à lire à haute voix. J’arrive au texte encadré, peut-être c’est là que c’est écrit, zut… à l’endroit le plus visible, encadré… rien à faire… sais pas quoi faire… Wow!!… Ce qui est écrit encadré c’est qu’il faut être prudent avec des sâdhus errants. Parmi eux il y a des voyous déguisés, qui pillent et même tuent parfois des touristes. Pas un mot sur l’interdiction de faire des photos! Je ne crois pas ma chance, je parcours la page encore une fois – rien! L’air offensé, je lui fourre le guide au nez aussi – voilà, regarde, il n’y a rien. Il n’en croit pas ses yeux, fixe la page. Ahuri.
– Mais dans tous les autres…
– Je n’ai pas tous les autres, tout le monde sait que Lonely Planet est le meilleur!
Ca y est, j’ai gagné. Je sens que sa détermination a disparu, il est même un peu désemparé. En me clignant de l’œil malicieusement, il calme vite les défenseurs de la foi enragés et m’emmène promptement ailleurs.
– Je suis Jay. Je suis le chef ici. Viens t’asseoir par là, – il m’indique une petite aire surplombant les feux.
On grimpe un escalier étroit, je sors de mon sac à dos un petit tapis et je m’assois à son côté en m’adossant contre le mur.
– Tu ne savais vraiment pas qu’il est interdit de faire des photos ici?
– C’est ma première journée ici. Si je savais je n’aurais pas enfreint la règle.
– Mais c’est écrit dans tous les guides… – Il me le dit d’un ton presque offensé, en se rattrapant en même temps, – oui, c’est étrange qu’il n’y en ait pas dans le tien… Et d’ailleurs, ne vois-tu pas toi-même que personne n’aimera qu’on fasse une pièce d’exposition de son proche décédé? Imagine que ta mère est morte (je me suis tout de suite sentie mieux), et tout à coup un inconnu vient et se met à prendre son cadavre en photo… Tu comprends?
– Bien sûr, je comprends. J’avais tort, mais j’étais tellement choquée par ce que j’ai vu ici, que je n’ai pas pu me retenir… Je suis journaliste.
– C’est vrai? Si tu avais la permission, sans problème alors. Tu as la permission?
– Non.
– C’est donc interdit. C’est bien que l’affaire ne soit pas allée jusqu’à la police, tu aurais eu alors une amende à payer… Je t’ai sauvée au bon moment.
J’ai jeté un regard sur lui avec circonspection, – il a paru que c’était une allusion au fait que ce serait pas mal de m’acquitter envers lui. Jay a saisi ce regard.
– Non, tu m’as mal compris, je n’ai pas besoin d’argent, j’ai voulu t’aider comme ça.
D’autant plus que ce n’est pas difficile pour moi puisque c’est mon business. Depuis plusieurs siècles déjà c’est l’affaire familiale.
– Et ça te plait?
– Bien sûr, c’est un bon boulot, un salaire sûr.
– Oui, comme tu dis, – j’ai été un peu rebuté par une attitude aussi désinvolte envers la mort, il parlait de son business de manière comme s’il vendait des ballons gonflables.
– Tu dois savoir qu’en Inde les gens sont divisés en castes? Les castes sont très nombreuses, je ne sais même pas combien il y en a exactement. Ma famille appartient à l’une des plus basses castes, nous n’avons pas le droit de faire un autre boulot, nous devons faire ça – vendre le bois, le feu et les places pour l’incinération.
– Le feu?
– Oui, je te montrerai, c’est à côté, – pour mettre le feu au bois on n’a pas le droit d’utiliser ni des allumettes, ni un briquet, il faut absolument prendre le feu chez Siva, sinon tout sera faux.
– C’est-à-dire?
– Le décédé ne parviendra pas chez Siva. Tu ne le savais pas non plus?
– Si, mais je ne comprends pas. Ca veut dire qu’on peut être un vaurien, un meurtrier, par exemple, mais si l’on est incinéré ici, on parviendra chez le dieu.
Il est devenu confus. Il ne veut pas voir cette contradiction, il répond quelque chose en mâchant les mots. Bon, raconte-moi autre chose.
– C’est pas tous les cadavres qui sont brûlés. On n’incinère pas des musulmans, des femmes enceintes, des sâdhus, des gens mordus par des serpents, des variolés et des gens suicidés.
– Ils sont enterrés?
– Non, ils sont simplement jetés dans la rivière.
– ???
– C’est quoi qui t’étonne?
– J’ai vu les gens s’y baigner et laver le linge… J’y ai même vu une femme laver son enfant.
– Le Gange, c’est notre mère à nous tous. Tous les matins j’y entre pour faire pudja, en prenant quelques gorgées, des milliers de gens font la même chose, et maintenant j’ai quarante ans et je n’ai JAMAIS rien eu. Le Gange est divin, il ne peut pas y avoir de saleté.
– Jay, peut-être, les gens sont-ils malades quand même, mais ils ont peur de penser que ce soit à cause du Gange?
– Tu ne comprends pas…
– Mais il y a toujours des gens malades ici! Pourquoi pas alors à cause de cette eau?
J’ai lu qu’il y a trois cent milles fois de plus de bactéries nocives que dans n’importe quel rivière quelque part en Europe.
– C’est possible, mais ça n’a pas d’importance. Le Gange n’est pas une rivière, c’est une déesse, une mère. Siva est le père, le Gange est la mère.
– C’est clair.
– Tu veux que je t’apporte de l’eau de la rivière? Tu verras par toi-même qu’il ne se passera rien, ça ne fera qu’améliorer ton karma.
– Non, Jay, merci, – j’ai même agité sur place comme s’il pouvait me forcer.
– Tu as peur?
– J’ai une autre religion, – j’ai menti en sachant que cela fera le bon effet.
Exactement, il a hoché la tête respectueusement. Je change le sujet de la conversation. – C’est bizarre que personne ne pleure ici. J’ai entendu que dans l’hindouisme l’attitude envers la mort est différente, que dans d’autres religions. Vous n’avez pas peur de la mort, n’est-ce pas?
– Tu as remarqué que qu’il n’y a que des hommes ici?
– Oui.
– C’est pourquoi, qu’en penses-tu?
– Les femmes pleurent à la maison?
– Exact! Tout le monde a peur de la mort, mais il n’est pas admis ici de montrer sa douleur.
– Tu ne crois pas alors, que tu parviennes chez le dieu après la mort, si tu en as peur quand même?
– Si, j’y crois, bien sûr, mais j’ai peur quand même. Et ça fait mal quand les proches meurent… L’année dernière ma mère a décédé, j’ai fait le feu moi-même pour elle, à me voir j’étais très calme, mais à l’intérieur, là,- il a indiqué son cœur, – il y avait la douleur.
– Tu vois la mort tous les jours, j’ai pensé que tu t’es déjà habitué à tout.
– C’est vrai, quand cela ne concerne pas moi, ni ma famille.
– Je comprends… Et pourquoi ce bâtiment? Il a l’air macabre.
– C’est un crématorium. Là sont brûlés ceux qui n’ont pas d’argent pour le bois. Le bois est un luxe pour beaucoup… Dans ton pays on enterre les gens?
– Oui. Et ensuite, pendant des années on va au cimetière pour communiquer avec ses proches.
– Mais ils se sont déjà réincarnés!
– On ne croit pas ça dans mon pays.
– On croit quoi alors?
– L’enfer et le paradis. Mais en général – chacun croit différemment. Beaucoup de gens ne croient pas du tout qu’il y a quelque chose après la mort.
– Comment vivent-ils alors??? C’est affreux de vivre en pensant qu’il n’y a rien après la mort.
– A mon avis, peu importe ce que tu crois, il importe comment tu vis.
– Tu as raison, mais je n’imagine pas comment je ferais si je pensais que tout finit avec la mort… Et tu crois aussi que c’est comme ça?
– Je n’en sais rien. Je n’ai pas de telle expérience, je n’en ai donc rien à dire, s’il y a quelque chose après la mort.
– Je n’ai pas de telle expérience non plus, mais je crois à ce qui est écrit dans les Védas.
– Je comprends, Jay, c’est ton choix.
Il faisait déjà complètement nuit. Je me suis souvenue que je ne me rappelais pas très bien la route de retour et j’ai voulu partir.
– Je vais te montrer le feu de Siva.
– OK.
Pas loin du quai il était installé quelque chose qui faisait penser à un four de fonte, dans lequel un petit feu brûlait incessamment, il donnait la vie à tous les feux funéraires.
– Reviens par là, on causera encore.
– Peut-être je viendrai. Tu sais comment aller à Sivala Gat?
– C’est pas loin, – dans dix minutes tu seras là, suis cette rue tout droit. Fais gaffe aux chiens, – la nuit ils forment des meutes et peuvent attaquer, ce ne sera pas alors facile pour toi. Ils peuvent même déchirer quelqu’un à coups de dents jusqu’à la mort… Tu veux que je t’accompagne?
En ouvrant la bouche pour accepter avec plaisir, j’ai assez d’esprit pour le regarder dans les yeux. Et ben, exactement. Le virus de la soie s’est activé…
– Non, merci, j’habite ici, juste à côté.
– A côté de la boulangerie américaine?
– Je ne sais pas pour l’instant. Je suis à «Sunrise Hotel».
– Mais oui, la porte à côté – c’est celle de la boulangerie. Tu m’apporteras un gâteau?
Sa demande m’a touchée, – le chef de la mort demande de lui apporter un gâteau, comme un gosse sans abri.
– Oui, entendu, je ne manquerai pas de t’apporter un gâteau.
«** novembre
Trois jours de travail. A vrai dire, je n’ai réussi à faire rien de constructif, excepté le fait que trois grands obstacles se sont fait repérés. Il me semble que c’est important, si avant j’avais tout simplement un mur orbe devant moi, maintenant j’entrevois des briques particuliers en lui. En tout cas, je ressens effectivement ce changement comme positif, et puisque je n’ai personne pour demander… mais demander quoi, concrètement… je ressens ce changement comme positif, comme un avancement, point.
J’ai réussi à comprendre que le premier problème est le suivant – lorsqu’une émotion négative apparaît, au lieu de me mettre à l’éliminer et essayer de me souvenir moi-même dans un état joyeux et éclairé quelconque, je commence à ruminer sur ceci et cela – pourquoi elle a apparu, quoi faire maintenant, si je peux y faire quelque chose en général et ainsi de suite. Et c’est exactement le fait que je commence à réfléchir et pas agir met la base pour ma défaite. Commencer d’abord à AGIR au moment où une émotion négative apparaît – c’est la mise en place de la tâche qui est actuelle pour moi en ce moment. Je vais la faire.
Deuxième problème – la sensation du dommage, dommage de perdre. Quelque part chez Castaneda j’ai lu que même en allant au toilette, avant de tirer la chasse chacun regarde ce qu’il chasse, comme s’il disait au revoir à son bien. C’est marrant, mais c’est comme ça – mes émotions négatives sont MES émotions négatives à moi, et avant d’essayer de m’en débarrasser à chaque fois je les regarde, et pendant ce temps elles réussissent à se propager, se solidifier, m’assommer jusqu’au bout. Ca veut dire que Taî avait raison – ce n’est pas que «je ne peux pas», c’est que «je ne veux pas» d’abord, puisque si je regrette, d’où viendront alors des efforts acharnés? Comme si l’on se séparait de son bien. Admettons que quelqu’un me dit que je suis conne, et je regrette tellement, je ne sais pas pourquoi, de m’opposer à l’apparition de l’antipathie en revanche. Comment surmonter cette barrière? Je ne sais pas pour l’instant. Il faudrait avoir une grande envie, peut-être. Il faut essayer de maintes reprises, et gagner finalement.Ca fait penser à de l’auto persuasion, à l’auto hypnose… non, pas vraiment. Ou bien, si… quelle différence? Ce qui importe pour moi, c’est le résultat, ou alors – à quoi ressemble la pelle avec laquelle j’ai déterré le trésor? La pelle a l’air de s’amorcer- je vais continuer à creuser. C’est possible qu’il faille que je pose des objectifs minimaux, que j’atteigne au moins des petites victoires. Au moins pour dix, cinq secondes me retenir en dehors d’une émotion négative».