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Chapitre 18

Main page / «MAYA». Livre 1: Force mineure / Chapitre 18

Le contenu

    A travers les broussailles épaisses de la marijuana un énorme Siva au visage bleu me souriait, son cobra incontournable enroulé autour du coup robuste. A priori, ses yeux doivent refléter son état éclairé, mais en réalité, il ressemble le plus souvent à un hippie complètement défoncé. Derrière la tête de Siva il y avait un petit temple, entouré de buissons de marijuana de deux mètres de hauteur, dans lesquels se trouvait un sâdhu qui savourait un houka.

    Il a levé ses yeux rouges défoncés pour me regarder, m’a souri et, en expirant la fumée bruyamment, m’a salué d’une voix roque.

    – Bienvenue dans la demeure du seigneur Siva, – le sourire ne partait pas de son visage mat.- Tu veux fumer avec moi?  Tu veux qu’on parle à Siva ensemble?

    – Je ne fume pas.

    -??? Tout le monde fume ici.

    – Ce n’est pas défendu par la loi?

    – Généralement, c’est bien sûr défendu… formellement défendu, mais en réalité cette loi ne marche pas. Et dans le temple de Siva on peut fumer ouvertement.

    -?

    – Tu ne savais pas que fumer de la marijuana fait partie des rites des sivaïtes?  …

    Maintenant tu le sais, j’étais utile quelque part. On peut fumer ici autant qu’on veut. J’ai beaucoup d’amis du monde entier, et ils viennent tous fumer avec moi. Seigneur Siva aime ça.

    – Comment tu le sais?

    – C’est évident.

    – Tu es sâdhu?

    – Avant j’étais sâdhu, mais maintenant j’habite ici, je veille sur le temple – je balaye le sol, j’enlève la poussière, je mets des encens pour mon seigneur Siva. Il n’arrêtait pas de sourire, pourtant l’impression qu’il donnait était assez désagréable, – comme si je parlais pas à un homme mais à un cactus, qui se plaisait bien là où il était planté, et n’avait besoin de rien d’autre. A toutes questions successives sur la pratique il répondait avec des phrases qui ne signifiaient rien, notamment: «Siva est omniscient, et c’est pour ça qu’il est omnipotent», j’ai précipité de lui dire au revoir, à lui et à son temple, qui ressemblait plus à un chill out multicolore d’un toxico qu’à un endroit désigné à la pratique.

    Certes, cela doit être très confortable de se cacher derrière des Sivas quelconques en faisant ainsi légitimes ses mauvaises habitudes et intérêts cupides. Je me souviens, un jour à Moscou j’ai décidé de visiter une session ésotérique des sivaïtes, – je m’intéressais à tout ce qui avait un rapport avec des soi disant recherches spirituelles, et je me foutais partout, dirigée par le désir de trouver une source quelconque dans ce désert de pierres moscovite. En me traînant sur le chemin villageois qui menait au col je me suis rappelée cette histoire…

    … C’était un rassemblement d’»un cercle spirituel» sivaïte dans une fameuse école de hypnose moscovite. C’était le jour de l’ouverture, certains étaient tout à fait novices et d’autres se connaissaient déjà. Ce qui m’a frappée au début c’était que tout le monde a été demandé de se présenter et de parler de son travail. J’ai répondu évasivement que j’étais en recherches à ce moment là, car je ne souhaitais pas de créer tout de suite de la tension en annonçant que je ne voyais pas de rapport que mon travail pouvait avoir avec la pratique spirituelle en question. Kostya, qui était le chef de ce cercle, a commencé à raconter quelque chose à une jeune fille au sujet d’un maître spirituel indien. Il avait l’air posé et sûr de lui. Pourtant, il n’y avait pas de moyen d’éviter la confrontation, bien sûr, puisque bientôt, j’ai entendu une phrase qui a déclenché tout:

    -… il y a certains indices selon lesquels on peut comprendre si Vidjay est éclairé.

    – Et on peut demander ce que c’est comme indices?  – je me suis incrustée dans la conversation.

    Kostya s’est tourné vers moi, la confusion stupéfaite sur son visage.

    – Il ne racole jamais personne.

    – Est-ce que cela représente une raison suffisante pour supposer qu’il est éclairé?

    – Oui, ça en est une, car ceux qui racolent sont sûrement escrocs.

    – Oui, je pense ça aussi de ceux qui racolent les gens. Mais est-ce que ça veut dire que ceux qui ne racolent pas sont éclairés?

    (la voix du peuple, agressivement): «jeune fille, si cela vous intéresse s’il est éclairé ou pas, allez le voir vous-même, qu’est-ce que vous voulez de Kostya? »

    – Je suis d’accord avec le fait que je n’arrive pas à comprendre quelle personne est Vidjay, en ne me référant qu’aux paroles de Kostya. Ce qui m’intéresse c’est autre chose – pourquoi Kostya le considère éclairé.

    – Vidjay accomplit toujours ce qu’il dit. S’il dit qu’il viendra à six heures, il vient exactement à six heures, – Kostya s’est encore tâtonné un air sûr de lui.

    – Tu crois alors que être ponctuel est un indice de l’illumination?  Et est-ce qu’un homme d’affaire ponctuel est éclairé aussi?

    – Bien sûr que non. Mais si Vidjay n’était pas ponctuel, cela voudrait sûrement dire qu’il n’est pas éclairé.

    – D’accord, admettons ça, mais est-ce que ça veut dire qu’il est éclairé?  Ce sont tous les indices – qu’il ne racole personne et vient toujours à l’heure – ou il y a encore d’autres?

    – Non, bien sûr, pas tous. Je vois de la lumière en lui.

    – Oh!  C’est bizarre, tu n’avais pas commencé par ça… Et c’est quoi comme lumière?  Tu la vois où?  Comment?  Tu la vois avec tes yeux?

    – Des canaux kinesthésiques et sensoriels sont mieux développés chez moi…

    – Je ne comprends pas ça. Tu la vois avec tes yeux ou avec quoi?

    – … Oui, avec mes yeux…

    – Et tu peux décrire ce que tu vois exactement?

    (les hurlements agressifs du peuple): «ça commence… c’est une interrogatoire… pourquoi Vous avez besoin de ça? », «Pourquoi Vous posez toutes ces questions?  Pour quoi Vous êtes venue ici? », «il y a l’intuition qui aide à comprendre quelle personne est devant toi».

    – C’est quoi l’intuition?  – avec cette question j’ai complètement chamboulé le nid de guêpes. Un éclat d’émotions de tous les côtés – «l’intuition??? Vous ne savez pas ce que c’est???? C’est quand tu sais quelque chose avec un simple regard! »

    – Mais c’est quoi concrètement que vous appelez l’intuition?  Comment vous le sentez, où, comment vous la distinguer des autres pensées, racontez-le en détails.

    – Les courants énergétiques dans mes chakras me disent toujours quelle personne est devant moi, – Kostya a repris la conversation en souriant de manière rassurante aux autres.

    – C’est quoi que tu appelles les courants énergétiques et les chakras?

    – Chakra traduit de sanskrite veut dire roue.

    – Très bien et comment tu ressens les chakras?

    (Le peuple se donne de la peine pour se retenir et pousse des cris de temps en temps):»Vous prenez toute l’attention pour vous, Vous ne laissez pas parler les autres, on a beaucoup d’autres questions», «Laissez les autres s’exprimer».

    – Ce sujet n’est pas intéressant pour vous?  Les recherches de la vérité ne vous intéressent pas?

    – Ce sujet est très intéressant, mais remettons-le au plus tard, il faut qu’on écoute les autres maintenant.

    – Si vous avez une perception quelconque, vous pouvez la nommer, vous pouvez la décrire. Disons, j’éprouve de la tendresse – je peux utiliser dix pages pour décrire comment je l’éprouve, ce qui l’accompagne, comment ce sentiment se manifeste et ainsi de suite. Vous êtes d’accord avec moi?  Mais maintenant vous ne pouvez pas décrire ce que vous appelez l’intuition concrètement.

    – C’est évident et compréhensible pour tout le monde, pourquoi le décrire?

    – Et moi je ne comprends pas. Je pense que chacun veut dire quelque chose particulier à lui, c’est intéressant pour moi ce que vous voulez dire.

    – Mon intuition me dit maintenant que vous n’êtes pas venue ici pour rien, vous voulez quelque chose, mais vous nous cachez vos vraies intentions. Peut-être que vous êtes psychologue et vous nous observez. Je sens que tout n’est pas comme vous dites. Cela doit être votre profession de faire de tels sondages.

    – Est-ce que tu te considères comme quelqu’un qui aspire à la liberté et la vérité?

    – Bien sûr.

    – Pourquoi alors tu n’aimes pas mes questions?  Pourtant j’essaye de trouver la vérité en ce moment.

    – Je vais vous examiner – à quel point vous êtes épanouie spirituellement!  Une question – c’est quoi «dharana»?  – Kostya a pris un air sévère.

    – Je n’en ai aucune idée. Et toi tu appelles quoi par ce mot?

    – Traduit du sanskrite ça veut dire «concentration». Et c’est quoi ça?

    – Aucune idée. Et tu appelles quoi par là?

    – Mais vous ne savez rien du tout!  Vous devez apprendre encore et encore, vous n’avez aucune expérience, comment peut-on vous expliquer quelque chose?

    – Je ne demande pas d’explications, je demande des descriptions.

    ( le peuple, agressivement): «pourquoi êtes-vous venue ici?  Si vous avez un objectif cupide quelconque, payez-nous pour rester ici avec nous».

    – Kostya, je te regarde maintenant, cela fait 15 ans que tu pratiques le yoga, et tu me hais tellement en ce moment…

    ( Les cris du peuple): «Et quoi alors? », «Elle nous vampirise», «Tu es remplie de haine toi-même», «Regardez-vous comment vous êtes assise, vous avez des problèmes jusqu’au cou, vous êtes tendue, inquiète, vous vous fichez des autres…», «Vous avez un but méchant, vous faites mal à tout le monde ici, vous êtes responsable pour cette douleur…», «Pourquoi vous le faites?  Pourquoi vous nous demandez des réponses?  Pourquoi vous êtes venue ici? »

    Finalement, Kostya a fait une conclusion:

    – Il est très difficile de communiquer avec vous… je ne veux pas dire que vous êtes une personne méchante et mauvaise…

    – Mais tu le penses, n’est-ce pas?

    – Il faut connaître la politesse, l’étiquette, il faut être gentil l’un avec l’autre.

    – Excusez-moi, mais je ne suis pas venue chez vous pour prendre du thé, je suis venue pour parler aux personnes qui croient qu’elles recherchent la vérité…

    Ainsi la conversation a duré à peu près une heure – le plus j’essayais de les retenir sur une discussion d’un sujet unique quelconque, sur quelque chose de concret, le plus ils devenaient suspicieux, en se mettant à m’accuser de leur réclamer des choses, de leur mettre de la pression. Ils se sont tous réunis contre moi, une personne méchante et rusée. Ils me soupçonnaient tous d’être quelqu’un d’affreux – mais qui – ils ne savaient pas, et cela les rendait encore plus nerveux.

    Ensuite, encore un évènement curieux s’est produit. Tous le people s’est déplacé dans une autre salle. Maintenant en tête se trouvait un certain hypnotiseur moscovite très célèbre, mince et petit de taille (disons, un certain G.). Il essayait par tous les moyens de donner l’impression d’un gars simplet, mais cela ne le rendait que encore plus prétentieux et affecté. Ses petits yeux malicieux tentaient aussi de faire semblant de pouvoir regarder tranquillement n’importe qui, mais cela ne les faisaient pas ressembler moins aux deux troues traversiers, juste prétendant d’être des yeux humains. Les gens discutaient très agréablement, souriaient. Une cérémonie de thé aux règles spéciales a commencé. C’était G. qui la menait. J’ai refusé d’y participer, parce que je n’aime pas des cérémonies quelconques.

    G. a annoncé avec un ton autoritaire que la cérémonie en question était dédiée au grand maître Siva, le créateur de tous les êtres vivants. J’ai tout de suite eu envie de lui poser une question concernant «Siva», et immédiatement l’inquiétude a apparu aussi. Bon sang, il était quand même hypnotiseur, une autorité, dieu savait ce qu’il pouvait me faire, ce de quoi je ne me doutais même pas. C’était tout de même un big boss, il avait même son école à lui, ce n’était pas sur le vide qu’était fondé l’estime de lui. Et en plus, il y avait du monde pas moins que trente personnes… mais je ne supportais pas rester comme ça – avec ma peur au ventre, c’était comme un fardeau, qui était à traîner pendant longtemps après, impuissante de le jeter, c’est pourquoi dix minutes plus tard j’ai serré les poings humides de l’anxiété et lui ai posé quand même quelques questions, auxquelles il s’obstinait à ne pas répondre, bien qu’il ait continué à sourire. J’insistais, et lorsqu’il essayait de faire semblant de ne pas comprendre que je m’adressais justement à lui et souriait de manière exagérément douce à sa voisine au visage béat, en détourant absolument son visage de mon côté, je l’appelais par le nom pour réclamer des réponses à mes questions. Finalement, il a annoncé qu’on pouvait poser des questions seulement après la troisième tasse, quand on serait entré dans l’espace du thé.

    Quand on est entré dans l’espace du thé, G. a demandé à tout le monde de se présenter et dire en quelques mots qui faisait quoi dans la vie. Beaucoup ont parlé du fait que seulement la libération les intéressait. Kostya, qui s’était présenté modestement comme «un yogi», a dit aussi que ce qui le préoccupait c’était le fait que sa patrie était scindée, qu’autour c’était le chaos, et qu’il voulait créer une telle société où tout le monde serait uni et tout irait bien. Quelques personnes ont dit que toute leur vie était dans la vénération de Siva. G. lui-même a dit qu’il venait de se rendre compte qu’il était sivaïte, qu’il avait finalement trouvé sa voie…

    – C’est quoi ou qui que vous appelez «Siva»?  – j’ai tout de même décidé d’éclaircir le sujet.

    G. a tout de suite ressenti le mécontentement, mais il a essayé de ne pas le montrer. Toute la conversation qui s’en est suivie il ne me regardait pas dans les yeux, lorsque je posais des questions, il se détournait et continuait obstinément à essayer de faire semblant qu’il ne comprenait pas que je posais les questions justement à lui. Il était évident qu’il éprouvait un fort mécontentement, l’irritation, mais il souriait et faisait semblant d’être parfaitement serein.

    – Siva est un grand yogi.

    – C’est-à-dire que vous vénérez un personnage historique?

    – Non, un tel personnage historique n’existait pas.

    – C’est qui alors que vous vénérez?

    – Dieu, vous pouvez l’appeler comme vous voulez – on peut l’appeler Brahmâ.

    – C’est quoi ça?

    – Il y a une telle image…

    – Vous vénérez une image alors?

    – Non.

    – Peut-être vous le voyez de manière quelconque?

    – Non, je ne le vois pas.

    – C’est quoi alors «Siva»?

    – COMMENT OSEZ-VOUS DIRE «QUOI» en parlant de Siva!  Allez lire des livres. Si vous manquez de connaissances, pourquoi alors vous ne restez pas dans votre coin à écouter calmement?

    – Parce que je ne comprends pas de quoi vous parlez. Vous vénérez quelque chose que vous appelez «Siva». Vous pouvez m’expliquer ce que c’est?

    – Siva c’est tout, même ce thé.

    – Pourquoi alors vous ne dites pas Siva, Siva, Siva, mais vous dites – donne-moi une tasse de thé?

    – Ce n’est pas possible d’expliquer en mots!  Vous voulez tout simplement comprendre tout avec la raison!  Et il est impossible de comprendre Siva avec la raison!

    – Excusez-moi, c’est quoi ou qui qu’on ne peut pas comprendre avec la raison?  Vous pouvez le décrire de façon quelconque?  Peu importe comment?

    Le temps qu’il esquivait j’ai remarqué deux vénérateurs de Siva assidus, qui ont failli se battre pour défendre leur droit à mener pudja, ils s’envoyaient mutuellement des insultes en murmurant avec malice. Cela a été une dernière goutte dans mon vase, et j’ai annoncé d’une voix haute que je croyais que sa position était menteuse et lâche, et que chacun d’entre eux là bas poursuivait un but cupide quelconque et était loin des recherches de la vérité… Et c’était parti!  Les bons sivaïtes ont abandonné leur bazar à côté d’un nouvel autel et, en rougissant de haine, se sont mis à m’appeler vampire, à exiger que je me taise, mais ils n’allaient pas jusqu’à me virer – dieu sait pourquoi, ils avaient probablement peur. D’ailleurs, mon intérêt a touché sa fin et je me suis dirigée vers la sortie. Sur mes pas j’entendais: «Assez de nous vampiriser! », «Il n’est pas possible de lui expliquer les choses!  Elle a juste besoin de disputer…», «tu es une vampire méchante, froide et cruelle», «Votre compagnie nous est désagréable», «il n’y a aucune bonté, ni gentillesse en elle», «Pourquoi Vous êtes venue ici?  Pour Vous moquez de nous? » En partant j’ai ressenti une sensation de la vraie liberté du fait que je ne flottais pas dans la même arche avec ces «chercheurs de la vérité» moisis de haine…

    En me débarrassant de l’odeur pourrie de ces souvenirs, j’ai découvert que j’avais grimpé jusqu’à encore une autre attraction locale – un ancien temple de Kali. Avant de venir en Inde, chaque pensée sur un temple hindou faisait passer une légère vague d’exaltation et d’anticipation sur tout mon corps. Dans mon imagination ces temples n’étaient pas tout simplement des cailloux, ni de simples constructions architecturales, mais dans la réalité ils se sont avérés justement comme ça.

    Oh, et ça c’est qui?  Il m’a paru que c’était un yak, un animal costaud, près de la terre, aux poils longs et touffus, ressemblant à une énorme peluche, qu’on aurait envie de caresser et tripoter. Les yaks étaient couverts de draps aux motifs ethniques et se tenaient immobiles aux côtés de ses maîtres, qui cherchaient à attirer des touristes par tous les moyens pour prendre des photos. Je me suis approchée de l’un d’eux, ses yeux faisaient penser à deux grosses amendes humides. J’ai caressé le museau doux et très agréable à toucher et senti sa respiration chaude et puissante sur ma paume. Quelqu’un m’a tirée par la manche avec insistance… Un gamin!

    – Tu veux quoi?

    – Safran, très bon marché, – il m’a tendu une petite boite.

    Le gamin m’a plu, il n’avait pas de cette insolence contente qui rend tous les marchands en Inde semblables aux frères siamois. Je l’ai appelé de côté pour l’interroger sur la vie, et il a traîné docilement derrière moi.

    – Tu parles anglais?

    – Un peu.

    – Tu vas à l’école?

    – Non.

    – Tu ne fais pas d’études du tout?

    – L’école – non.

    Hein, il me semble qu’il parle très peu anglais.

    – Tu as quel âge?

    – 12… Madame, j’ai le safran le moins cher et le meilleur.

    Ses yeux faisaient penser à ceux d’une gamine rêvant des princes, [ce fragment a été censuré, le texte intégral sera publié peut être dans 200 ans ].

    – D’accord, petit polisson, tiens 50 roupies, pour rien… je vais au temple, c’est par là?

    – Oui, par là… Madame, mon safran est le moins cher… – coquin!  Comme s’il n’a pas vu que je lui avais donné de l’argent et continuait à m’imposer sa marchandise.

    Ayant fait un signe de la main, j’ai poursuivi mon chemin en chassant d’autres gamins, les maîtres des yaks et de simples mendiants.

    Selon les moeurs locaux j’ai enlevé mes chaussures, et un sentier de pierre, frais au toucher, m’a amenée dans le coeur même des couleurs, des bracelets clinquants, de l’encens, des fleurs oranges, de la musique, des émotions, des corps humides, des gamines indiennes aux grands yeux, des sâdhus desséchés par des pèlerinages… Je me suis approchée du temple et puis, ai jeté un coup d’œil à l’intérieur, – la poupée, qui incarnait la déesse Kali, était noyée dans des guirlandes fleuries, du brouillard créé par l’encens et des roupies multicolores. Les fêtes religieuses hindoues sont réellement des fêtes, où les gens rient et dansent… Il est affreux de se rappeler ce que représentent les fêtes chrétiennes, je voulais toujours me tenir le plus loin possible de cette horreur. La souffrance cultivée et le sentiment de sa propre petitesse mis en valeur ne sont pas pour moi, d’ailleurs, l’hindouisme, vu de plus près, n’a rien provoqué en moi, sauf de la sympathie légère envers sa désinvolture extérieure. Je n’avais pas envie de pénétrer dans cette religiosité, – la plupart des hindous me donnaient l’impression des êtres infantiles, qui ne cherchaient pas de la joie véridiques dans leurs rites nombreux mais du support pour leur quotidien.

    Quels pieds mignons!  Petits et si jolis… Le regard a glissé plus haut pour y découvrir un beau petit derrière, moulé dans le jean, et encore plus haut – des mamelons ressortant insolemment à travers un t-shirt blanc… un petit nez légèrement retroussé… des flèches rebelles et frisées des cheveux blond doré… J’ai été attirée comme par un aimant vers ce diablotin aux pattes délicates.

    – Salut.

    Les yeux bruns coquins semblaient tout comprendre, ou alors ils cherchaient la même chose?

    – Salut, je suis Kristi.

    – Je m’appelle Maya.

    – Ca ressemble à une fête des gamins, n’est-ce pas?

    – Hein, c’est vrai!

    – Quoi qu’il y ait vingt minutes qu’on a tué une chèvre ici. Tu as vu?

    – Non. C’était un sacrifice?

    – Oui, puisque c’est un temple à Kali. Il y avait un mariage aujourd’hui ici. C’était la première fois que j’ai vu un animal se faire tuer.

    – Ca fait quoi?

    Des sensations étranges. Je pense que si ce n’était pas ici, en Inde, cela aurait provoqué du dégoût, mais ici on perçoit tout différemment… Ici la mort ne terrorise pas.

    Un jour j’ai vu un cadavre sur une route au Portugal, après, quelques jours de suite, je n’ arrivais pas à en revenir, toute ma vie était bouleversée, pendant quatre jours je n’ai rêvé que de redevenir la personne laquelle j’avais été avant de le voir. J’avais l’impression qu’on m’avait complètement vidée pour y laisser le néant – pas de joie, ni peur, rien n’y est resté. Et pas de moyen de se débarrasser de ce vide… Et à Varanacy on a brûlé quelques cadavres devant mes yeux, cela ne m’a rien fait, c’est-à-dire absolument rien. Maintenant non plus il n’y a aucune répulsion envers la mort, aucune peur, mais il a apparu quelque chose… comment l’expliquer… J’ai tout à coup compris que la mort est inévitable, tu comprends?  Dans les yeux de l’animal agonisant j’ai vu l’ombre de la mort, l’ombre de cette puissance, que rien n’arrêtera. J’ai eu l’impression que le temps s’est arrêté… et j’ai voulu écouter cet instant là… Cela fait longtemps que je voyage à travers l’Inde, et tout le temps il se passe quelque chose ici, quelque chose qui ne rentre pas dans la conception habituelle de la vie, c’est pourquoi peut-être je rôde ici, – à ces moments là quelque chose s’arrête dans le courant incessant du monde habituel, la matrice tombe en panne, et on peut jeter un regard DERRIERE elle.

    Elle faisait des pas sur place en changeant les pieds, et mon regard glissait continuellement tantôt sur ses plantes des pieds nus, tantôt sur ses mamelons qui étaient à cet instant là tout près de moi. En entendant le ton de sa voix je dédiais qu’elle sentait mes regards et que le jeu qui commençait lui plaisait. C’était comme si nos corps se collaient en jouant un jeu érotique, chaque mot était destiné non seulement pour les oreilles, et la conversation s’est transformée en un jeu passionnant. Comme si on s’était prises par la main et tournait rapidement, en se regardant mutuellement dans les yeux, et le monde autour était devenu un tourbillon multicolore, planant vers les sommets des pins.

    – Qu’est-ce que tu vois derrière la matrice, comment tu le ressens?

    – Comme si j’avais quitté mon cocon et je peux regarder le monde et moi-même à partir d’un autre coin, d’une autre position. Comme si avant j’étais tout le temps restée sur une même place et ne voyais tout que dans un angle, et chaque jour ne serait que cette vue, et tout à coup je me retrouve dans un autre point, en voyant apparemment la même chose, mais c’est déjà tout à fait un autre monde.

    – Est-ce qu’il y a des perceptions particulières?

    – Des perceptions particulières?  – elle réfléchissait…

    Elle ne paraissait pas comme quelqu’un qui se creusait lui-même pour comprendre ce qu’il était, par quoi il était attiré. Elle aimait flotter dans ces états étranges et cela lui suffisait, apparemment. Je ne voyais pas en elle de détermination désespérée, mais il n’y avait pas non plus de contentement végétal. Définitivement, je me plaisais à me trouver à ses côtés, son aspiration de tirer plaisir de chaque pas qu’elle faisait m’a tourné la tête, j’avais envie de rire, de galoper par-dessus la tête, jouer avec elle, comme deux petites bêtes s’entourant pour former une boule poilue de queues, de pattes et d’oreilles.

    – Je dirais qu’à ces moments là l’intérêt envers la vie devient particulièrement vif et effervescent. De diverses idées créatives apparaissent… tu sais, je dessine, et c’est encore une autre raison pour quoi je me retrouve en Inde, – ici la vie se manifeste dans des visions absolument différentes, comme, par exemple: des sommets enneigés, le jungle, des forêts de palmiers, l’océan, des rivières montagnardes… Et quels visages autour!  … Je veux faire ton portrait, tu viendras chez moi?

    – Oui, bien sûr.

    – J’habite par là, – elle a fait un signe de la main, et j’ai remarqué ses beaux bras de sportive, ressemblant aux pattes d’un animal fort et fin à la fois, – dans la montagne. On peut s’y vautrer dans l‘herbe, se faire bronzer… Tu bois du vin?

    – Parfois.

    – J’ai du super bon vin de Portugal, tu viens demain soir?

    Bien sûr, je viendrai demain soir, et on s’est donné un rendez-vous au café italien surplombant un précipice verdoyant, reflétant des sommets enneigés dans ses grandes fenêtres teintées. J’ai laissé Kristi sous un grand arbre à côté du temple de Kali, elle voulait y rester pour se laisser ondoyer encore dans les vagues de visages et impressions, et moi je voulais errer un peu toute seule, noter de nouvelles idées et essayer d’en attraper une intéressante. La sympathie érotique envers cette gamine me donnait des éclats d’inspiration, et j’avais hâte de l’écouter, de saisir sa vague douce et en même temps attirant vers elle, de me précipiter dans des espaces de la vie s’ouvrant devant moi, demeurant non pas en dehors, mais dans l’essence même de mon être.

     

    «** septembre

    Je me surprends des fois sur le fait que je suis capable de m’abandonner complètement à une personne, par rapport à laquelle je sens quelque chose proche de moi – je sais donner mon attention complètement, pénétrer dans sa perception, me tisser en elle, pour la percevoir de l’intérieur. Mais cette capacité disparaît aussitôt qu’une attitude personnelle quelconque envers cette personne apparaît. C’est-à-dire que si au fond de moi je veux quelque chose de la personne, tout de suite je perds la capacité de la ressentir. Cela peut être pas forcément un souhait franchement pragmatique de prendre quelque chose d’elle – par exemple, cela peut être un désir de vivre quelque chose d’intéressant, ou même celui de prendre plaisir d’avoir réussi à parler avec quelqu’un d’intéressant – même les désirs comme ceux là alourdissent et rendent terre à terre aussitôt. C’est seulement la joie sincère et légère de percevoir quelqu’un – seulement un état d’être légèrement amoureux de la vie, de la situation, le plaisir de la personne comme à peu près celui de contempler un gros chien câlin, lorsqu’on n’attend rien – rien du tout, en vivant juste l’instant présent – c’est seulement ça qui n’est pas un obstacle.

    Cet état n’est pas facile à capter, et le mécanisme de réorienter les aiguilles sur le désir de recevoir quelque chose de la communication se met en route de manière tout à fait imperceptible, d’habitude, on le remarque quand c’est déjà trop tard. C’est pourquoi au moment qui sont particulièrement importants pour moi, j’essaye de scanner mon état et vérifier la présence du besoin de posséder. Cela amène un éclat immédiat de la fraîcheur. D’ailleurs, ça ressemble à la tentative de mettre la pointe d’un crayon dans un point minuscule avec la main qui tremble – proche, très proche, mais pas où il faut, tout le temps à côté, tout près, et tout à coup – boum, ça y est, et tout de suite tout ça s’accompagne d’un éclat vif de fraîcheur primale des sensations.

    Curieusement, cette sensation est accompagnée par un plaisir étrange chatouillant dans la zone de la gorge – un tel petit orgasme dans la gorge. Une sensation bizarre. Très pétulante et joyeuse. C’est génial d’avoir rencontré Kristi – j’ai vécu ça de nouveau, il est très agréable de prévoir la rencontre imminente».