Il restait à peu près une heure de route avant d’arriver à Rishikesh. Malgré la nuit blanche successive, passée dans le car, je n’avais point sommeil, au contraire, je me sentais si alerte et concentrée comme je ne me sens pas toujours après un bon sommeil. Il était presque huit heures du matin, et le soleil était tellement brillant que si l’on regardait par la fenêtre et puis se retournait, la vision noire restait encore quelque temps devant les yeux. Les montagnes ressemblaient par là aux grandes collines luxuriantes, couvertes de denses forêts tropicales. J’ai sorti la tête par la fenêtre pour exposer le visage au vent chaud, qui semblait me transpercer au passage. Mon corps était si léger et agile comme si je venais de prendre une douche froide. L’odeur de la fraîcheur était un peu glaçante, forte et en même temps très fine … mais ce n’était pas une odeur, c’était quelque chose ressenti dans tout le corps, comme si j’étais devenue une fleur émanant cet aromate, et même le car, usé par la poussière et la saleté des routes indiennes, provoquait des éclats de cette sensation croissante. Je me suis retrouvée comme dans la mer rafraîchissante des feuilles nouvelles, remplies d’un soleil matinale, et me suis transformée moi-même en ces feuilles. Une sensation d’une fraîcheur mentholée dans les paumes, d’abord à peine perceptible, mais devenue ensuite tellement intense que l’inquiétude a apparu – «à quoi ça peut aboutir». Cette sensation mentholée est montée le long des bras en gagnant de la force particulière dans les zones du visage et de la poitrine. Le souffle est devenu glaçant, comme s’il y avait du gèle dans la bouche. Ces sensations nouvelles ne m’ont pas fait peur, je ne sais pas pourquoi mais j’étais sûre qu’elles faisaient également parties des changements qui m’arrivaient.
Ces derniers jours un pressentiment ne me laissait pas, comme quoi quelque chose était sur le point de se produire, quelque chose d’extrêmement important, comme si durant toute ma vie d’avant je m’en approchais et finalement il ne me restait que quelques pas… Et encore quelques uns… Mais quand? Il se peut qu’un bébé se sente ainsi dans le ventre de sa mère, lorsque ça devient de plus en plus serré, et l’inévitabilité de passage dans une toute nouvelle qualité d’existence presse de tous les côtés. Je serre les poings, puisque je ne peux plus attendre, je ne sais pas ce que ce sera – une rencontre avec des êtres merveilleux, ou une vague de sensation grandiose viendra de l’intérieur, ou alors je me réveillerai le matin dans un autre monde, comme Aurobindo a écrit, mais je sais que CELA viendra. Il me semble que je suis prête à tout, à n’importe quels changements dans la vie, qui seront accompagnés par ce son joyeux et cette admiration passionnée. Peu importe comment je vivrai, quel décor m’entourera, je ne veux plus être guidée par autre chose que ce désir – vivre ce qu j’ai envie de vivre. J’ai compris ce que le sâdhu avait voulu dire et de quels désirs il avait parlé – on ne les confond pas avec d’autres choses, et je ne veux pas analyser s’ils sont «bien» ou «pas bien» … Ca me coupe le souffle d’imaginer que je peux ne pas censurer ces désirs, que je peux tout simplement les suivre, y succomber, en faisant complètement confiance à cette sensation surprenante et particulière qui les accompagne. Je veux tellement que tous mes sentiments soient justement comme ça – comme des rafales de vent chaud, comme des jaillissements puissants d’un courant froid, comme des rayons de soleil qui ne connaissent aucun obstacle. La toile des évènements devient vivante et sensuelle, tel le corps d’une jeune fille amoureuse – elle cède aux aspirations joyeuses, en laissant s’entrevoir sa profondeur, en entraînant plus loin, loin de l’image plate et décolorée, que je prends tous les matins pour une seule vie possible… Comment? Ou – «quoi»? Ou bien??? Je ne sais pas comment formuler la bonne question, mais les recherches de la bonne mise ne forme sont vécues comme un état merveilleusement créatif. Faut-il trouver des formules quelconques? Lorsque j’abandonne les tentatives de sélectionner des bons mots pour la question prête à glisser de mes lèvres, l’intensité de l’aspiration de dépasser toutes les frontières possibles acquiert de la force… Peut-être est-ce «la réponse»? …
Rishikesh m’a fait sourire ironiquement. Je m’attendais à trouver une ville d’anciens temples hindous et de yogis imposants, aux cheveux blancs, mais j’ai vu un carnaval mascarade assez primitif. Des dizaines de temples petits et grands, colorés en toutes les couleurs imaginables pointaient par ci par là, comme sur une table festive. Il y avait de petites bicoques d’un mètre carré de taille (un petit terrain derrière une clôture, un trident est plantée au milieu avec un torchon pendu dessus, devant lui l’encens fume – voilà un endroit sacré tout fait), et des gratte-ciel en pyramide de dix étages aux enseignes gigantesques «un tel yoga». Dans des couloirs enlaçant les gratte-ciel de l’extérieur un courant interminable de monde qui passe. Sur chaque poteau, dans chaque café se trouvent des annonces des cours d’un tel yoga, d’un tel massage, etc. – de deux jours, d’une semaine, d’un mois… n’importe. A tous les coins des sâdhus sont assis en longs rangs, mais ils ne ressemblent pas du tout à celui que j’ai rencontré à Kulu, ceux là sont des frères jumeaux des sâdhus de Delhi: ils mendient sans scrupules auprès des touristes, plaintifs, en grognant et mâchant des paroles, en faisant des sourires suppliants, ils tendent les mains et, en général, ont l’air désagréable – de simples mendiants, déguisés en moines vagabonds dans ce carnaval.
J’ai loué une petite chambre dans le quartier de Lakshman Djoul – c’était l’endroit le plus agréable et calme de tout Rishikesh, à deux kilomètres du centre en remontant avec le courant de Gange. Un autre quartier touristique, Svargue Ashram, m’a paru trop sale, bruyant et cher. Durant les deux premiers jours je ne voulais faire connaissance avec personne, je flânais sur des sentiers, donnais des noisettes aux singes gris, très originales, aux visages étonnés et préoccupés, qui, d’abord, sautaient autour paisiblement et, ensuite, un male m’a attaqué tout simplement en me saisissant les mains très fort et en ouvrant sa gueule pour me montrer ses énormes dents, il s’est agrippé du plastique entier avec des noisettes. Une bestiole maligne… et oui, les singes n’étaient pas si inoffensifs que ça. Je prenais en photos des petites filles mendiantes, on bavardait, j’étais attirée par leurs visages surprenants et beaux, leurs yeux vifs. C’est étonnant… toutes nos tops modèles n’arrivent pas à leurs chevilles. Elles étaient souriantes… je leurs souriais en réponse, en admirant ses créatures naturelles.
Je suis montée au cascade d’eau, suis restée jusqu’aux genoux dans l’eau du petit lac, creusé soigneusement dans le rocher par des jets puissants, et un peu plus haut j’ai trouvé une grotte sombre et humide. L’eau suintait le long des murs et du plafond, les gouttes se détachaient à mi-chemin pour tomber lourdement, en se dispersant dans l’air en poussière humide. Je me suis vautrée sur la plage, qui était juste à côté, à cinq minutes de marche de la petite aire située au centre, à côté du pont, avec un Siva bleu assis au milieu. La plage était assez pittoresque – avec du sable blanc aux grains très fins, il y avait un temple abandonné, comme sorti du conte de fée sur Maugli, l’eau était très pure, comme celle de la Méditerranée, au courant faible et de 18 ° environ. Des touristes étrangers se tenaient en un groupe compact, et les badauds indiens passaient de côté, ce qui me convenait tout à fait, puisque des indiens me dévisageant bizarrement ont commencé à me taper sur les nerfs. J’en avais assez de leur simplicité! Ils venaient en petits groupes, s’asseyaient en rangs, tels des singes, en papotant entre eux sans arrêt, et sans aucune gêne, sans cacher leur curiosité bestiale, fixaient des décolletés, des jambes et des ventres dénudés des femmes blanches. Ensuite, ils se retiraient dans des buissons (soit pour pisser, soit pour se masturber), et revenaient pour continuer à lorgner.
Des hommes, des femmes et des vieillards miséreux, et surtout des petits garçons et petites filles provoquaient en moi la plupart du temps soit de l’attitude neutre, soit de la sympathie. Mais de jeunes hommes préoccupés sexuellement inspiraient de la forte aversion – ils étaient indulgents, stupides et bruyants, aux yeux inanimés, comme en verre, et avec des chaînes d’or pendues aux cous, la même chose valait pour de riches indiens, qui écartaient les jambes en marchant, tels des pingouins, avec des ventres pendants entre les jambes, ils flânaient dans les rues, l’air dédaigneux, à la vitesse de limace et bavardaient entre eux sans arrêt, avec point d’expression – comme en mâchant un chewing gum. C’est un casse-tête, à vrai dire… pourquoi les indiens ne sont jamais tous seuls, mais toujours se déplacent en petites hordes de cinq-dix personnes? Et de quoi, bon sang, ils papotent sans cesse? Guidée par la curiosité, je me suis jointe discrètement à un petit couple: un homme tenait sa copine par la main de manière assez frimeuse (dans les quartiers touristiques les indiens se permettent parfois une débauche aussi franche) en lui causant sans arrêt et en gesticulant de temps en temps. Ce qui me convenait c’était que ce couple parlait anglais. L’anglais est une des langues officielles en Inde, et souvent les indiens provenant des familles riches ou renommées communiquent entre eux en anglais. La jeune fille marchait, la tête baissée tristement, sans dire un mot, mais en hochant la tête de temps à autre, pour soutenir la conversation, et en plaçant parfois quelques mots. Pendant que je faisais semblant de flâner sans but précis, ayant été amené vers eux par hasard par la foule des badauds, des versions diverses galopaient dans ma tête. Il se peut qu’ils aient fait connaissance toute à l’heure et il lui parlait de lui. Ou alors c’était un mari et une femme et il partageait avec elle ses idées concernant le meilleur endroit pour envoyer leur fils faire des études, ils n’avaient pas d’opinion unique et c’est pourquoi il faisait des gestes expressifs. En m’approchant de très près, j’ai entendu l’homme …. lire les textes des enseignes à haute voix, avec de l’expression et de l’émotion! Légèrement ahurie, je me suis écartée et pendant encore dix minutes j’ai essayé de comprendre – «comment est-ce possible? » En gros, encore un choc culturel.
En allant me promener à Rishikesh, je prenais mon calepin où je faisais des notes sur mes premiers efforts d’examiner les émotions négatives et les pensées à ce sujet.
«* octobre
J’ai l’impression de tout le temps porter quelque chose…, je ressemble à une bonne femme transportant des sacs de courses. Je veux me mettre à galoper, telle une panthère, mais, au contraire, je pèse tout le temps quelque chose, j’évalue et je réagis à tout. Je marche dans la rue et tout ce que je vois provoque une certaine réaction – des émotions et des pensées. Je peux ressentir du mécontentement pendant une demi-heure ou plus, sans même le remarquer. Il était ridicule, bien sûr, de croire que je ressens peu d’émotions négatives. Si je ne remarque pas de tels monstres comme le vif mécontentement, cela ne vaut pas la peine de parler de faibles émotions, qui, ça se trouve, apparaissent tout le temps…Hier, en marchant dans la rue, je me suis rendu compte que cela faisait déjà longtemps que j’avais une sensation comme si de minuscules morceaux de verre me piquaient sans cesse, et moi, je continuaient à marcher toute blessée, mais cet état était si habituel que je pouvais facilement réfléchir à quelque chose en même temps, rêver. Au moment où j’ai remarqué «le verre brisé», je me suis demandé sur ce que cela pouvait être, et j’étais obligée de constater que, malheureusement, envers presque chaque personne que je voyais dans la rue je ressentais de l’aversion, – envers les uns c’était moins et envers d’autres plus. Je n’ai jamais pensé que les gens me déplaisaient autant. Et ce qui est le plus intéressant c’est que lorsque j’ai voulu essayer d’arrêter cette aversion, tout de suite quelque chose s’est hérissé, s’est obstiné de toutes ses forces, et j’ai souhaité revenir dans mon état «blessée» normale. Les émotions négatives se sont collées dans la chambre noire, telles des bêtes dégoûtantes, elles semblaient ne pas apparaître, ni se faire entendre, mais il suffisait juste de mettre un peu de lumière, qu’elles se mettaient à bouger, à faire des grimaces et hurler. Et tout de suite apparaît l’envie de fermer au plus vite cette porte et continuer à vivre comme avant. Pourtant je ne peux pas… Je ne peux pas oublier ce que j’ai vu, puisque cette chambre – c’est moi. Je me sens comme si j’ai appris que j’avais plein de vers à l’intérieur de moi…et comment pourrait-on continuer à vivre comme avant après ça? Comment pourrait-on se réjouir de quoi que ce soit, sans pouvoir se forcer ne pas voir, ne pas faire attention, oublier le fait qu’on est constamment dévoré par des vers dégoûtants?
Jusqu’à maintenant je ne suis pas arrivée à faire quoi que ce soit avec des émotions négatives (EN). Dany a dit que seulement une année plus tard il avait réussi à cesser de ressentir les émotions négatives (et encore que dans certaines situations! ), mais cette joie calme dont Lobsang avait parlé n’est pas venue. Et qu’est-ce que c’est que ça – la joie calme? … Moi, je n’arrive à rien faire pour l’instant, et souvent je commence à douter que ce soit possible en général. Je veux tout le temps faire quelque chose d’extraordinaire pour se retrouver là où les EN n’apparaissent tout simplement pas. C’est ce qui semble plus réel, et le fait que moi, comme je suis maintenant, je peux arrêter d’éprouver les EN pas à pas, cela semble presque impossible. Castaneda, cependant, n’a écrit nulle part sur l’élimination des émotions négatives! Il faisait des pratiques tout à fait différentes, et les EN ont commencé à apparaître de plus en plus rarement…Mais moi, je n’ai pas le choix pour le moment, je n’ai pas de Don Juan à mes côté, ni Ramakrishna, qui, d’après ce que j’avais lu, pouvait changer la perception de quelqu’un avec un seul toucher. C’est pourquoi tout ce que je peux – c’est faire quelque chose moi-même…
Peut-être en pensant à un miracle quelconque, qui pourrait changer ma vie en un coup d’une baguette magique, je montre de la faiblesse? Peut-être ces pensées n’apparaissent que parce que je ne suis qu’un nul qui préfère attendre des magiciens et des saints au lieu de se battre pour sa liberté? Ca y ressemble bien, vu l’état content et stupide dans lequel je retombe à chaque fois que je baisse les bras et me mets à attendre que la vie change sans aucune lutte.
Hier j’ai compris que je n’aimais pas du tout ressentir de l’aversion envers les gens, car ce n’est pas seulement un jugement quelconque, c’est MON état à moi, c’est MOI qui est empoisonnée par l’aversion. Il faut arriver à intégrer une fois pour toute que peu importe qui c’est ces gens et s’il existe un prétexte pour éprouver de la négativité envers eux. Je veux éprouver de la fraîcheur, de la joie, de la légèreté, je ne veux pas être une bonne femme lourde, qui porte constamment son jugement et son aversion envers les autres».
Ma communication avec des maîtres et sages locaux était mal partie dès le début. D’abord, j’ai visité le temple situé sur place, à Lakshman Djoul, juste à côté du pont, reliant la rive d’ouest du Gange avec celle d’est. Le temple était assez impressionnant, et j’avançais, pied nus, sur des carreaux en marbre, très frais au toucher, en examinant de près les statues surprenantes placées dans les niches creusées dans le roc, lorsqu’un homme est sorti des alcôves du temple, il a annoncé qu’il était le Maître. J’avais déjà remarqué que là bas, à Rishikesh, ce qui était très avenant, c’était l’amabilité manifestée envers les visiteurs dans tous les temples sans exception, – même si l’on faisait quelque chose pas commode, personne ne regardait de travers, et si l’on faisait quelque chose pas du tout comme il fallait, on nous montrait avec le sourire comment il fallait ou pas faire. C’est pourquoi je n’étais pas étonnée quand le maître yogi s’est mis à me montrer le temple, en m’indiquant ceci ou cela. Bien sûr, la conversation s’est très vite orientée vers des sujets des recherches de la vérité et l’éveil, et il m’a invitée dans la partie intérieure du temple. Nous sommes allés dans la pièce destinée à la méditation – l’endroit où se passait l’éducation et la communication avec les élèves. Il s’est assis sur un coussin en me désignant une place en face de lui, puis il m’a donné des feuilles de papier en me racontant que lui-même, il enseignait ceci et cela, qu’il avait inventé une série de pratiques réussies. Après l’avoir écouté pendant cinq minutes, je me suis retrouvée surprise par un état d’ennui croissant et même envie de dormir. Qu’était-ce, peut-être avais-je mal dormi? J’ai essayé de me secouer – sans succès. Les paroles du maître s’écoulaient de manière monotone comme enregistrées sur une cassette, c’était évident que cela faisait énième quantité de fois qu’il les prononçait, et maintenant il aurait pu lire son journal du matin en même temps. Après avoir fait quelques tentatives d’entre placer au moins un mot, j’ai découvert que son discours ne prévoyait pas de pause, et cela ne m’a guère plu. Le rôle d’un écouteur passif du cours ne me convenait pas, d’autant plus que son sens m’échappait à cause de la succession des sentences abstraites, je ne comprenais pas où je pourrais les appliquer en pratique. A ce moment là j’ai compris que je m’étais trompée d’endroit, et que quoi que ce bonhomme enseigne – ni lui, ni son cours ne m’intéressaient pas, mais il était maladroit de se relever comme ça et partir, et en plus, je voulais vérifier si mon attitude était bonne – je n’avais quand même pas de confiance envers mes sensations… d’un côté, je voulais vraiment y faire confiance, les écouter, quand elles apparaissent comme de nulle part, tel le vent léger apportant la fraîcheur de la compréhension directe, et de l’autre côté, comme si un sceptique acre et ennuyeux à l’intérieur de moi radotait: «tes sensations peuvent ne pas être correctes… tu ne peux pas y faire confiance, et si tu te trompait…» Et oui, ça ressemblait beaucoup à ma mère! Ca fatiguait autant, et la peur apparaissait – c’est peut-être vrai, peut-être qu’elle avait raison et l’on ne peut pas faire confiance à ses désirs, et il faut faire comme ça et comme ci, parce que c’est plus commode, plus correcte, plus sûr… Bon sang… envoyer ma mère promener avec ses précautions, et tout à coup la retrouver dans sa propre tête … et oui…
Finalement je me suis décidée de poser au maître quelques questions, et je l’ai interrompu. Poli, il a cédé à la pression. Je ne savais pas encore ce que j’allais lui demander, j’ai gardé alors le silence pendant une minute en sélectionnant parmi des questions. Il s’est alors avéré que je n’avais presque jamais dans ma vie pris une décision MOI-MEME, sans influence de toutes ces mamans sceptiques peureuses dans ma tête. C’est-à-dire que je n’ai presque jamais suivi mes désirs, qui, quoi qu’ils soient vécus avec joie et accompagnés par l’anticipation, mais sans être renforcés par aucune autorité, valent rien aux yeux du sceptique intérieur. Comme résultat j’obtiens ce que j’obtiens – la grisaille inévitable, insensée – ce que j’avais fui en venant ici, en Inde… et quoi maintenant… comme on dit – on ne peux pas s’enfuir de soi-même, c’est vrai – quelle différence ça fait que je suis en Inde maintenant, et pas au travail, si je continue à vivre comme avant, si je continue à négliger ces désirs joyeux et sonnants qui naissent des fois au profit de ce «correctement gris». Non, au diable. Malgré le fait que je n’avais aucune idée quoi faire et quoi demander – j’allais foncer, demander tout ce qui me passait par la tête, et puis je verrais.
La bouche à moitié ouverte, je me suis souvenu que, en parlant de Siva, de la méditation et d’autres choses, le maître avait mentionné la félicité éternelle. Une idée folle m’est venue dans la tête, d’abord je l’ai chassée comme une idée malpolie, et ensuite j’ai chassé «celui» qui l’avait chassée – et non, je vais poser les questions que je veux poser, au diable la maman dans ma tête.
– Dites-moi, Maître, vous avez parlé de la félicité éternelle. C’est tout simplement écrit dans les livres ou c’est votre expérience personnelle? Eprouvez-vous la Félicité?
– La vie que je mène – c’est la félicité elle-même. – Le Maître m’a jeté un regard imposant et s’est reposé dans les coussins en souriant.
(Alors… que puis-je demander encore? ) Il y a quand même une certaine attitude artificielle dans son sourire, une manière affectée, j’aime pas ni comment il parle, ni comment il sourit, – c’est exact, c’est le moment d’admettre – il ne me plait pas du tout, bien qu’il soit un si grand maître dans un si grand temple… Un Maître… Je l’imagine sans ses vêtements blancs, dans la foule ou sur la plage, en train de scruter les femmes, et tout de suite je ne vois qu’un simple indien, – primitif, au regard lourd et bestial, et c’est de lui que j’ai peur??? Je le regarde de nouveau en pensant que j’ai un maître devant moi, l’inquiétude apparaît – c’est une personne importante, on n’a pas le droit de lui parler de manière aussi frivole… En me balançant ainsi du côté à l’autre, j’ai compris que, m’ayant convaincu du fait qu’il était le Maître, j’au été manipulé psychologiquement, – si l’on dit qu’une marchandise quelconque est la meilleure, on commence à croire qu’elle est vraiment la meilleure et l’on cesse de voir les choses de manière adéquate. Ca se trouve qu’il n’y a aucune différence entre moi et ces idiots qui sont si facile à hypnotiser par la pub, et moi, j’ai toujours pensé qu’avec moi ces trucs ne marchaient pas, et que j’étais différente des autres au moins à cause de ça…
Dès que je m’en suis rendu compte, c’était comme si les freins ont lâché, et à partir de ce moment là notre conversation est partie, légère et rapide. Après m’être libérée de la peur de m’avouer à moi-même mon attitude négative envers lui, j’ai ressenti tout à coup la liberté et la légèreté, la gêne a disparu, et j’ai commencé à lui parler comme j’aurais pu parler à un voisin, par exemple, et quoi que cela puisse paraître étonnant, il s’est avéré que justement cette manière de mener la conversation – d’égal à égal – a montré le plus clairement ce dans quoi je voulais de la définition. J’ai précisé qu’il ne s’agissait pas de l’évaluation de mode de vie, mais d’une sensation directe, la sensation de la félicité – soit elle est là, soit pas. A quoi le Maître m’a répondu que le mode de vie qu’il avait était justement la félicité, ensuite, il a repris la description détaillée de sa méthode. Je voulais plus de précision, et je l’ai interrompu poliment et fermement, en le regardant dans les yeux et en scandant chaque mot – s’il avait justement à ce moment là ou à n’importe quel moment en général la sensation de la félicité réelle, définie et claire dont il avait parlé.
Il semblait que le Maître subissait un tel interrogatoire pour la première fois dans sa vie. J’ai pensé que avant personne ne s’était permis d’interrompre son discours bien structuré, et au moment même où il allait rembobiner la cassette un peu en arrière pour la relancer, dans son regard une inquiétude, presque un panic, a filé. Ses yeux ont vite esquivé les miens, il s’est mis à scruter quelque chose au plafond, puis, il a annoncé, d’abord de façon incertaine, et plus ferme après, qu’il éprouvait ça assez souvent. Comme il a recommencé à étaler ses découvertes dans la pratique de la méditation ( il s’agissait d’abord du fait qu’on n’était pas obligé à rester dans la position du lotus lors de la méditation, mais on pouvait mettre une jambe comme ça – il a montré comment, et comme ça – il l’a encore montré, ou alors on pouvait s’asseoir comme ça), je l’ai interrompu de nouveau pour lui demander de me décrire ce qu’il ressentait, puisque chacun présupposait quelque chose propre à sa vision en parl ant de «la félicité», – ce de quoi j’ai eu de multiples occasions de me rendre compte en communiquant avec des personnes tout à fait différentes, passionnées ( ou faisant semblant d’être passionnées) par des pratiques différentes. La question l’a apparemment surpris, ses yeux ont glissé de nouveau vers le plafond (cela ressemblait extraordinairement à la réaction marrante et ingénue d’un enfant quand il regarde le plafond à l’école lorsqu’il ne connaît pas la leçon), ensuite il a fait un faux sourire béat en disant que c’était inexplicable, qu’il n’y avait pas de paroles avec lesquelles on pourrait décrire ce qu’il ressentait. Et bien… c’est une méthode très commode d’esquiver la réponse, mais je ne suis plus impressionnée par de tels trucs de comédien, – je peux moi-même jouer un diable incarné, mais il n’y a que les dupes qui se font tromper par ça. Moi, je fais confiance à mes sensations, et pas à l’apparence, et cette personne me parait un escroc, définitivement… Je vais ressayer de poser une autre question.
Je lui ai demandé de me décrire la sensation du vide, dont il avait tellement parlé, en plaçant ce vide par ci par là. Là, le Maître était prêt à répondre, et a tout de suite dit que lors de la méditation qu’il apprenait à faire là, il ouvrait les yeux et voyait le vide et d’autres fois il voyait le monde normal. J’ai alors compris que j’avais mal formulé ma question, et lui ai reposé la question pas sur ce qu’il voyait, mais sur ce qu’il ressentait. Il a répondu, qu’il voyait le vide de temps en temps, ou plutôt parfois il ouvrait les yeux et ne voyait rien. Et j’ai compris! Si l’on voulait inventer une sensation quelconque qu’on n’avait pas, il suffisait juste de composer sa description à partir des sensations anciennes qu’on connaissait déjà! Ainsi, si l’on voulait dire qu’on avait la sensation du vide, comment pourrait-on imaginer cette sensation? Au lieu de décrire la sensation, on parlerait de la «notion» du vide, ou de «la vision» du vide, comme si la sensation était dans la vue, ou l’ouie, ou l’odorat! C’est pareil que entendre un kilogramme. J’ai été confronté dans ma vie beaucoup de fois avec ces inventions de ce qui n’existait pas… je me suis menti à moi-même autant de fois, quand j’essayais de rajouter ce qui n’existait pas en réalité, que maintenant je suis allergique aux phrases grandes et belles, qui, soit disant, décrivent l’expérience réelle.
Le soir s’approchait de l’équateur, il commençait à faire nuit, la fraîcheur est venue du Gange, je n’avais plus rien à faire par là. Les poupées colorées des éléphants et des bonhommes rigolos ne me distrayaient plus, et la poupée du Maître – encore moins. En partant je lui ai demandé s’il éprouvait des fois des émotions négatives. Les yeux du Maître s’est écarquillée un peu plus et il a encore levé les yeux au plafond, j’ai pensé qu’il essayait de décider s’il allait mentir ou pas. Apparemment, il a compris que mentir ne lui réussirait pas parce que cette salope européenne devant lui allait le coincer encore avec une question quelconque. Il a répondu que oui, bien sûr, il les éprouvait, mais! En disant «mais» il a eu une expression du triomphe de l’éveil définitif sur le visage. Il ne les éprouvait pas tout simplement, mais en les éprouvant il n’y rentrait pas, ni ressentait de la responsabilité, tel un chien qui montre ses dents sans se vexer à ce sujet. Et lui – pareil, il éprouvait des émotions négatives sans s’y engager.
J’ai failli me faire avoir par cette phrase, je me suis mise à imaginer ce qu’il voulait dire par là, et j’ai senti que j’était emporté je ne sais pas où, loin de la lucidité, de la sincérité, je voulais tellement croire qu’on pouvait éprouver des émotions négatives et être éveillé en même temps, puisque cela voulait dire qu’il n y’avait aucune nécessité de lutter contre elles… Mais non, je ne veux plus rien entendre sur un non-engagement mythique, j’ai vécu avec ça presque deux ans, et je ne suis arrivée à rien hormis un oubli temporaire et un contentement obscur. Sans cacher le scepticisme, je lui ai dit que c’était stupide, puisque s’il éprouvait les émotions négatives, il s’y engageait à ce moment même. Le Maître a vite abandonné cette position et décidé de reculer aux flancs plus protégés – il a admis que j’avais complètement raison, oui, j’avais raison, mais il voulait dire qu’il ne ressentait pas de responsabilité pour ses émotions négatives, qu’il les prenait comme des choses faisant partie intégrale du monde, comme un chien ressentant quelque chose… j’ai laissé tomber à écouter ce que ressentait un chien, je me suis levée et partie. A la tête du temple et d’ashram il était un lâche, menteur et tout simplement un escroc. Lors de la conversation il a essayé de me donner des feuilles avec des incitations bien formulées et l’invitation de devenir son élève. Pour un certain tarif, bien sûr. Et pas n’importe lequel!
Je suis allée sur le pont et je me suis arrêtée au milieu. C’était tellement agréable de contempler l’élément vivant en bas, un élément puissant et réel, les eaux turbulentes se brisant contre de grands écueils, tourbillonnants autour d’eux. La conversation a laissé un dépôt déplaisant, comme si j’allais faire la fête et est tombée dans des égouts, comme si l’on m’a insulté. C’est ridicule, mais vexant quand même, et en tout cas le désir de visiter des temples et des maîtres a disparu pour le moment.
Pendant la nuit j’ai eu le plaisir rare pour ces endroits – j’ai visité la taïga lointaine, sibérienne avec le gèle mordant de janvier. En fait, à peu près à une heure du matin un vent très fort commence à souffler du Gange, le vent venant des montagnes, du nord vers le sud, et lorsqu’on est allongé sur un lit dans un hôtel – il y a une illusion totale d’une tempête de neige derrière les fenêtres. En réalité, le vent est, bien sûr, chaud, mais les affaires peuvent être emportées du balcon très facilement. J’ai dû me lever pour enlever mes affaires du fil tendu sur le toit. En entendant l’élément de nuit se déchaîner derrière la fenêtre je me suis sentie de l’humeur créative, j’ai pris mon journal et essayé de décrire mes dernières découvertes et mon état d’esprit du moment.
«** octobre
Tout m’assomme. Je prends le petit déjeuner, le déjeuner, je regarde la télé, je travaille et je voyage, et tout ça m’assomme, donne du sommeil monotone, et parfois il me semble que je me réveille et je vois tout ça…C’est dégoûtant… Parfois j’ai des forces et la capacité de voir tout ça.
Tout assomme – les relations sexuelles et leur absence, le travail et son absence – peu importe. C’est paradoxal. Je pense toujours qu’en ce moment là je fais ceci et je ressens cela, et si je le ferai ou pas – alors je vivrai autrement. C’est un leurre triste, dont on se rend compte rarement – car pour cela il faut avoir assez de forces, assez de désirs pour faire comme ça et autrement, et se rendre compte à ce moment là qu’il n’y a pas de différence. Puisqu’il ne suffit pas de faire tout simplement ceci et cela – je suis allée une centaine de fois dans les possibilités extrêmes. Hélas – à chaque fois je répète la même chose. Avec une permanence mortelle, en plongeant dans une chose je commence à rechercher du salut dans une autre, et en atteignant cette autre, je rêve de la première. Ainsi ça peut durer des années, et pour beaucoup ça dure toute la vie, peut-être. La raison pour laquelle l’expérience se prolonge pour une durée trop longue pour une vie humaine est dans le fait qu’on est indéterminé en suivant nos désirs. Des fois il me semble que je me relève AU DESSUS, et je vois alors le vide de toutes les versions. Le problème n’est pas dans les versions.
Je ne sais toujours pas – ce que je recherche, ni ou je vais. Je sais quelque chose, mais cela ne suffit pas. Je sais que la vie, la vie ordinaire, comme tout le monde la connais, je parle des gens que je connais, – c’est un ensemble des cases, des carrés auxquels on joue jusqu’à la fin de nos jours. Des cases. Des carrés sont dessinés sur le trottoir, et on saute dessus comme nous avons été appris. En dehors de ces cases il n’y a pas de vie pour nous – là bas c’est un énigme, qui fait peur ou alors qu’on ne connais tout simplement pas.
La rage m’envahit de temps en temps – la rage diluée par le désespoir. Est-ce que je ne trouverai jamais la sortie? Il n’y a personne sur qui reposer la responsabilité. Même si j’avais des centaines de sages dignes à mes côtés – ma vie se transformerait-elle? Je n’en sais rien.
Je ressens successivement le même ensemble d’émotions, la même succession des pensées, des buts et des motivations. Cependant, il y a un truc. Par expérience je sais que si l’on interrompt la succession avec un grand effort dans n’importe quel endroit, il surgit une sensation que le monde acquiert une certaine profondeur, inconnue auparavant. Dans tels moments je saisis de nouveaux aspects de la vie, de nouveaux aspects de conscience, qui ont été inaccessibles avant. La sensation même de ces nouvelles couches de conscience est très attirante. Apparemment, elle contient quelque chose de spécial en soi, puisque cela diffère beaucoup de toute autre chose qu’on puisse découvrir ou accumuler. De nouvelles couches de conscience sont difficile à ressentir au début – elles sont très étrangères, inexplicablement intruses. Une telle sensation, comme dans l’enfance – quand on se retrouve dans un hôpital,et là tout est si différent, tout est tellement étranger – pas de maison ,ni de famille, ceux qui sont tendres et attentifs – une sensation d’étrangeté absolue du monde inconnu. Quoi que, non – «étranger» n’est pas un bon mot. Si cela avait été étranger, il n’attirerait pas autant…c’est plutôt «inhabituel». Une sensation aigue et tranchante de l’inconnu. Malgré cette sensation d’indigestion, il y a quand même quelque chose qu’on ne trouve nulle part ailleurs, c’est pourquoi on est constamment attiré par là, où il n’y a pas de sensation de connu, de familial trop doux, de la sécurité bien remplie et du connu moisi.
Il est clair, que ce que je recherche se trouve quelque part derrière ces espaces, en dehors de mes cases et carrés. Il y a une fraîcheur incroyable par là, de vrais espaces, où il est possible pour moi de trouver quelque chose, ou pas, mais il faut que j’y aille. Il faut que j’aille quelque part par là. Mais il n’est pas si facile de s’y retrouver. L’élimination complète des émotions négatives… est-ce possible? Avant, j’aurais dit «non», mais maintenant je ne sais pas.
Pourquoi ne pas essayer de faire cette pratique justement maintenant? Qu’est-ce qu’il me faut? Des émotions négatives, j’en ai plein, c’est clair, mais de quel côté m’y prendre? Combien de temps je vais tourner autour? Il y a toujours une tentation de glisser dans d’autres désirs… alors… je pense donc que cette pratique me privera de quelque chose d’attirant? Mais de quoi?? Je le veux alors ou pas? Voilà la question à laquelle je dois répondre, sans faire semblant qu’il y a des obstacles quelconques. Est-ce que je veux le faire ou pas – déclarer la guerre aux émotions négatives? Tellement de désirs différents… beaucoup… est-ce que je veux être une telle vache, aveuglée par la passion d’avoir son nid ou sa carrière, et poursuivre son rêve, pour après l’avoir saisi, l’avaler, le vomir et, en imaginant une nouvelle condition du bonheur, continuer à galoper? Une vue dégoûtante et misérable dans laquelle je me vois très bien. Je veux m’arrêter, ressentir la fraîcheur troublante du vent qui souffle sur le visage, m’en abandonner et chercher QUELQUE CHOSE.»