Le réveil morose. C’est quoi – le matin, déjà? Le matin… De nouveau quelque chose est survenu en une vague pour me presser, comprimer, écraser. Comment le résister… maintenant je pose cette question pas comme une question, mais comme une affirmation du désespoir absolu. Il n’est pas possible même d’imaginer qu’il existe un moyen de faire face à cette masse illimitée et visqueuse d’engourdissement et d’irritation profonde. Mais il faut bien… Hier, ayant accouru sur la clairière, j’ai découvert l’absence complète des «nôtres». Pendant une heure entière j’ai fait des tours des environs, personne n’a apparu. Et pourquoi Taîga ne venait pas? Je suis allée à son hôtel – on m’a dit à la réception qu’elle venait de régler sa note et partir en taxi. «Vous êtes Maya? Elle vous a laissée un mot». Voilà. C’est ça les récits sur les sensations… On m’a laissée tomber…comment ça «laissé tomber», est-ce que je n’ai rien à faire? … comme ça, sans dire un mot… mais de quels mots tu as besoin? … Les pensées s’affairaient en s’accrochant, en se relâchant, en se succédant les unes les autres, tantôt en me dirigeant vers le désespoir, tantôt en le chassant. Presque rien dans la note, juste une adresse à Daramsala avec la précision que je ne pouvais apparaître à cet endroit que en automne l’année prochaine.
Hier j’ai passé la deuxième moitié de la journée comme dans un rêve, en me joignant au flot des touristes insensés, pour au moins faire quelque chose de précis avec mes mains, mes jambes et mes yeux, et, en suivant le courant, successivement, je faisais frénétiquement mes projets pour le mois d’après et laissais mes pensées aller pour scruter le monde du bouddhisme d’exposition. La soirée était tellement nauséabonde… la chatte se mouillait toute seule, des vagues de l’excitation sexuelle tantôt roulaient en me couvrant de sorte que je n’en pouvais plus, les mains se glissaient toutes seules dans le short, tantôt, au contraire – l’indifférence parfaite et l’apathie survenaient… je ne regardais pas mon courrier, certaines pensées passaient par la tête… si Alesh venait avec son copain – je le traînerais dans une rue sombre et… et… la suite ne se laissait pas imaginer, c’était genre tiré par les cheveux, comme s’il y avait un trou et moi j’essayais de le bourrer avec tout et n’importe quoi, et quoi – ce jour là allait y passer aussi? Hein, mais il y a quoi d’étonnant? Je suis tout simplement revenue à moi-même, là d’où j’étais partie pour Bodh-Gayâ, je suis en train de redevenir celle que j’avais été… et quoi maintenant – je vivais comme ça?! Comme ça. C’est pas possible… c’est ainsi pourtant… c’est comme ça que je vivais, je ressentais ce trou tout le temps, ce vide béant dans mon cœur, mon esprit, dieu sait où – pourtant je vis constamment dans ce vide, j’essaie tout le temps de le bourrer avec tout ce qui vient – des impressions, des nouvelles, des lettres, du sexe, et ce dernier temps un fourrage nouveau a apparu – la pratique de la voie directe, mais ça a changé quoi… rien, c’est comme collectionner des étiquettes des boites d’ allumettes et puis commencer à se passionner pour le tennis – ça a l’air que tout change, et en même temps tout reste comme avant. Rien n’a changé, rien… rien n’a changé en moi… j’ai avalé assez d’ histoires, vu assez de rêves, sucé un gars dans un café, beaucoup parlé, pensé à des choses différentes, rencontré des gens merveilleux, compris beaucoup de choses, j’ai vraiment compris des choses, et rien n’a changé… Tu pensais quoi alors – tu tomberas dans le chargeur, puis on te fourra dans le canon, on te donnera un coup, tu exploseras et partiras dans l’éveil? Et toi, alors, tu n’as qu’à surveiller pour ne pas sortir du chargeur… genre comme dans une université… Il n’y a aucun chargeur ici, il n’y a personne pour t’admettre ou refuser, personne à qui passer des examens, ni prendre des devoirs… putain de merde… quels monstres ont été éduqués en nous, dans quel cul de merde nous habitons… jusqu’à présent je n’ai pas compris que c’étais MOI-MEME qui devais me poser des tâches et me faire passer des examens, et bosser, et chercher du sens, formuler des critères et juger avec toute la sévérité de la loi, laquelle, encore une fois, je devais m’établir pour moi-même… Une vague gigantesque m’a couverte, je me suis étranglée de la responsabilité que je devais inévitablement entreprendre à porter désormais… nous vivons comme des nourrissons, en restant dans des cages et se faisant apporter des seins différents – suce là, maintenant ici, bien, il ne faut pas réfléchir, il faut agir, faire, il y a un système de notes, tu as reçu très bien – bravo! Qui a inventé ces notes, pourquoi justement celles là, pourquoi justement comme ça, pourquoi faudrait-il aspirer à ceci et pas cela? Pourquoi y réfléchir? QUAND y réfléchir? Tu es comme une saucisse, tu n’as pas besoin de douter, tu dois correspondre aux standards, car c’est seulement comme ça que tu auras le meilleur emballage et la meilleure boite, et pourquoi cet emballage et cette boite sont meilleurs?? A quoi bon tout ça? Chez moi à Moscou dans le placard j’ai des vêtements pour quelques milliers de dollars – de petites vestes, de petits pulls, de petites chaussures, des baskets, des robes comme ça, des petits hauts comme ci, et ici ça fait déjà deux mois que je porte deux t-shirts pourris, un short et un pantalon, deux slips… la chatte a légèrement frissonné à cause du souvenir de l’odeur du slip à Taîga… quand j’étais ado, je rêvais de partir quelque part, de devenir actrice célèbre et revenir à la maison dans un jeep, habillée en fourrure – voilà j’approche de la maison dans un jeep très chic, je descends de la voiture, habillée en manteau de fourrure très chic, et là tout le monde est rassemblé, me regarde, m’envie, m’admire… c’est tellement nauséabond… et le plus horrible c’est que maintenant tout ça revient – je n’en ai pas besoin, mais il ne me demande pas, il vient, et voilà je lis des nouvelles, je suis allée à une excursion, maintenant je me trouve dans une merde complète avec un trou dans l’âme, et il faut le fourrer, ce trou, il n’est pas possible de vivre avec, le trou est béant, il crache de tous les côtés avec de la salive vénéneuse, comment est-ce que j’ai vécu avant… ben, vraiment – comment ai-je vécu avant? Qu’est-ce que je faisais jour après jour? J’avais toujours quoi faire, et oui, toujours, j’avais où aller, je savais pourquoi, j’avais toujours des plans au cas où, je n’avais même pas assez de temps! Comment ai-je pu faire des choses sans savoir pourquoi? Mais je savais pourquoi. Donc je les faisais. Pourquoi avoir de l’argent? Pour acheter un manteau en fourrure. Pourquoi le manteau – pour aller se promener avec. Pourquoi se promener avec – pour qu’on regarde? Pourquoi se faire regarder – pour qu’on admire, pour plaire, pour qu’on pense à moi, comment je suis belle, intelligente, comment j’ai gagné de l’argent. Et pourquoi faut-il qu’on pense à moi – pour… ben, pour … euh, pour… Merde… POURQUOI faut-il qu’on pense à moi? Et c’est qui «on»? Qui concrètement? Qui?? La voisine? Mais qu’est-ce que j’en ai à foutre de ce qu’elle pense à moi? Mon petit ami alors? Quelle différence s’il me voit en manteau de fourrure ou pas, s’il bande indépendamment de tout, et le reste je n’en ai pas besoin… et si j’ai vraiment besoin de quelque chose de quelqu’un, si j’ai vraiment besoin de quelqu’un, c’est-à-dire pas besoin, mais s’il est important pour moi, comme un ami, comme un être, un être proche… et ben – un être qui est proche aura quelque chose à foutre de mon manteau?! Quel est cet «être» alors – c’est une place vide alors, et pas un être… mais pourquoi alors, pour qui?? On ne pense pas à ça, de telles pensées tranchent comme un rasoir, c’est là que la merde se cache… on avance, on travaille, on dépense, on achète, on cherche, on trouve, on se réjouit, on se vexe, et on dirait qu’on sait – pourquoi tout ça, tu te demandes – voilà la réponse – tout est clair, et si l’on cherchait plus au fond – et là tout est clair, et si on allait encore plus au fond… bang! Pas clair! Mais pourquoi aller si profondément, il ne faut pas, il faut faire comme tout le monde, mais c’est facile pour tout le monde, il faut juste mettre une barrière dans sa tête et ne jamais aller plus loin. Ainsi on vit. Ainsi JE vis. Mais comment mettre cette barrière maintenant, quand on t’a pris par le museau, l’a soulevé, l’a mis dehors, poussé sur le côté, pour que les yeux s’ouvrent plus larges… quoi faire maintenant, je suis maintenant comme un dur morceau d’agneau sur une fourchette – ni par ci, ni par là, ni revenir en arrière, ni aller en avant, ni rester sur place, et quoi faire? Juste là, maintenant quoi dois-je faire? Descendre les pieds du lit? Et à quoi bon? Avant ça ne me serait pas passé par la tête de me poser cette question, j’avais toujours un but, j’avais toujours cent petits buts et dix grands buts, et c’était tellement nombreux, et ils ont été tous bariolés avec de la jolie peinture, décorés avec du joli carrelage, disposés en une file, arrangés, synchronisés, emballés… est-ce que j’ai déjà pensé sérieusement – A QUOI BON je fais tout ce que je fais? Parce que pour penser comme ça il faut être responsable de tout soi-même, et c’est quand que j’étais responsable de tout moi-même? J’étais responsable que des moyens, des méthodes d’atteindre des buts, et quant aux buts eux-mêmes? Quant à l’essentiel même? Quand est-ce que je me suis dit après une grande réflexion – «pour l’instant je vais vivre comme ça, je vais aspirer à ça, ensuite je verrai». Et quand est-ce que je me suis posée pour essayer au moins d’y réfléchir? Jamais. Jamais je n’ai même pas essayé d’identifier pour moi-même non pas des buts quelconques intermédiaires, sans grande importance, mais le but primordial, stratégique, puisqu’on croit généralement, que la question sur le sens de la vie n’a pas de sens, bien sûr, c’est plus pratique – ça sert à rien d’y réfléchir, mon cœur, va plutôt faire la vaisselle, et les devoirs tu les as faits? …, à quoi ça sert d’y penser, on va dîner bientôt, et moi je n’ai pas encore fini de… un truc monstrueux… toute sa vie s’agiter et pas avoir assez de temps, tordre ses petits pieds et essayer d’obtenir quelque chose en mieux, A QUOI BON TOUT CA? Justement cette question principale ne se pose jamais, elle n’est même pas dans la liste des questions! Allez, assez de salive… et oui… c’est aussi terrible que ça, c’est comme ça que tout le monde vit, c’est comme ça que j’ai vécu, moi, et maintenant la force de l’habitude tâche de me faire rentrer dans des anciens rails, mais moi, ancienne, je n’existe plus, et la nouvelle n’y rentre pas d’aucun côté, il faut recommencer une nouvelle vie alors, d’ailleurs pas tout simplement recommencer, mais faire autrement. D’ABORD je dois définir – pourquoi tout ça, où j’ai besoin d’aller, ce que je veux, ensuite je chercherais des moyens et des buts intermédiaires, en tranchant tout le superflus sans pitié; il faudrait enlever tous ces nouilles innombrables de mes oreilles et mon cerveau… peut-être, ensemble avec la peau… et même la chair… est-ce que j’ai le choix? Voilà que je suis assise sur mon lit, sans même pouvoir descendre une jambe, parce que je ne sais pas – à quoi bon, alors est-ce que j’ai le choix? Pas de choix, je DEVRAI me poser la question sur le sens de tout, pas de choix, quoi que, m’abrutir et revenir en arrière. Abrutir… c’est curieux… très curieux… abrutir, donc… Et «abrutir» c’est comment? Intéressant… ce même «abrutir et revenir» était, ça se trouve, mon assurance, mon aérodrome de réserve. Disons, au cas où – au diable tout ça, je vais abrutir de nouveau et me laisser aller au plaisirs ordinaires de la vie… et d’où est-ce qu’il vient cet «abrutir»? D’où l’on sait qu’on peut «abrutir»? C’est comment? C’est quoi ça «abrutir», c’est quoi «tomber dans la dégradation»? Car une des mes stimulations était la peur de «tomber dans la dégradation», mais c’est comment? La même chose que fuir des «dieux». Je n’ai jamais vu quelqu’un tomber dans la dégradation, moi-même je n’ai pas de telle expérience à laquelle je pourrais donner l’appellation «la dégradation»… c’est quand on est intelligent, et ensuite on devient plus bête… je ne connais pas de telle chose, je ne l’ai pas vue… j’ai vu des imbéciles différents, on en dit «oh, il as abruti», mais comment on sait qu’il est justement tombé dans la dégradation? Qui l’a examiné avant, l’a comparé avec ce qu’il est maintenant, et le plus important – avec quelle règle on le mesure? Qui est le juge? Avec quoi on le mesure? Prenons un alcoolique – il n’a plus de cerveau à cause de l’alcool, avant il pouvait faire des équations, maintenant il ne sait qu’accumuler des bouteilles, avant il pouvait courir un kilomètre, maintenant il traîne ses pieds à peine pour faire cent mètres. La dégradation. Mais quelle importance est dans savoir faire des équations et courir un kilomètre? Prenons un vieux moine tibétain – il aurait du mal à marcher cent mètre, il ne connaît pas de chiffres, et alors? On s’en fout, le plus important c’est que ses yeux sont vivants, il est agréable de regarder son visage, envers lui il n’y a pas même d’ombre de dégoût qui apparaît à l’égard de nos vieux, et cet alcoolique – avant il avait des yeux vivants, et puis ils sont devenus morts? J’en doute… pourquoi celui qui n’a pas vécu aurait-il des yeux vivants, celui qui n’a jamais réfléchi pourquoi il vivait, celui qui s’est mis dans les rails, a fini ses études à l’université, travaillé, a porté des bottes vernis, diplomate… et puis sa femme le trompe, il devient ivrogne invétéré, n’a plus de bottes, a un filet au lieu de porte-documents, pourtant l’essentiel n’a pas changé – comme il était tête dure, tel il est resté, sans aucune dégradation… Moi, je me fiche maintenant de quoi la personne est décorée – de l’information, des vêtements, des bottes… il importe autre chose pour moi – si elle a des yeux vivants ou pas, si l’océan s’agite dedans ou bien une cannette de bière. Si quelqu’un a une cannette à la place des yeux, comment est-ce qu’il peut abrutir de plus – aucunement, il est déjà cadavre, ou bien encore, et celui qui a des yeux vivants – comme «celui» que j’ai rencontré, peut-il tomber dans la dégradation ou devenir cannette??? Ben, je ne sais pas… en tous cas je n’en sais rien, alors je jetterai à la poubelle mes aérodromes de réserve d’une impuissante qui s’appellent «je vais abrutir et rentrer». Que se passera-t-il donc? Que se passera-t-il si je reste au lit comme ça, je reste et je reste, toujours… en pensant à rien, en faisant rien, parce que chaque pensée, chaque désir disperse des cercles de douleur, la question «à quoi bon» brûle et ne laisse rien faire, que se passera-t-il alors? Je ne sais pas! Je vais rester et me torturer ici, jusqu’à ce que je l’apprenne ainsi. On verra alors – ce qui va se passer!
Cette pensée a soulagé un peu, de manière inattendue, la douleur de l’absence du sens a légèrement diminué, quelle heure est-il… à quoi bon le savoir? … qu’est-ce ça changera? … huit ou dix heures, ou midi – et quoi… rien, un automatisme suivant… il n’y a pas de moi, il n’y a qu’un grand mécanisme, qui vit à ma place, et je suis où… il faut que je me trouve moi-même, me trouver moi-même… les pensées ont recommencé à s’entremêler, faire des cercles, et bientôt j’ai glissé de nouveau dans le sommeil.
… Le métro, une foule dense… Je regarde leurs visages et voit qu’ils ont l’air des noyés – ils sont gonflés, bleus, de vrais cadavres, et en plus ils bougent. Je suis dégoûtée de me trouver parmi eux, une sensation de brûlure apparaît dans le corps, mais quoi faire – je ne sais pas. La sensation de brûlure accroît, je commence à avoir les nausées à cause de l’odeur des cadavres, mes tripes se retournent à l’envers, et moi je regarde leurs yeux… mais quels yeux c’est… des méduses pourries, et pas des yeux, cette foule alors des noyés vivants reste debout, ondule et pousse sur moi… là j’ai des souvenirs et je me mets à appeler Sart, avec chaque cri je me sens un peu mieux, un peu plus d’air, là je comprends qu’il ne suffit pas crier tout simplement, c’est difficile pour lui de me trouver ici, parmi des cadavres puants, je dois me distinguer parmi eux pour que Sart me voit, mais comment? Et là j’ai une idée – il faut éprouver une joie calme! Il me trouvera sûrement alors, sans faute. Je continue à hurler, et au moment de crier je me concentre sur le désir d’éprouver une joie calme. Bientôt je ressens la sensation d’un doux délice, de légèreté se verser dans mon corps, les cadavres disparaissent soudainement, mais quelques secondes plus tard je me retrouve de nouveau parmi des cadavres et je recommence à appeler Sart, cette fois-ci les sensations désagréables s’en vont définitivement, et à là je comprends que je suis en train de dormir! C’était très bizarre, très instable, la lucidité était sur le point de se clore à tout moment, je devais entreprendre quelque chose, pour que ça n’arrive pas, mais quoi? Au cas où, je répétais à moi-même tout doucement: «Sart, aide-moi à garder la conscience, Sart aide-moi…» Une lucidité d’un niveau aussi étrange! Il s’avère que la conscience de soi dans le sommeil peut être différente, très différente! C’est comme dans la vie normale – puisque même un toxico fichu peut dire aussi qu’il pense, vit, marche – de l’extérieur presque comme moi-même, il «est en veille», mais quelle différence énorme entre des veilles différentes! C’est le même principe avec la conscience de soi dans le sommeil. La lucidité cristalline ruisselait à travers de moi en un torrent frais, je dormais… tout ça c’était un rêve… c’était si bon que le tourbillon de l’activité mécanique ne me saisisse pas, que je puisse tout simplement rester assise et ressentir cet état… rester assise? Où j’étais? Je n’ai pas remarqué que ça fasse longtemps qu’il n’y avait plus de métro autour de moi, ni de cadavres, mais qu’est-ce qu’il y avait alors? Il fallait faire un effort pour voir, apparemment j’avais la vue, mais comment l’utiliser – aucune idée… etsi je … exact! Je voulais appeler «cette personne» … hein… mon dieu, mais comment l’appeler s’il n’avait pas de nom?! «Je veux t’appeler, je ne connais pas ton nom, je ne sais pas comment t’appeler, mais je veux que se soit justement TOI qui viennes», j’ai mis mon appel dans le mot «toi» en absence de mieux, en me rappelant ses yeux, ses manières, sa parole. Des structures ruisselantes se sont mises à prendre des formes, tout à coup je me suis retrouvée dans un bâtiment en construction, il y avait un sol en béton et des murs, silence, pas de gens. Je suis allongée sur le sol en me rendant clairement compte que je suis dans un rêve. Je me relève du sol ce qui est assez dur, inconfortable. Je vois mon ombre sur le mur, et je pense – c’est curieux quel est mon ombre dans le rêve, l’envie d’expérimenter et d’examiner ce monde apparaît. L’ombre était exactement comme dans la vie, j’étais nue et j’ai vu l’ombre de ma silhouette. Il y avait un mur devant moi, j’ai décidé d’essayer de le tâter, je voulais voir si ma main passait à travers, mais le mur s’est avéré comme dans la vie réelle – dur et froid. Ayant fait quelques pas je me suis rendu compte d’un afflux de la sensation de grisaille dégoûtante, au moment où j’ai voulu comprendre ce que c’était cette grisaille, la lucidité a apparu – comme quoi ce n’était autre chose que la préoccupation par les avis des autres. Peut-être devrais-je l’éliminer? Une autre pensée venant tout de suite – «la flemme»… J’ai eu envie de faire quelque chose, puisque c’était un rêve!, on pouvait faire tout par là, j’ai décidé de faire l’amour avec quelqu’un, en comprenant en même temps que je voulais esquiver la grisaille à l’aide des impressions sexuelles, et il n’y avait pas de joie dans ce désir. J’ai été inspirée par l’idée que je pouvais créer moi-même un garçon que je voulais. C’était dur de marcher et j’ai pensé que ma vision des capacités du corps ne pouvait que nuire, et il fallait la rejeter. Tout de suite après cette idée une légèreté a apparu, j’ai couru, joyeuse, le long d’un grand couloir et j’ai vu un garçon à côté de la fenêtre. Il n’était pas très mignon, mais l’envie de flirter est venue quand même, j’ai continué à marcher en attendant qu’il me suive, tout de suite j’ai entendu ses pas derrière. Cette envie de flirter dans un état gris était très dégoûtante, d’habitude elle menait à ce que je faisais ce que le garçon voulait et pas ce je voulais moi, il survenait un fort empoisonnement. A cause du fait que je marchais en attendant qu’il me rattrape, il est survenu une certaine sensation de pourriture et là je me suis arrêtée, stupéfaite – j’ai vu clairement que le couloir a pris la direction en allant brusquement en contrebas, avec chaque pas l’air devenait de plus en plus dense, étouffant, la nuit venait, le rêve devenait flou et engourdi. Avec un effort de volonté j’ai chassé l’engourdissement qui m’envahissait, et je me suis mise à crier de nouveau en appelant «cette personne», il semblait que tout était perdu déjà, que dans ma position d’impuissance où, au lieu d’éliminer l’engourdissement, je fuyais dans le flirt mou, j’ai tout gâché, mais je ne lâchais pas l’affaire, j’ai ramassé tout mon désespoir et j’ai décidé que je l’appellerais jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il vienne, ou jusqu’à ce que la conscience me lâche définitivement… Une ville étrange… l’été, il fait très chaud, une rue étroite, des foules de gens de types asiatiques en vêtements délavés de couleurs vives, assez pauvres. L’air chaud sans vent fait fondre la sensation du rêve réel. Je ne me suis jamais retrouvée dans une telle chaleur, même ici en Inde, j’en ai juste entendu parlé, et là j’ai compris que dans cette ville il y avait justement une telle chaleur. Mes perceptions ont changé – j’ai ressenti une délivrance merveilleuse des préoccupations. Je suis voyageur, qui se retrouve dans un endroit inconnu et qui reste ouvert à tout ce qui peut lui arriver. Dans chaque instant il y a la plénitude de la vie, bien que rien ne se passe. Des nuances nouvelles qui sont tellement bien connues en même temps! Est-ce possible de vivre dans cet état tout le temps? Oui, bien sûr! Auparavant je m’y trouvais sans cesse. Et pas seulement dans mon enfance, comme ça arrive habituellement, mais c’est comme si j’étais adulte et j’y vivais. C’était un souvenir d’une autre vie. Il existait tout le temps, comment est-ce j’ai pu l’oublier? Comment est-ce j’ai pu vivre la vie que j’avais, lorsque CA était tout près?
Je me suis approchée d’un comptoir derrière lequel on vendait quelque chose et j’ai demandé au vendeur – «où est-IL? » Les gens autour de moi me regardaient en hochant les têtes, et le respect a apparu dans leurs yeux, j’ai compris qu’il me respectaient parce que je pouvais l’appeler justement «LUI», et eux, par exemple, ils ne pouvaient pas l’appeler… je percevais distinctement sa présence… je ne sais pas comment, mais je savais pertinemment qu’il était là! «Où est-il? » – j’ai redemandé, et les vendeurs m’ont dit qu’il avait été là deux jours en arrière, il n’y était plus, mais ils étaient sûrs que j’allais le rencontrer immanquablement, c’était sûr… leurs images hochant les têtes s’éloignaient lentement, fondaient, tout s’est entremêlé, un tourbillon d’air chaud m’a soulevée, le ciel d’un bleu vif, sillonné des lueurs dorées, était autour, le vent m’emportait en avant, j’ai senti de la joie et l’envie de rire, je riais sans pouvoir m’arrêter, il semblait que avec ce rire quelque chose de sincère, de lumineux pénétrait en moi, il me remplissait en chassant le mauvais dehors… ainsi je me suis réveillée avec un sourire aux lèvres, et là la vie ordinaire allait revenir, et moi je devais combattre cet ordinaire, pour pouvoir définitivement revenir à moi-même – scintillante, ensoleillée, transparente.
Au second réveil je me sentais dynamique. Je savais qu’à ce moment là je n’avais aucune clarté dans mes projets, mais cela ne me freinait pas, je m’habillais calmement en me préparant d’aller prendre le petit déjeuner dans un café, ensuite j’allais regarder le courrier et y répondre, cependant, ces petits projets ne mettaient pas le problème principal de côté, ne le repoussaient pas sur l’arrière-plan de la conscience, comme avant. Pourquoi c’était si horrible quand je me suis réveillée la première fois, et pourquoi mon état est si dynamique et constructif maintenant? Je sais comment répondre à cette question! J’ai appris quelques trucs à Rishikesh…
Dans le café j’ai commandé un doux lassi et une omelette aux légumes, m’étant bien étendue sur la chaise, je me suis concentrée. Alors – le premier réveil. Je me rendais compte que je ne savais pas comment faire. Le second réveil – la même chose. De nouveau le premier – je ne savais pas à quoi bon m’habiller, pourquoi prendre le petit déj, pourquoi tout ça. Le second – la même chose. Quelle est la différence? Pourquoi les états aussi différents? «Je veux comprendre, je veux comprendre» – je radotais à moi-même. Aussitôt j’ai remarqué que la répétition de la question en une pensée à haute voix sans cesse (le terme est bien! ) empêchait plutôt de me concentrer sur l’envie de comprendre. Car on se met à prendre la répétition de la question pour l’envie même de comprendre, il survient le remplacement du plus compliqué par le plus simple, et ça c’est pas du tout la même chose. J’ai cessé de me radoter la question, en essayant de tâtonner justement l’état même de la question, d’éprouver justement le désir de comprendre, et non simplement faire tourner la pensée concernant le désir. Le désir et pas la pensée. Une sorte d’équilibrisme psychique… on nous apprend à faire du vélo, des équations, mais on ne nous apprend pas à maîtriser de façon basique nos perceptions, c’est pourtant si facile – ne pas penser au désir, mais l’éprouver! Si facile, si on a la pratique, et là je me sentais comme un petit qui apprend à marcher.
Les réflexions sur l’absence de l’habitude de me concentrer sur un désir m’ont éloignée de mon but. Je reviens à mon sujet alors – je tourne le premier réveil dans la mémoire, puis le second – quelle est la différence? Je veux comprendre… vingt secondes plus tard… on ne dirait jamais que c’est si dur – se retenir sur une seule chose pendant vingt trente secondes… Encore une fois. Des pensées et des souvenirs sont un hameçon, le retour incessant du souvenir de la situation précédente est un lancement de la canne à pêche, le désir de comprendre est un appât. J’attends le poisson – j’attends la compréhension. Encore une fois – le premier, le second…, pourquoi? Le premier… doucement… le premier… maintenant le second… Ca y est!!
J’ai sursauté sur la chaise comme piquée par une mouche, en poussant la table avec mes genoux, j’ai failli la renversée, quelque chose en est tombé, le parasol a oscillé, rien de cassé? Non, ça va. Exactement comme à la pêche. En arrière, en arrière! Je me suis agrippé spasmodiquement au bout de la table, me suis tendue sur ma chaise en grinçant les dents. Je ne permettrais pas aux pensées et aux préoccupations de me divertir. Juste à ce moment là je ressentais très distinctement la compréhension, et ce qui était le plus étonnant c’était qu’elle n’était pas encore mise en mots! Incroyable! J’ai failli m’étouffer de l’excitation, mais j’ai eu assez de retenu pour me ressaisir et me concentrer de nouveau. Et oui, tout ce que je percevais à ce moment là était justement la compréhension, qui concernait justement ma question, là je savais exactement où était la différence, bien qu’il n’y ait eu aucune pensée à haute voix exprimant ce savoir. Ni pensée, ni image. Si à ce moment là je voulais raconter à quelqu’un ma compréhension, je n’aurais pas pu. Même une légère inquiétude a apparu – et si elle restait toujours inexprimée et me glissait des mains? J’ai fait un petit effort, comme si j’ai poussé un petit caillou le long d’une pente de la montagne, les pensées ont apparu tout de suite, en exprimant cette compréhension. Donc, ce ne sont pas des pensées qui mènent à la compréhension, mais bien au contraire, c’est d’abord la compréhension qui naît et prend automatiquement l’aspect des pensées, et ça se passe si vite qu’il parait que c’est le contraire. Sur cette erreur est basée alors l’habitude stupide et impuissante de «réfléchir» en triant des pensées! En triant des pensées on peut faire un discours, des conclusions, des suppositions, mais pas réfléchir! On ne peut pas faire naître une nouvelle compréhension en triant des pensées. La compréhension est une perception tout à fait spéciale, différente d’un discours, comme… comme je ne sais pas quoi, peu importe. Il importe ce qui est fait pour la découverte. La compréhension naît grâce au désir de comprendre, et le désir doit être fort d’ailleurs, et vif, et concentré, et pour qu’il soit comme ça, le sujet doit être vraiment important pour moi, réellement important, né dans la souffrance. C’est pourquoi il est impossible de faire quelqu’un comprendre quelque chose de force – ainsi on peut juste faire accepter une conclusion toute faite. C’est pour ça donc que le système d’apprentissage de force des enfants ne les transforme pas en gens intelligents, mais seulement en des mécanismes, appris à faire des notes, des compilations, et ça c’est infiniment loin de la créativité réelle, ce qui est le vrai processus de la pensée!
Maintenant je veux revenir au premier, fixer et noter. «On verra ce qui arrivera» – c’était la phrase clé que j’ai prononcé avant de me rendormir. La clé de la réponse était exactement en ce que j’ai ressenti en prononçant cette phrase. Une chose – c’est de se tourmenter, souffrir, ne pas savoir quoi faire, etc. Et l’autre chose – EXAMINER ces mêmes tourments, souffrances, doutes et ignorances. Dans le premier cas je ne suis qu’un être en souffrance, il n’y a pas d’issu – je ne peux que souffrir, me tourmenter, tomber et oublier, picoler, jouir et espérer qu’un soupape de sûreté quelconque va marcher et je serai projeter de nouveau dans un état acceptable. Dans le deuxième cas, il apparaît quelqu’un placé dès le début de l’autre côté de la souffrance, il apparaît un observateur de l’être en souffrance, et cette position d’observateur mène immédiatement à un résultat inattendu – tout de suite des changements surviennent, des découvertes et des observations ont lieu, je peux les analyser, comparer, les prendre en compte, le désespoir total s’en va, ainsi que la concentration cyclique sur soi-même, la vie commence à s’ouvrir juste en moi-même, je deviens capable de poser des questions, donc je peux avoir l’envie de comprendre, la compréhension se fait attraper par ce désir, et la compréhension emmène le changement… tout est absolument autrement si l’on se transforme d’une victime en chasseur, guettant la victime – soi-même.