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Chapitre 30

Main page / «MAYA». Livre 1: Force mineure / Chapitre 30

Le contenu

    J’ai trouvé un cyber café juste à deux pas de l’hôtel. Un petit aquarium étouffant, parsemé d’ordinateurs, fourmillait de sauterelles, lézards, papillons et petites mouches, – j’étais obligée d’enlever constamment tout ça de moi et de l’écran. Ici c’est une autre Inde – son image lumineuse. C’est propre, à l’entrée les visiteurs enlèvent leurs chaussures et s’installent pieds nus. Le propriétaire du salon est là aussi – il est attentif, adéquat dans la communication, on peut plaisanter avec lui, bavarder de ceci et de cela. A gauche et à droite de moi des touristes étrangers sont assis, ou plutôt des touristes étrangères… Mon regard glisse sur la voisine à côté … mignonne, svelte, elle écrit un message, en jouant avec ses pieds nus… au fond de mes entrailles quelque chose a répondu sourdement, s’est enflammé et a grogné en un chaton doux et joyeux. Peut-être, écrit-elle un message à son petit copain… et moi je vais écrire à qui?  J’ai aussi un petit copain…hein, je vais d’abord écrire à Dany … Mon cœur, comment je voudrais me serrer contre toi maintenant.

    «Salut, mon museau!  Je ne sais même pas par quoi commencer mon message, ni quoi te raconter… A partir du moment où j’ai reçu ton message à Rishikesh, tellement de chose se sont passées, que j’en pourrai faire un roman. Je n’arrive pas à croire que ce n’est que deux semaines qui se sont écoulées, – ce que j’ai vécu est incalculablement plus signifiant que toute ma vie précédente.

    J’ai rencontré des gens magnifiques… Comme tous les mots sont vides en comparaison avec ce que je ressens pour eux. L’amour?  La sympathie?  La tendresse?  C’est pas ça, pas ça. Juste ne sois pas jaloux.

    Non, je ne peux rien te décrire maintenant. Je vais juste te dire – la pratique de la voie directe est devenue le sens de ma vie, je n’ai pas d’autre voie pour moi en ce moment. J’ai rencontré des gens qui font cette pratique… Peux-tu le concevoir, Dany?  J’ai rencontré de telles personnes et elles m’ont transformée toute entière, – il n’y a plus de la Maya qui était venue en Inde il y a un mois et demi. Qu’est-ce que je voudrais que tu sois à côté de moi en ce moment, et on aurait pu aller à Bodh-gayâ ensemble,- c’est là que je vais peut être rencontrer l’un d’entre eux. Peut-être, si j’ai»de la chance». C’est effrayant de croire que je peux ne plus jamais les rencontrer. Probablement, tu as ressenti quelque chose comme ça quand tu t’es séparé de Lobsang?

    Moi, tous les jours je note mes efforts et mes découvertes, et toi?  Je vois que c’est très important. Il suffit de rater deux jours, sans rien noter, que je commence à cesser de me rendre compte de ce qui se passe, il parait que tout va pas mal, mais rien ne change… Il n’y a pas de telle confusion quand je fais les notes.

    Pour l’instant je n’ai pas réussi à éliminer au moins une fois aucune émotion négative, mais… Comment puis-je le décrire… Dany, maintenant je sais ce que c’est qu’une délivrance absolue de tous les mécontentements. C’était un cadeau … C’est juste arrivé, je n’ai aucune idée comment. Le monde entier a changé. Tout mon corps semblait se tisser dans l’espace, ou l’espace se tissait dans mon corps. Je pouvais toucher l’air avec les bouts de mes doigts et il était si épais. Tout mon corps était imprégné de l’extase, sa chaque cellule. Il n’y avait pas de rêves, je fermais tout simplement les yeux le soir et je les ouvrais le matin, en sachant que le temps que je dormais il se passait quelque chose de beau et important. J’étais le ciel. Celui du matin, transpercé par la fine lumière du soleil levant, celui de la journée, rempli d’un nectar épais, doré, celui du soir, en feu, coloré par le soleil couchant, lançant un défi ardant. Il n’existait pas de frontières entre moi et le ciel.

    Le monde entier quotidien et tout ce qui est habituel en général a cessé d’exister pour ces quelques jours… je n’arrive pas à me souvenir combien de temps cela a duré – trois jours?  Une semaine?  Cela a-t-il une importance quelconque maintenant quand ce n’est plus là?  

    Je pensais que ça ne peut pas finir. Je me baignais dans l’océan de joie et de clarté, comme un enfant… Maintenant j’écris et j’ai envie de pleurer de désespoir, – si je n’Y reviendrais plus jamais?  

    Je n’ai aucune idée comment je vais continuer à vivre. J’imagine mon retour à Moscou avec une grande difficulté. Mais je sens que c’est inévitable.

    C’est sûr que je reste en Inde jusqu’à fin novembre, je ne sais pas pour l’instant où exactement, tout dépend de comment ça se passera à Bodh-Gayâ, où je vais aller dès que j’achète les billets.

    Je pense souvent à toi et c’est chouette que ma pratique a commencé justement par ma connaissance avec toi… Je sens que ce n‘est pas tout simplement une coïncidence, qu’il y a quelque chose de plus qu’un concours de circonstances mécanique. Qui sait, Dany, ce qui nous attend dans l’avenir, comment peut notre communication évoluer?  Chaque fois que je pense à toi, c’est comme une vague d’inspiration et de joie qui s’engouffre en moi… C’est ressenti comme un élan puissant vers quelque part loin et haut…Je ne sais même pas ce que je veux de toi, ce n’est pas simplement une attirance sexuelle… Bien que ça aussi.

    Ta petite chérie.»

     

    Les messages des parents… «Ressaisis-toi», qui m’a caché le ciel étoilé de Rishikesh, encore quelques mots s’y rajoutaient. Non, je ne veux pas lire ça, ni même y jeter un petit coup d’œil, dans ces ténèbres, je veux sortir et fermer la porte derrière moi. Je ne veux plus vivre dans la caution solidaire des mécontentements, qu’on appelle «les relations». Je ne veux plus rouler sur la chaîne infernale d’un point de destination à un autre. Je me sens ligotée aux mains et aux pieds, j’ai envie de gueuler, me débattre de toutes les forces, les fils alors s’enfoncent en faisant encore plus mal, et encore plus, mais tout à coup lorsque la douleur devient absolument insupportable, et je ne cède pas, il advient une sensation des fils qui commencent à céder, et que je me libère. Non, je ne me libère pas encore, ce n’est qu’une allusion à peine perceptible, une rafale momentanée du vent de la liberté, mais ça veut dire qu’il y a une chance, qu’il est possible de se libérer!

    Les parents… Dès la naissance jour après jour ils aiguisaient leur art dégueulasse de me manipuler. Ils ne voulaient qu’une chose – me courber de manière à pouvoir obtenir de moi les impressions dont ils avaient besoin. A quel point clairement je le vois maintenant!

    Au début ils étaient durs et sévères, surtout ma mère. Quand j’ai commencé à esquiver, j’ai appris à mentir, la morale a été employée, et l’appel à la conscience mythique. Et finalement, quand je me suis rebellée et me suis ouvertement opposée à cette violence légalisée, on m’a mis de la pression, sur la pitié et la culpabilité. Et ça pour obtenir de moi ce dont ils avaient besoin, me bouffer avec la sauce qu’ils aimaient.

    Deux pas vers l’hôtel à dix heures du soir se sont avérés une épreuve de résistance. A cette heure ci il n’y a pas de femmes du tout dans les rues, mais c’est toujours bruyant, plein de monde et étouffant. Tout le rassemblement de la rue s’est tout de suite mis à gueuler quelque chose dans ma direction, au moment où j’ai fait un pas de la porte du café. Ces cris me mettent toujours sur mes gardes. Je n’arrive pas à comprendre – c’est soit des injures, soit de la conversation à haute voix, soit des salutations amicales. Dans le guide on dit que à Varanacy des touristes disparaissent souvent, je décide alors de courir au plus vite à la porte de l’hôtel, mais c’est pas si facile, – le bitume est couvert d’une couche de poussière, entremêlée avec des peaux glissantes des bananes, qui sont vendues juste à côté. Ma fuite se transforme en un spectacle acrobatique, provoquant des éclats de rire de tous les côtés. Prise au dépourvu, en poussant un cri fort, je tombe sur mon derrière en me faisant mal et je comprends que je me suis enfoncée dans ces ordures jusqu’aux oreilles. Avec tout mon corps je sens l’arôme de la rue sale et l’attention des rôdeurs pas très bienveillants. Qu’ils essayent de m’approcher… je vais gueuler que toute la rue m’entende, que ça sonne dans les oreilles, je ne suis pas si inoffensive que ça… Mais personne n’ose me proposer de l’aide, ce qui me réjouit énormément. Le one man show … une hallucination obsédante – je me sens entourée du décor, je n’arrive pas à prendre ces gens et cet entourage pour quelque chose de réel. Et là aussi il parait que j’ai eu un accès du sentiment de honte de m’avoir autant déshonorée, mais il s’est tout de suite éteint, érodé par l’indifférence rampante. Pour un instant il m’a semblé que là, je pouvais tout à fait calmement, au milieu de la rue, m’accroupir pour pisser, et il n’y avait rien de spécial, puisque je pouvais le faire dans une forêt, parmi des arbres et des oiseaux?

    «Lonely Planet» informait froidement que l’état Bihâr dans lequel se trouvait Bodh-Gayâ était l’un des plus pauvres états de l’Inde, ainsi que l’un des plus criminels, excepté, bien sûr, Jammu et Cachemire, c’est pourquoi quand la nuit arrivait, tout mouvement sur les routes cessait à cause des attaques possibles des pilleurs et des meurtriers. Pour la même raison la possibilité de prendre un bus direct de Varanacy à Bodh-Gayâ n’allait pas non plus – dans les agences touristiques on insistait d’abandonner ce périple, puisque les cars touristiques subissaient de temps à autre des attaques et des pillages, parfois même les voyous ne s’arrêtaient pas devant un meurtre. Les pouvoirs de l’état ont même fait une tentative d’adjoindre un policier à chaque touriste étranger qui voyageait (pour son argent, bien entendu). Jouer à la roulette russe ne m’enchantait pas, j’ai choisi alors un chemin de détour, quoi que plus sûr – par chemin de fer jusqu’à Gayâ, et de là une demi-heure de taxi jusqu’à Bodh-Gayâ. A chaque fois que je pensais que je pourrais rencontrer les personnes qui ont lancé un défi au marécage des émotions négatives et d’autres horreurs, qui ont enlisées en soi tous et tout, j’éprouvais une vraie inspiration, je me sentais enfant de nouveau, devant lequel un monde merveilleux était sur le point de s’ouvrir.

    Je me souviens très bien que dans la petite enfance, lorsque chaque regard était une découverte, j’éprouvais quelque chose comme ça, mais encore plus vivement, clairement et pleinement… Je suis allongée dans mon lit de bébé et je regarde le monde à travers la grille en bois, tout à coup le désir passionnel de me lever m’envahit. Je me mets à grimper obstinément, en m’agrippant aux tringles en bois, dans quelques minutes de l’escalade effrénée je finis par me lever, et quels sentiments j’éprouve à ce moment!  C’était le premier voyage dont je me souviens maintenant, et il était si passionnant. Maintenant quand je vois des bébés qui grimpent, se tournent, essayent de ramper, et les parents les retournent «soigneusement» dans leurs lits, je me dit qu’ils ne saisissent pas que ce n’est pas simplement un réflexe de mouvement, comme chez une plante grimpante, un escargot ou une amibe, mais que c’est une passion de pionnier, que la personne vit quelque chose de très important, pourtant elle est retournée dans le landau de manière impitoyable, sous prétexte d’»attention».

    L’une des plus horribles perversions c’est d’emmailloter un bébé. Je considère ça comme du fascisme – au sens propre du terme et pas métaphorique. Emmailloter c’est outrager cyniquement la nature même de l’homme, ça mérite la punition la plus sévère jusqu’à l’emprisonnement. Je l’ai compris juste quand mes souvenirs les plus profonds de l’enfance se sont manifestés dans ma mémoire, – tout de suite après l’accouchement, quand on m’a amené dans la chambre de nouveau nées pour m’emmailloter. Maintenant je me souviens très bien de l’horreur bestiale d’être durement emmaillotée dans du tissu sans pouvoir même bouger, d’être tournée et retournée comme on voulait. Voilà que le nez est serré contre le drap, voici que le plafond est devant mes yeux – je suis une chose, tombée entre les pattes de ces monstres, qui m’avaient enchaînée, attachée, je me rappelle le désespoir d’impuissance – une vraie souffrance, pas infantile. Je suis sûre que tous les bébés éprouvent ça. On parle tellement des traumatismes de l’accouchement, du fait comment ça influence toute la vie ultérieure de la personne, et on ne pense pas du tout du traumatisme encore plus horrible de mettre les bébés pour quelques mois même pas dans une cellule, mais pire encore – dans un cercueil en tissu, dans une camisole de force. Si j’avais une telle possibilité, je ne manquerais pas d’emmailloter pour une journée ou deux chacun qui attend un enfant… peut-être, le problème disparaîtrait tout seul.

    Un autre souvenir de l’enfance – quand j’ai vu la neige tomber pour la première fois. J’ai déjà un an, je cours dans la pièce à mon gré, je viens près de la fenêtre, je grimpe sur un tabouret, je jette un coup d’œil… et là je suis ahurie – tout est très blanc dehors, et la neige dense et duveteuse tombe. Le jour même je suis parvenue à ce que les parents m’emmènent dehors, je caressais la neige, j’inhalais son odeur, je jouais avec, je riais et j’étais heureuse, et le plus souvent je me rappelais ces instants, quand j’éprouvais un tel bonheur innocent de pionnier, le plus clairement je comprenais que ça n’arriverait plus jamais. Cette compréhension est comme avis de décès venant dans ma boite aux lettres jour après jour. On m’y a abonné à mon insu, ni consentement, lorsque j’étais une enfant sans défense. Et chaque fois que je me prépare d’aller dehors, à la poste et avoir la main leste sur celui qui m’envoie cette saloperie, je passe à côté de la boite aux lettres, je l’ouvre faiblement, je reçois mon avis de décès, je lis attentivement le contenu, et tout à l’intérieur de moi tombe et meurt. Les jambes faiblissent, le but se brouille, je ne peux rien de nouveau.

    Maintenant la certitude d’une issue aussi fatale est ébranlée. La boite aux lettres est envoyée à la poubelle, il n’y a plus de place pour les avis de décès, et jusqu’à ce qu’on me mette une nouvelle boite aux lettres j’ai le temps de passer à la poste et rayer mon adresse de la liste des abonnés.

    L’aspiration joyeuse d’aller à Bodh-Gayâ s’est heurtée contre les réalités de la vie indienne. En général, en Inde il est difficile de planifier quelque chose en avance, mais c’était pour la première fois que j’étais dans une telle merde. Il s’est avéré que je pouvais acheter un billet seulement à condition que je montrais un papier de justification – comme quoi d’où je prenais des roupies indiens (?! ). C’est-à-dire que je devais montrer le papier du point d’échange. Le long de toute la route à Varanacy je n’avais jamais rencontré une telle demande bizarre – ça se trouvait qu’elle avait été introduite seulement cette année, c’est pourquoi je n’avais aucun papier, bien entendu. Il fallait que j’aille tout de suite à un point d’échange pour échanger les roupies en dollars, et ensuite des dollars en roupies, mais cette fois ci en obtenant le papier. Mais c’est en vain que j’étais pressée… le destin ne désirait pas me laisser partir de Varanacy ce jour là.

    Il n’y avait pas tout simplement de points d’échange dans la ville. Le phénomène en lui-même est étonnant (partout, dans tous les centres touristiques où j’ai été avant et après, à chaque coin il y a un point d’échange), mais pas catastrophique – pas de points d’échange, je changerais l’argent dans n’importe quel magasin de bijouterie ou de soie… Je pouvais aussi le changer dans mon hôtel (mais le taux a été pillard là bas). Zut!  Cette chaleur caniculaire empêche de réfléchir … j’ai besoin de pas simplement une échange, j’ai besoin de ce foutu papier, sans lequel je ne pourrai pas acheter des billets pour partir de la ville. Bien, il doit y avoir des banques dans la ville.

    C’est vrai, il y a des banques ici. La première sur mon chemin était «Bank of India», où l’on m’a dit que ce jour là on ne faisait pas d’échange. La suivante a été Andhra Banque – là on n’échangeait pas de dollars en espèces, parce que dans leur filiale à New Delhi quelque chose ne correspondait pas à quelque chose. De quoi il s’agissait concrètement – c’était incompréhensible. Il n’est pas toujours possible de comprendre les Indiens parlant anglais – au minimum, une mauvaise prononciation, et en plus si elle est mêlée dans du bétel mâché sans cesse… Quand la bouche de l’interlocuteur est pleine de la salive de couleur rouge sanguine, pour dire quelque chose le pauvre doit renverser la tête en arrière et parler comme s’il était en train de se gargariser. Une image complètement surréaliste.

    Et bien, j’ai aussi une carte de crédit… Oui, mam, mais en ce moment dans toute la ville aucun téléphone ne marche, il n’est pas possible de retirer de l’argent.

    Ayant couru encore une heure avec la canicule, j’ai abandonné l’affaire et décidé d’en finir le lendemain, mais le lendemain la situation est devenue encore plus compliquée, puisque dans la ville un «festival» local s’est engagé de manière inattendue (pour moi), et pour ça toutes les banques étaient fermées. Le responsable d’une des banques m’a informé avec compassion que le lendemain la banque allait probablement ouvrir, mais comme la fête allait durer trois jours, personne ne savais si l’on ferait l’échange ou pas. Le plus désagréable dans tout ça était le fait, comme le portier dans mon hôtel a expliqué, qu’on n’en voyait pas la couleur d’aucune fête spéciale, car les Indiens ont les «festivals» presque toutes les semaines. Ils ont une énorme quantité de divinités, et chacune a «sa» semaine à elle ou au moins trois jours dans l’année, lorsque des actions religieuses sont organisées en leur honneur.

    A Varanacy, ce Babylone indien, toutes les religions du monde sont mélangées, et l’épidémie des fêtes est très répandue là bas. Aujourd’hui c’est des sikhs, demain – des musulmans, après demain – des sivaïtes, ensuite c’est nouvel an et dans une semaine encore un nouvel an, – des pétards et des feux d’artifice éclatent, le ciel est émaillé de cerfs volants, des haut-parleurs de rue explosent d’une cacophonie assourdissante, des processions infinies marchent sur les rues avec des tambours, des trompettes et d’énormes charrettes, donnant de la nourriture aux mendiants et filous de la ville.

    Je ne sais pas pour quelle raison bizarre l’idée que je puisse être en retard et ne trouver personne à Bodh-Gayâ ne m’inquiétait pas du tout. Il y avait une certitude étrange et même extatique que j’arriverais là au moment où il fallait – pas plus tôt, ni plus tard.

    Le moment de la vérité est venu deux jours plus tard, quand il n’y avait pas de fête, tous les téléphones marchaient, c’était un jour ordinaire comme les autres, et dans toutes les banques… on m’a refusé d’échanger sans aucune explication – on n’échange pas et c’est tout!  Voilà. Une souricière diabolique.

     

    «**octobre

    Mes projets sont de nouveau troublés par la force des circonstances. Les projets, les projets… toute la vie est remplie de projets. Est-ce que j’ai vu au moins une personne qui ne vit pas avec des projets, mais avec des sensations et désirs?  

    Rien ne dérange plus, ni retient dans l’engrenage du passé autant que les projets de l’avenir. Quand je vis quelque chose de vrai – ce qui se passe en ce moment, – je peux, bien sûr, faire parallèlement des projets quelconques, mais ce serait plutôt une transgression qu’une prolongation de mes sensations. Rien de ce qui se passe dans mon âme juste maintenant n’est lié aux projets, ni perspectives, ni pensées sur l’avenir. Le contraire est vrai aussi – le processus de planification n’est pas du tout compatible avec des sensations – à chaque fois que je projette quelque chose je me détache de la réalité et je bouge vers la mort.

    Mais comment accomplir alors des actes?  Comment vivre?  Comment puis-je me préparer une omelette, si je n’achète pas des œufs en avance et je ne projette pas d’aller à la cuisine, allumer la cuisinière, etc.?  

    Je ne sais pas comment répondre à cette question, bien qu’il me semble que malgré ça je conn            ais la réponse – je ne peux juste pas la mettre en mots. Une histoire tourne dans ma tête – elle semble expliquer des choses, mais d’où elle vient… ah… c’est Andreï, il me l’a racontée là, à l’Elbrous, quand on attendait que l’ouragan passe… c’est curieux… cette histoire a immergé justement maintenant, jusqu’à ce moment là je ne me souvenais pas qu’il l’a racontée…d’ailleurs, dans cet état là… L’histoire est la suivante – un jour dans les montagnes profondes de Pamir il a rencontré un vieux, il avait plus que 70 ans, sa cabane se trouvait dans une gorge lointaine. Et voilà que ce vieux y habitait, il avait un potager, où il cultivait des légumes quelconques, disons – du «radis».Il bêchait son radis, l’arrosait le matin, dans la journée et le soir. D’un côté, il savait bien qu’il allait se lever le jour suivant, aller aux toilettes, qu’il prendrait sa pioche et se remettrait à butter son radis, de l’autre côté,il réfléchissait sur la vie, le courant, sur le sentiment poignant du moment présent, il vivait de ça, et il devenait absolument claire que la culture du radis était simplement une affaire, qui lui avait été placée entre les mains par QUELQUE CHOSE – on peut l’appeler dieu, ou destin, et s’il ne le cultivait pas là – il le cultiverait dans un autre endroit, ou pas, il apporterait des plateaux avec du café,ou bien donnerait des cours aux étudiants. Ce n’est rien d’autre qu’une forme, dans laquelle ton courant te met, ce qu’il te propose justement maintenant. Chacun de nous est assis quelque part sur sa chaise. Chacun de nous réalise dans sa vie une version spéciale quelconque parmi une diversité infinie des évènements et des circonstances possibles, et si l’on fait des projets et espère d’obtenir finalement quelque chose – on serait plutôt mort que vivant. Si je suis tout simplement ce où le cœur est attiré, ce qui répond à la corde la plus sacrée – je suis vivante alors, vraiment vivante, indépendamment du fait si ma raison construirait un projet ou pas – ce projet ne pèserait pas en un poids lourd, ce serait… comme une recommandation, disons, une recommandation de la raison, et en suivant ma sensation de la fraîcheur du moment je déciderais – si je suivais cette recommandation ou passais de côté. La mesure de tout ça est le sentiment d’un calme particulier, intérieur, vif et intense – le calme avec lequel un courant de montagne précipite en bas. Je connais ce sentiment!  Je le connais exactement, quoi que je l’aie compris, il me semble, que maintenant. Qu’est-ce que je connais d’autre, qu’est-ce que j’ai oublié? … Peut-être, je connais même la délivrance des émotions négatives?  Peut-être, la joie calme aussi?  Les supposions absurdes… du point de vue de la raison… d’ailleurs, malgré ça, étrangement, ces pensées éveillent un écho… une opposition intéressante de la certitude de raison et de l’écho vivant de l’intérieur… je dirais qu’en ce moment aucune partie ne penche la balance de son côté… hein, c’est du progrès déjà – avant je n’aurais pas fait attention aux sentiments quelconques à peine perceptibles, s’ils contredisaient de manière aussi évidente à ce que je «connais».