Etre sâdhu à Rishikesh, et même dans l’Inde entier – est le métier le plus rentable. En pensant cela, je me suis réfugiée de la chaleur de la rue dans un café européen aux vitres tintées. Pour l’exercer il ne faut avoir rien sauf une draperie rousse. Et puisque en Inde il fait presque toujours chaud, on peut vivre dehors, vu le fait que beaucoup vivent ainsi, être sâdhu est tout simplement rentable, car c’est une chose que de donner de l’argent à un mendiant ordinaire, et une autre – d’en donner à un saint. Ca améliore le karma, et le karma en Inde est un phénomène aussi allant de soi que l’union du peuple et de la partie à l’époque de l’URSS. Les sâdhus rampent chaque matin dans les endroits les plus fréquentés, en apportant de petits bidons en métal, polis à tel point qu’ils deviennent luisants, ils mendient en proposant de se faire prendre en photos dans des positions différentes qui démontrent l’exercice de yoga. C’est en vain qu’ils essayent de redonner à leurs visages de certaines expressions intrigantes, – je n’ai remarqué rien sur eux, excepté la stupidité ordinaire. Pourquoi alors le sâdhu que j’ai rencontré à Kulu m’a dit de venir ici? Il y en a eu un ou pas? … C’est ridicule – de me trimbaler ici juste parce qu’un sâdhu a paru devant moi… peut-être que par là c’est des évaporations qui provoquent des hallucinations?
– Je veux de l’omelette et un chocolat chaud.
– Excusez-moi, mais on ne peut pas manger des œufs dans cette ville.
-?
– Rishikesh est un endroit sacré, aux bords d’une rivière sacrée, on n y’a pas le droit de manger des œufs, ni de la viande, ni du poulet, ni du poisson, ni de l’ail, ni de l’oignon.
– Pour la viande – je comprends, mais de quoi l’ail et l’oignon sont coupables?
– On croit qu’avec tout ce qu’on mange on en fait un don au dieu, on nourrit le dieu avec. L’ail et l’oignon ne sont pas une nourriture pour les dieux, puisqu’ils sentent mauvais.
– C’est les dieux qui t’ont dit ça?
– C’est les pandits qui le disent, mam.
– Et est-ce les dieux qui l’ont dit aux pandits?
– Je ne sais pas, mam, je suis une quelqu’un simple…
– Des œufs, on n’en trouve nulle part ici?
– Non.
– Euh… Bien, donne-moi le menu alors, je vais réfléchir.
… Pourquoi ce sâdhu, apparu des évaporations de la grotte, m’a-t-il conseillé de venir justement ici? Non, je n’arrive pas à concevoir que c’était une simple hallucination, juste un rêve, quoi que extraordinaire. Il y a quelque chose de plus, c’est évident – dieu sait en quelles proportions, mais ça y est… il n’existe pas de tels rêves, ni de telles hallucinations non plus, car j’ai reçu une information réelle, que je n’avais pas avant, et non seulement une information, mais quelque chose vraiment important et actuel, qui n’aurait pas pu apparaître dû à une combinaison accidentelle des fantômes. Pour l’instant, j’en viens du fait que dans cette histoire une conscience quelconque a participé quand même, de façon incroyable, et quelqu’un, qui existe réellement, m’a parlé, quelqu’un m’a donné le conseil de venir ici. Mais je ne peux pas faire le tour de tous les ashrams en recherches de personnes intéressantes… Un mécontentement a apparu – j’ai encore oublié que la rencontre avec le sâdhu m’a permis de faire d’importantes découvertes, et que je reviens constamment à ce qu’il m’a dit, et les pensées à ce sujet mettent au monde de telles idées que je n’aurais jamais considéré auparavant. Après cette «rencontre» quelque chose a changé en moi – comme si l’on a sorti un corps intrus de moi, qui ne se faisait pas trop remarquer, en gênant tout le temps quand même. Maintenant, en étant mécontente du fait qu’il m’a donné un conseil si incompréhensible et plutôt insensé, je me suis mise à me redire que tous ces changements se sont produits en moi tous seuls, et «lui» il pourrait n’y être pour rien. Et les circonstances mystiques de notre rencontre étaient aussi plutôt inventées par moi, ou, pour dire plus précisément, rajoutées pour être mystiques. Puisque, au lieu de questionner Radge méticuleusement sur ce qui c’était passé et comment, je me suis emparée de cette histoire étonnante et j’ai laissé tomber, je ne voulais pas éclaircir les choses pour ne pas en ôter le côté miraculeux…
– S’il vous plait, je voudrais Vegetable Spring Rolls… Apple Pancake… Hot Chocolate… vous avez Hot Chocolate, n’est-ce pas? Il sent très bon, je vous jure, les dieux vont être contents. Ok, pour l’instant, c’est tout, juste le Hot Chocolate avec une crêpe, – après le repas, APRES, d’accord? Après et pas «avant» (de toute manière, il va tout confondre)… pourtant, peu importe quelles étaient les circonstances de cette rencontre, l’autre chose importe – c’est comment ma vie a changé par la suite. Même si j’avais tout simplement inventé cette histoire, cela aurait été quand même l’une des rencontres les plus merveilleuses dans ma vie. Cette pensée m’a surprise… Il n’y pas d’importance si cela s’est vraiment passé ou pas… Ca s’est passé ou pas… Mais pourquoi je sais que quelque chose s’est passé ou pas? La question m’a effrayée, comme si je me suis approchée ….. du vide, a jeté un coup d’œil par là et ensuite reculé. Bon sang, on peut se perdre comme ça… Je vais me battre pour l’avenir, je vais changer le présent, mais le passé – c’est le passé, on n’y peut rien, et moi, heureusement, je ne peux pas le changer, même si je le voulais… c’est quoi alors qui m’a effrayé? Les pensées se succèdent si vite qu’il est difficile de s’accrocher à quelque chose – ça se passe ainsi à chaque fois qu’il faut réfléchir à quelque chose, sans bousculer sur d’autres sujets, et juste à ce moment là je n’arrive pas à réfléchir, – soit les pensées s’entremêlent en un bouilli, comme dans un robot de cuisine, soit je commence à vouloir à penser à des choses n’ayant aucune liaison avec ce à quoi Moi je veux penser. L’idée sur le fait qu’en réalité je ne sais pas comment comprendre ce qui s’est passé ou pas, était tel un trou effrayant parmi le bouilli irrégulier des images habituels et bouts de pensées insipides. Je n’arrivais pas à me concentrer sur elle, et le mécontentement réapparaissait,- j’étais sur le point de l’attraper et je n’y arrivais pas, comme un poisson luisant elle me touchait avec sa queue pour ensuite disparaître sous l’eau. Et le mécontentement ne fait que empirer la situation, – je deviens complètement insupportable lorsqu’il apparaît. Alors, le calepin, le stylo, je note.
«Je ne sais pas comment définir ce qui s’est passé en réalité ou pas. Comment être sûre que ce qui s’est passé – c’est la seule chose qui s’est passée, et rien d’autres, dont je ne me souviens tout simplement pas? Il y a quelque chose dont je me souviens… ça s’est passé, bien sûr, mais de l’autre côté, je me souviens de combien de choses? Des miettes pitoyables, surtout de mon enfance, et je sais que quelque chose s’est passé, et ce quelque chose m’a influencé définitivement, mais c’était quoi au juste? C’est devenu une partie de mon histoire personnelle puisque cela s’était passé, c’est-à-dire je ne m’en souviens pas, mais je sais que quelque chose s’est passé, et comment «quelque chose» peut constituer une partie de mon passé? Le passé – c’est concret. Pourquoi, en général, je considère quelque chose comme partie de mon histoire personnelle et d’autre chose – pas? Sur quel critère je trie les souvenirs? Comment ça, sur quel critère… comme tout le monde, comme tout le monde… c’est-à-dire que tout ce temps là je considérais, telle une brebis obéissante, comme mon histoire personnelle non ce que je crois MOI-MEME important, mais ce qui est COMMUN de considérer comme telle. Ca va pas… Je vais m’enterrer avec ça jusqu’aux oreilles… Et c’est quoi que je considère important moi-même? Surtout pas l’année de ma naissance, ni ce que j’ai fait comme études, ni quel diplôme j’ai obtenu, mais ce que j’ai vécu, ce que j’ai senti, ce que j’ai compris… je tombais amoureuse souvent dans mes rêves, – en vrai, vivement, de façon poignante, et ce sentiment ne s’oubliait pas, en se joignant au tourbillon du reste des évènements comme un participant de plein droit, donc, certains rêves sont devenus mon histoire personnelle en plein sens… j’imagine ce que cela donnerait si l’on décrivait ses rêves sur le formulaire de «ma biographie en bref»… Je reviens en arrière pour simplifier au maximum le problème. Voilà, je regarde par la fenêtre – je vois une montagne, parfait, maintenant je me tourne de la fenêtre. Je me demande – j’ai vu quoi? La réponse – «une montagne». C’est curieux … et pourquoi? Pourquoi est-ce que je suis sûre maintenant d’avoir vu une montagne et pas la mer? Comment le vérifier juste là? Alors… si j’imagine la mer… c’est facile… j’imagine une montagne – c’est facile… et pourquoi suis-je sûre que… attends… sûre… c’est justement cette certitude qui est la raison d’être sûr que… certitude – la raison d’être sûr? … quelle absurdité …. Mais d’où elle vient, cette certitude? Qu’est-ce que c’est que ça – cette certitude??? Et oui… Pourquoi je le sais ce que c’est ce phénomène – la certitude dans le fait que ce que j’ai vu était justement ça et pas autre chose … peut-on changer cette certitude? Je peux être sûre de quelque chose et on me dira – Maya, tu n’as pas regardé dans la bonne direction, tu t’es trompée, et je verrai réellement que je me suis trompée, et ma certitude donc changera, c’est-à-dire que cette certitude peut être changée, mais juste selon certaines règles… c’est qui alors qui a installé ces règles? Et pourquoi ces règles sont comme elles sont? Je n’en sais rien, je ne fais que les suivre… Comment je le fais? Comment je change la certitude? Hein… je l’ai fait des milliers de fois, et je ne sais pas comment. Je suis sûre que je me suis trompée et cela change ma certitude précédente… une certitude change une autre. Des émotions changent des émotions, une idée contredit une autre, mais une émotion ne peut pas contredire une idée. On en arrive à quoi? Si j’avais mis un oignon dans la soupe, et ensuite, en contradiction avec les règles selon lesquelles on change la certitude, je l’aurais changé en pensant que j y’avais mis une carotte, et j’aurais eu quelque chose d’autre à la place de la soupe prévue, cela voudrait dire que ces règles sont bien fondées, mais elles sont comment – ces règles? Où sont ses frontières? Où est la certitude que je les suis comme il faut? Je ne peux même pas les formuler… peut-être n’existent-elles pas, et il n’y a qu’un ensemble de petites règles obtenues de manière empirique, peut-être d’autres existent-elles… et qu’est-ce que ça veut dire tout ça, que le passé n’est pas du tout quelque chose de défini? Et l’objectivité…»
Ouf… Je me suis détendue dans le fauteuil en essuyant la transpiration sur le front. Hein – j’ai même transpiré! Je n’ai jamais réfléchi tellement dans ma vie… pourquoi? Pourtant je réfléchissais assez souvent, je me préparais à entrer dans une telle université, j’étais là à me mettre de la pression, mais c’était différent, pas comme ça… où est la différence? Il me semble qu’elle est dans le fait que maintenant je ne mouline pas les pensées selon les règles connues, je cherche les règles, JE NE SAIS PAS comment peut-on penser ici, c’est comme le vol dans des espaces inconnus, et cette sensation est comme un acte créatif, tel un souffle de la vie. Mais à quel point c’est dur d’atteindre ça! Comme si j’essayais de bouger un tank, – je dois passer par de tels obstacles pour éprouver de la joie de réfléchir. Comme dans un rêve, quand on veut courir vite, mais on est comme retenu aux pieds et aux bras avec de la substance visqueuse.
Je vois tellement clair maintenant l’absence de l’expérience de réfléchir de telle manière! Cela fais quinze minutes que je n’arrive pas à faire ce que je veux – me concentrer sur un sujet qui m’intéresse. Comme si je n’arrivais pas à mettre un fil dans le trou minuscule d’une aiguille… c’est désespéré, tout ça, au diable, pourquoi essayer de se tirer d’un marais par les cheveux… cela ne fait que quinze minutes, mais je me sens comme si pendant une heure j’ai coupé le bois… On a une envie tenace de se concentrer sur n’importe quoi d’autres – ne serait-ce que bavarder au sujet du temps qu’il fait, ou alors mouliner les pensées sur la diversité de la cuisine locale… Eh bien, voila le déjeuner qui arrive…
Je l’ai fixé de manière hébétée, en me rendant compte que si je commençais à manger à ce moment là, je perdais, j’esquivais la lutte pour l’idée précieuse, en capitulant devant le quotidien, qui défendait tellement fort ses droits jusqu’à m’épuiser, m’accabler.
Et le déjeuner se refroidit entre-temps… Je préfère quand même d’y revenir plus tard, puisque je me souviens à quoi je voulais réfléchir, tout est noté, rien ne m’empêche de continuer après le chocolat chaud qui sent tellement bon et le dessert aux noisettes…
Les quelques premières secondes je me rendais encore compte que j’avais perdu et que j’avais capitulé, mais ensuite, j’ai changé ma certitude très rapidement et je suis devenue sûre d’une autre chose, notamment: rien de spécial ne s’est passé, j’ai juste reporté la question pour plus tard, je ne voulais simplement pas que le déjeuner refroidisse – la pratique restait la pratique, mais manger froid n’était pas bon.
Contente et calée, je suis sortie dans la rue. Quant à réfléchir, je le voulais moins qu’avant, et j’ai plongé dans «rien ne se passe» vide et insipide sans le remarquer, puisque l’envie de ne faire aucun effort et me livrer au courant était trop forte. J’ai décidé d’aller dans l’autre bout de la ville, opposé à Lakshman Djoul. Là, selon le plan, les ashrams étaient plus grands. Le guide disait qu’ils avaient des règles très strictes, et j’étais curieuse de savoir ce qu’ils donnaient «en échange» du suivi de la discipline sévère.
Alors ça, c’est de la pompe! C’est probablement un palace à quelqu’un – avec toutes ces colonnes torsadées, des arcs, des palmiers, des sculptures, des fontaines et un policier imposant devant le portail. Sur de petits chemins en marbre de jeunes indiens courent par ci par là, pieds nus, vêtus tous pareil, en uniformes oranges faisant penser à un ordre religieux. Il me semble que c’est un établissement scolaire de prestige.
– Dites-moi, s’il vous plait, c’est quoi?
Le policier m’a adressée un large sourire condescendant en me regardant comme un enfant ignorant.
– C’est l’ashram de Krishna. «Beatles» ont vécu ici, ils y ont rencontré leur guru…
– Ah, d’accord…
– On devient pandit ici.
– C’est-à-dire que tous ces garçons en orange sont de futurs pandits? Il a fait une légère grimace après avoir entendu le mot insolent en référence des pandits respectables, quoi que jeunes et futurs.
– Exact.
Et c’est qui ça? La route s’est déroulée respectueusement devant sa prompte démarche et sa large poitrine. La crinière de cheveux noirs et bouclés flottait au vent du soir, venant du Gange. Il marchait si vite que les garçons aux petites queues de cheval marrantes, arrangées sur leurs nuques, avaient du mal à le suivre. Il s’en fichait complètement, – il ressemblait à un césar entouré de sa cour admiratrice. Les indiens se trouvant à côté lui cédaient la route en joignant les mains comme pour prier et en souriant béatement. Il honorait certains avec un léger hochement de tête, d’autres – avec un grand sourire, qui démontrait un rang d’excellentes dents blanches. Son regard englobait des espaces sans toucher à la terre des mortels, comme s’il observait ses propriétés non terrestres… Il s’est arrêté d’un coup, à peine plus loin qu’à dix centimètres de distance de moi, vu qu’il ne s’attendait pas aux obstacles sur son passage. Le masque de toute puissance et de grandeur est tombé brusquement, ses sourcils épais, en arc, se sont froncés d’étonnement, mais son visage a essayé de montrer un sourire, qui a été finalement un peu de travers, et lui il avait l’air de le ressentir et s’est fâché contre moi de l’avoir démontré de façon non flattante après lui avoir barré la route.
– Tu es fâché?
Les cigales se sont tout de suite tues, le vent s’est calmé, les garçons ont pu reprendre le souffle finalement et gardaient le silence, en prenant des poses ridicules…
– Quoi? – après avoir fait une pause, il a souri de manière affectée et amicale.
– J’ai demandé si tu étais fâché contre moi?
– Oh, mon anglais est mauvaise, très mauvaise!
J’ai pressenti son mouvement destiné à me contourner et je lui ai encore barré le passage. Mon cœur battait d’appréhension, mais je ne céderais pas, je voulais obtenir la réponse à ma question.
– Quelqu’un peut traduire? – j’ai regardé autour. A côté de lui il y avait au moins dix disciples et dix badauds de plus, et encore dix admirateurs. Tout le monde restait silencieux.
– Personne ne parle anglais?
Le pandit en chef ne se décidait pas de me pousser de côté, sa tension montait.
Apparemment, il ne savait pas comment se comporter dans une situation si étrange, – une petite bonne femme s’est mise sur son chemin, l’embêtait avec ses questions et, de toute évidence, n’avait pas l’intention de céder. L’angoisse mal cachée, il a regardé autour de lui, en recherchant du soutien dans son entourage, finalement un jeune en est ressorti, le visage sans expression et de petits poils au dessus des lèvres.
– Je veux savoir si le pandit en chef éprouve des émotions négatives?
– Des émotions négatives? – il avait l’air de ne pas en avoir cru ses oreilles.
– Oui, des émotions négatives.
En balbutiant, il a dit quelque chose à son maître, le visage de ce dernier s’est mis à refaire un sourire hollywoodien habituel. Il a écouté la question, a dit quelque chose brièvement en réponse, et s’est préparé de nouveau à partir, mais je n’ai pas bougé, en attendant la réponse.
– Non, il n’éprouve jamais d’émotions négatives.
Mais bien sûr! Qu’est-ce qu’il aurait pu répondre d’autre!
– Qu’est-ce qu’il éprouve alors? Justement maintenant, il éprouve quoi?
Traduis…
Intimidé et balbutiant encore plus, il a traduit cette insolence inouïe. On m’a juré en réponse qu’à cet instant là le pandit en chef était très pressé, mais le lendemain il était prêt à répondre à toutes mes questions et qu’il m’invitait à venir à six heures à pudja… Et j’ai cédé, j’ai cru que le lendemain il allait vraiment me parler, et en recevant son sourire tsarine comme au revoir, je suis restée toute seule avec le ciel du soir, le vent un peu frais et les petits chemins en marbre, devenus déserts.
Quelqu’un a touché mon épaule, – c’était une femme européenne. Elle s’est adressée à moi en anglais qu’elle parlait mal.
– Qu’est-ce que vous voulez?
– Je veux savoir si le pandit en chef éprouve des émotions négatives.
Elle a écarquillé les yeux, furieuse, ahurie et en même temps inquiète, elle a regardé autour, soucieuse d’apercevoir si quelqu’un l’a vue entendre cette question.
– Lui? Des émotions négatives? Mais non, bien sûr que non. Andrei, crois-tu que la jeune fille demande si le pandit en chef éprouve des émotions négatives…
– Eu, mais vous êtes russes!
– C’est surprenant, vous êtes russe aussi… Vous êtes là pour longtemps?
– Je ne sais pas pour l’instant… Pourquoi êtes-vous si sûre qu’il n’a pas d’émotions négatives?
– Nous avons passé avec lui ici dans l’ashram deux semaines, nous avons beaucoup parlé, et je ne l’ai jamais vu éprouver quelque chose de négatif… C’est un pandit en chef!
– Quelle différence? Est-ce que le fait qu’il est en chef veut dire quelque chose?
– Bien sûr, – un homme est entré dans la conversation, et lui, certainement, il était mécontent à cause de mon comportement. Il avait quinze ans de plus que moi et était apparemment prêt à me gronder comme une petite écolière, – ce n’est pas une maison d’escroquerie ici, c’est un grand Ashram. Pour y occuper une place quelconque, il faut passer des examens spéciaux…
– Mais d’après ce que je comprends, les pandits ne sont pas saints, ni éclairés, ce sont des personnes qui se connaissent bien dans les saintes écritures, et pour occuper une place ici, il faut d’abord connaître bien les scripts et maîtriser le sanscrite. Admettons même qu’il faut plus que ça ici, un certain développement spirituel, on ne sait pas qui mène ces examens. Et si cela fait longtemps que tout est devenu formel ici, même si cela avait été vrai auparavant – c’est à VERIFIER, et pas seulement accepter comme un fait accompli. Vous avez vérifié?
– Je vois que vous savez tout… Pourquoi demander alors?
– Mais je ne vous demande rien… Je ne veux pas du tout vous parler, parce que justement maintenant vous éprouvez de la vive antipathie envers moi, en essayant soit de m’apprendre, soit de me piquer… Vous disiez alors que vous avez beaucoup parlé avec le pandit en chef, – je me suis retournée vers la femme.
Elle a été gênée, de toute évidence, vu que j’ai renvoyé son compagnon, probablement son mari. Me renvoyer à mon tour – elle n’en avait pas le courage, et continuer la conversation, elle ne le voulait pas non plus. Elle a jeté un coup d’œil inquiet sur Andrei en recherche de soutien, mais ce dernier était si agacé par ma réponse qu’il était devenu tout rouge et n’arrivait pas à prononcer un mot. Elle a compris que c’était foutu et a prononcé d’un ton meurtri, la grimace de souffrance sur le visage:
– Oui.
– De quoi avez-vous parlé? Vous parlez hindi?
– Non.
– Et lui, il ne parle pas anglais… Bien, admettons qu’il vous suffit de communiquer non verbalement pour comprendre comment est la personne devant vous, mais pourquoi êtes-vous si sûre qu’il n’éprouve pas d’émotions négatives? J’ai vu toute à l’heure qu’il a éprouvé un fort mécontentement quand je l’ai arrêté.
– Peut-être, l’avez-vous dérangé.
– C’est à dire que vous croyez que si je l’ai dérangé, une personne éclairée peut se fâcher?
– Non, vous ne m’avez pas compris… Bien sûr, il était mécontent, parce que votre comportement, n’était pas… excusez-moi, bien… Mais ses émotions négatives ne sont pas comme les notre, à vous et à moi, et ce n’est pas correct de se comparer à lui.
– Et ben? C’est intéressant, quelles sont ses émotions négatives? Qu’est-ce que vous en savez?
– Larissa, viens, qu’est-ce que tu lui parles, regarde-la, elle est folle…
Ayant reçu finalement une motivation nécessaire, elle a fait une grimace en souriant avec culpabilité, ensuite elle a reculé, s’est tournée et a disparu de mon champ de vision.
En gardant cette humeur de guerrière, j’ai continué mon chemin, je me préparais à la rencontre du lendemain, pendant laquelle je voulais mettre les points sur les «i». Je me souvenais très bien de la toute première histoire de ma confrontation avec un «guru» moscovite, autour duquel il tournait des commérages, des légendes, des foules d’admirateurs, de jeunes filles amoureuses de lui, des journalistes, – bref, un ensemble typique des phénomènes qui accompagnent chaque personnalité grande et extraordinaire.
Pendant deux ans j’ai été moi-même amoureuse de ce guru, – amoureuse pas de l’homme, mais du maître.
Il parlait du monde des rêves et du corps astral aussi spontanément qu’un voyageur passionné parlerait du pays où il a habité particulièrement longtemps. Il connaissait personnellement Castaneda, Osho et Mantak Chia, il a mené des séminaires dans des différents pays du monde, il a longtemps habité en Inde où il a été reconnu par des maîtres modernes estimables. Maintenant je ne sais pas distinguer ce qui en était réel et ce qui était un des maillons de son projet commercial, mais à l’époque je croyais dur comme fer en tout, et chaque détail de son histoire personnelle me réjouissait véritablement.
Il m’a fallu une année pour me décider finalement de m’approcher de lui après un séminaire pour lui poser une question. Lors du séminaire on pouvait aussi poser des questions, mais sous forme de petits mots, qui s’acheminaient vers lui par de nombreuses mains pour s’accumuler en un grand tas à ses pieds. Il n’avait pas assez de temps pour répondre à toutes les questions en une heure du séminaire, il piochait alors du tas un chanceux bout de papier, le lisait d’abord pour lui, pour choisir de répondre ou pas. Ainsi la chance d’obtenir une réponse à sa question n’était pas grande, sans possibilité non plus de poser des questions pour préciser.
Moi donc, à moitié morte de trouille, je me suis forcée littéralement de monter ces quelques marches qui divisaient l’espace de la salle de la scène basse. Mon cœur battait, les mains sont devenues moites, les jambes me tenaient à peine… Et c’était moi, moi! qui avais eu plusieurs mois de travaille à la télévision, moi – qui se mettais en avant, insolente, jeune journaliste, bon sang… Autour du guru il y avait un cercle impénétrable de solliciteurs, se succédant l’uns les autres, tels des morceaux des légumes dans un énorme robot. Comme une méduse molle j’ai été emportée vers Lui, et moi, en ayant peur de lui regarder dans les yeux, j’ai peiné pour formuler ma question. Je me souviens de sa réponse, comme dans le brouillard.
Je lui ai demandé quoi faire avec un attachement envers un garçon, l’attachement qui m’empêchait de vivre depuis un an. Je voulais détailler plus, mais je me suis dépêchée car derrière il y avait de la pression… Finalement, j’ai reçu un toucher amical sur l’épaule et une réponse insignifiante du genre «le temps guérit tout». Me permettre de penser que c’était du n’importe quoi – je n’en étais pas encore capable, c’est pourquoi je continuais à croire très fort en l’état éclairé de ce guru et à visiter ses séminaires, après lesquels il restait quand même la question irrésolue – comment changer sa vie. Ses discours m’hypnotisaient, et il semblait que toutes ses paroles avaient du sens profond, que je n’aurais pas pu m’expliquer à moi-même, les émotions extatiques me remplissaient, me privant de la capacité d’évaluer de manière adéquate ce qui se passait.
Quelques mois plus tard une envie de poser une question a apparu encore, et avec lui – une inquiétude paralysante. Cette fois j’y étais prête, et en général, tout était plus simple, avec moins de brouillard, j’ai même réussi à regarder un moment dans ses yeux… et encore j’ai reçu une réponse absolument vide, un bisou à la joue, j’en suis restée complètement ahurie. Mes questions devaient être très stupides, puisqu’il répondait si brièvement et à contrecœur…Ou alors il n’avait rien à dire? Cette idée m’a presque effrayée, j’étais tellement habituée à croire qu’il était un Maître! La vie se remplissait de sens quand je pensais que je visitais les séminaires d’un vrai Maître, et peut-être un jour je pourrais devenir son disciple.
A partir de cet instant là j’ai commencé à éprouver une gêne croissante à chaque séminaire visité, et un jour j’ai réussi à me débarrasser du charme doux de sa personnalité charismatique et de son sens d’humour parfait, et tout à coup je me suis clairement rendue compte que je NE COMPRENAIS PAS de quoi il parlait.
– … le vrai «moi» ne possède ni forme ni fond. Il peut se rejoindre à une forme quelconque, et alors une illusion apparaît comme quoi «moi» c’est la forme. C’est une qualité de Kundalini, qui fait naître et qui protège maya. La raison est un outil à l’aide duquel Kundalini soutient le monde tel quel vous êtes habitué à voir. Hors de la raison vous obtenez votre vrai «moi». Comment sortir hors de la raison? Il existe beaucoup de pratiques destinées à ça. Y compris les exercices du souffle. En changeant le rythme de votre souffle vous pouvez changer l’état de votre conscience… Ce monde n’est qu’une des milliards de positions du point de rassemblement, et nous tous ne sommes que des personnages dans les rêves du créateur…
Tout de suite j’ai eu envie de me lever pour poser des questions directes, notamment: ce que c’était Kundalini, la raison, le point de rassemblement, quelles exercices on pouvait faire… J’ai tout à coup compris que tout ce temps là je n’avais aucune clarté concernant ses paroles, qu’à chaque fois que j’entendais ces mots magiques un éclat d’exaltation en bulles apparaissait, qui ne changeait pas du tout ma vie. Cela ressemblait à de la toxicomanie, une fois par semaine j’obtenais mon kiffe, et le reste du temps c’était de la grisaille et du quotidien.
Désormais, j’ai commencé à regarder ce guru autrement – non simplement le dévisager mais observer et examiner… Il n’était pas si doux comme j’étais habituée à penser lorsqu’il réussissait à m’assommer avec ses discours moelleux. Il semblait qu’il était tellement content que toute la salle l’écoutait, la seule grande bouche ouverte… Mais non, ce n’était pas possible… cela ne pouvait pas se produire. Sans le vouloir j’ai replongé dans le tourbillon du kiffe, et de nouveau il m’a paru un magicien impeccable, un yogi éclairé – en bref, un dieu incarné. Mais non, je ne cédais pas si facilement. Je me décrochais du rêve et je voyais de nouveau un regard vide, un sourire méchant et le sentiment de sa propre importance flagrant. Comment devait-on dormir pour ne pas voir tout ça?! Il a commencé à ressembler à un sorcier méchant, qui avait endormi les gens et pouvait faire tout ce qu’il voulait avec eux. La peur a apparu qu’il verrait tout de suite que je ne dormais pas et que je voyais tout… J’étais assise au avant dernier rang – c’était la place la plus proche qu’on arrivait à occuper en venant une heure avant le séminaire, – ceux qui venaient plus tard, devaient s’asseoir par terre, et lorsqu’il ne restait plus de place par terre, les couloirs et les passages dans la salles se bouchaient… Brusquement il a fixé son regard sur moi, tout a gelé à l’intérieur de moi dû à son regard dur comme des rayons X. Comme dans un cauchemar… Quoi faire? Ou alors cela juste me semblait et il me regardait tout simplement, comme n’importe qui d’autre? Ca ne changeait rien du fait que je n’aimais pas du tout ses yeux, apparemment, je ne les avais jamais regardé auparavant.
– Il me parait que je ne t’ai jamais vue visiter mes séminaires,- il a dit presque en murmurant, mais à mon avant dernier rang j’ai entendu ses paroles comme s’il n’était qu’à un mètre de distance de moi.
Je me suis retournée, car je ne croyais pas qu’il s’adressait justement à moi, – derrière il y avait un rang de personnes sans intérêt aux visages contents et absents… Alors, c’était à moi.
– A toi, c’est à toi, ne te retourne pas, – il a penché la tête de côté en attendant la réponse.
C’était étonnant mais il n’y avait pas une nuque qui se retournerait dans ma direction, comme si personne n’a remarqué qu’il avait interrompu le séminaire pour me parler. C’était exactement comme dans un cauchemar, – autour que des zombies, et moi je ne pouvais ni parler, ni bouger, effrayée. Un brouillard visqueux et âcre couvrait les yeux, à travers duquel il n’était pas possible de voir… Hein, c’était la fin, j’étais perdu, plus de force même pour avoir peur…
– Eh, tu tombes sur moi.
Qu’est-ce que c’était??? Un rêve? Oui, un rêve… Diable… le guru était sur la scène et répondait à une question, en provoquant des éclats de rire et des hurlements… Ou ce n’était pas un rêve? Tout s’est entremêlé dans ma tête, le corps frissonnait désagréablement, comme lorsqu’on se lève avec un réveil sans avoir dormi assez. Il était absolument clair que cet homme n’était pas celui que j’avais l’habitude de voir. Et de nouveau l’envie de tout de suite lui poser une question réapparu pour finalement éclaircir ce qui il était… D’ailleurs, il n’a jamais parlé de lui, de son expérience, je ne savais rien de sa pratique, de ce qu’il éprouvait. J’aurais voulu me lever et poser cette question que toute la salle l’entende, qu’il ne puisse pas faire semblant de ne pas l’avoir entendu! Le cœur battait follement, en quelques secondes le corps est devenu chaud et transpirant, les spasmes ont apparu dans le ventre, – non, je ne pouvais pas ma lever au milieu de la salle dans laquelle il y avait au moins 200 personnes à part moi… Attirer l’attention d’une telle foule! Au moment où je commençais à imaginer qu’ils allaient tous se tourner vers moi et examiner chaque ma parole, je devenais comme paralysée, les vagues d’angoisse presque m’enlevaient du siège… Et pourquoi j’aurais besoin de ça – entrer en confrontation avec lui, car j’ai compris l’essentiel – il n’est pas un Maître. J’avais une très forte envie de rentrer tranquillement chez moi… Je n’ai pas eu la chance de rentrer tranquillement,- j’en ai rampé comme un chien battu.
Trois semaines sont passées en tentatives d’oublier ces soixante lundis où je visitais les séminaires. Dans l’université j’ai même réussi à ne pas y penser, mais le fond lourd d’angoisse et de peur m’empoisonnait tout le temps. Et le soir je ne faisais que penser au guru et que je ne pouvais pas tout laisser comme ça – fourrer mes peurs au plus profond de moi et continuer à vivre comme si de rien n’était. Chaque pensée de venir au séminaire et poser une question en pleine salle provoquait une panique.
Beaucoup de choses se sont mises en place dans ma tête pendant ces trois semaines – le fait que chaque son séminaire coûtait 150 dollars, et que tous ses séminaires étaient enregistrés sur des cassettes et vendus comme des petits pains… Tout ce qui était lié à lui tombait dans le tourbillon de ses admirateurs et admiratrices en un clin d’œil. Pourquoi est-ce que je n’y avais jamais pensé? Quelle imbécile… Finalement, j’ai pris une décision – je surmonterais ma peur et je lui poserais une question, même si après ça, humiliée, je disparaisse de la surface de la terre à cause de la honte.
La première fois je n’y ai pas réussi, – je suis restée là, clouée sur une chaise, et même quelques fois j’ai commencé à m’intéresser aux histoires du guru. Je suis partie chez moi dans un état moisi. La fois suivante je l’ai vu marcher dans le couloir et j’ai décidé fermement de lui barrer la route pour lui poser la question au moins comme ça, puisque je n’arrivais pas à me lever au milieu de la salle. J’ai sorti la tête dans le couloir et je me suis immobilisée comme un épouvantail… Il paraissait qu’il n’y avait pas moyen, – je resterais toujours dans ce trou de lâcheté et de stupidité.
Je lui ai même écrit un mail dans lequel je l’ai nommé lâche et hypocrite. Il n’a pas répondu à mon message, mais cela importait peu, il était important que je ne me sois pas sentie libre d’un iota.
J’ai répété mon speech pour la centième fois et je suis allée au séminaire avec une ferme décision – soit aujourd’hui, soit jamais. Je regardais les visages des gens et me rendais compte que c’était absurde d’avoir peur de la réaction de cette personne ou de celle-là… Mais une fois je cessais de les regarder, ils devenaient une force – une société à laquelle j’avais une peur bleue de me confronter.
– Pourquoi tu parles tout le temps des choses abstraites, parle de ta pratique, – j’ai entendu ma voix comme de l’extérieur. Le monde entier a cessé d’exister – sauf la voix, la silhouette du guru sur la scène et la tache floue de la salle.
– Mais parce qu’il n’y a plus rien à raconter…
Un éclat de rire dans la salle.
Tout à coup ma peur est partie et une sorte de source s’est ouverte à la place en laissant grandir un calme profond et une détermination joyeuse. Je suis devenue une autre personne – c’était comme une naissance. Toute à l’heure il y avait un animal pitoyable, tremblant de peur, et après – une telle grandeur, un brise-glace!
– Tu disais toute à l’heure ce que c’est qu’une âme, – ma voix est devenue comme un grand fleuve puissant et tranquille. – Mais tu n’as toujours pas dit ce que c’est. Tu a parlé des sorties du corps, de la perception propre, de la deuxième attention…, mais qu’est-ce que c’est qu’une âme?
– Tu le sais toi-même pas pire que moi!
– Je ne comprends pas du tout de quoi il s’agit… Je n’en vois aucune chez moi, et si toi, tu la vois, décris-la.
– Je ne sais pas ce que c’est une âme.
– Ca veut dire que tu es un menteur?
– Bien sûr, comment ne l’as-tu pas compris dès le début? Puisque tu es venue ici pour ça, – pour me dire que je suis un menteur, et pas pour blablater sur l’âme?
– Oui, je veux te dire que tu es un menteur et pas un maître éclairé, tu es un marchand ordinaire.
– Oui, c’est exact. C’est absolument vrai, – il s’est adressé à la salle.
Son jeu était parfait. La salle était ravie.
– Continuons, donc…
– Et tout le monde comprend alors ce que c’est qu’une âme, après avoir entendu son explication?
Silence, de petits rires sourds.
– Vous entendez la voix? – le guru se tourne de tous les côtés, effrayé, – il me semble qu’il y a des esprits …
– Alors, la vérité n’intéresse personne ici? – je le dis fort et avec défi.
– Oh, c’est la vérité qu’on nous a apporté,- un cri provenant de la masse de la salle.
Et c’est tout! Personne n’a osé rien dire. Bon sang, ils ont tous autant peur que moi, ils ont tous une peur bleue de se lever et me répondre.
– Est-ce un cirque ou un rassemblement de personnes qui aspirent à la liberté?
– C’est un cirque! Exact, un cirque, et toi, tu es un clown principal ici! – le guru dit malicieusement. Je propose de ne pas faire attention à cette fille bizarre, – un éclat de rire, – et continuer le séminaire. Si elle parle, pour vous ce sera le même exercice que Castaneda avait décrit lorsque don Juan et don Jenaro lui parlaient sur les deux oreilles.
Un éclat de rire.
Brusquement, la foule a été perçu comme une substance homogène plastique, – comme des murs morts et aveugles. Il y avait une sensation comme si le monde a disparu de la salle en un instant, et il n’est resté que ce quelque chose muet et inanimé. Comment pouvait-on avoir peur de ça?
Quand j’en suis sortie, je me sentais comme si j’étais devenue très grande, forte et vide. Mais c’était un vide particulier – il était rempli, et à tout moment quelque chose d’absolument nouveau pouvait apparaître de ce remplissage. Je me suis souvenue de ces personnes au séminaire et me suis rendue compte que je n’avais pas ressentie de l’antipathie envers aucune, même pas pour une seconde. J’ai compris clairement que je n’avais pas envie d’utiliser la force qui s’était libérée des encombres de la peur pour rien d’autre que l’atteinte de la liberté. Je pouvais tout faire avec cette force, – quelle grande idée! – même retourner le monde entier. Mais non, ce n’était pas ça que je voulais, je ne voulais aucun pouvoir, aucune révolution, – j’avais besoin de la liberté là, dans cet endroit – dans ce cœur et dans cette tête.
Je rentrais chez moi, et tout autour continuait à grommeler à cause des sentiments complètement nouveaux. Pouvais-je imaginer que suite à cet acte tout changerait en moi de TELLE FACON? Les images habituelles ternissaient, et à travers elles, comme à travers du verre, un monde grandiose et merveilleux apparaissait – le ciel immense de tous les côtés, au coucher du soleil, rempli d’un grondement bas, monotone et à peine perceptible, qui semblait plus parfait que n’importe quelle mélodie complexe. Je regardais des gens moroses, tordus par des soucis, des rames du métro décrépites, et tout ça était loin et insignifiant… Il n’y avait que mon monde fabuleux et l’anticipation – à tout moment tout pouvaient disparaître, et j’ouvrirais les yeux dans un autre monde, je n’avais pas du tout peur, j’étais ouverte – quoi qu’il arrive. J’ai fermé les yeux et une large route ensoleillée s’est déroulée devant moi. Elle m’appelait et en même temps m’amenait derrière l’horizon, sonnante de joie et d’anticipation de nouvelles découvertes.