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Chapitre 26

Main page / «MAYA». Livre 1: Force mineure / Chapitre 26

Le contenu

    La chaleur a diminué un peu, et les touristes sont devenus plus nombreux dans les rues de Rishikesh… J’en ai été absente depuis dix jours. A l’hôtel personne n’était étonné par mon absence, on avait ramassé mes affaires, puisque la chambre n’avait pas été réglée, et les affaires m’attendaient dans une petite pièce, amassées en grand tas avec des draps, des couvertures et d’autres bric-à-brac ménagers. Les gens disparaissent en Inde, et vu la mine indifférente du garçon qui me rendait mon sac à dos, emballé par je ne sais pas qui, on y était habitué ici.

    Je me sens comme après une ascension d’un sommet, des images fades de perceptions glissent, tels des diapositives. Comment ces gens vivent-ils?  A quoi peut sourire cette jeune fille assise en face d’un gars grand et maigre à la mine absente?  A-t-elle vraiment envie de sourire?  Qu’est-ce qu’une autre fillette écrit-elle avec application et soin dans son beau cahier, en dirigeant son regard des pages vers le Gange de façon soit rêveuse, soit sotte?  Des touristes, souriant de manière lasse les uns aux autres, flottent dans les rues, vêtus de chemises larges, multicolores et de pantalons mâchés. Ils aiment une telle vie, languissante et posée, flâner d’un café à un autre café, d’une curiosité à une autre. Entre nous – un abîme, infranchissable ni pour eux, ni pour moi.

    … Encore quelques jours. La rencontre avec Taî ressemble à un rêve. Rien n’est resté, même des retentissements flous de Ca. Je me souviens qu’une chose grandiose a eu lieu, mais quoi? … Le vide de tous les côtés, Ca n’est nulle part. Et ne sera jamais?  Ne sera jamais… Rétablir dans la mémoire pas à pas toutes nos conversations, commencer le travail pas à pas. Il n’y a pas d’autre solution, mais pour l’instant pas de forces même pour ça, – tout a brûlé, que des rafales de vent froid dans la poitrine vide, point de désirs, ni de peur. Avec chaque nouveau matin je redeviens de plus en plus une personne ordinaire.

     

    En me préparant au voyage en Inde, j’ai fouillé Internet pour trouver des recommandations pratiques, or, je n’ai presque rien trouvé, excepté des données techniques abstraites et des descriptions psychopathiques et exaltées, qui ne suscitaient pas un brin de confiance – ça se sentait de loin que les auteurs de ces observations voulaient tellement y trouver des choses extraordinaires qu’ils étaient prêts à rajouter du miracle à tout et n’importe quoi – même à ces dégueulasseries… en y pensant je m’éloigne de l’Indien qui a mis le doigt dans son nez avec une innocence infantile. De nouveau un car bondé… peut-être ne devrai-je pas y aller?  Cependant, Lonely Planet conseille fermement de visiter «une des plus sacrées villes de l’Inde» – Haridvar. Car à Rishikesh j’ai visité tout ce que j’ai pu, et Haridvar est très proche – juste une heure de trajet en car, j’y ai été emportée alors en recherches d’aventures. Le mystère s’y rajoutait grâce au fait qu’on n’avait commencé à laisser des touristes voir le complexe religieux local Har-Ki-Paîri que quelques années en arrière.

    Har-Ki-Paîri était réellement impressionnant. Par son nonsense criant, dirais-je… Encore des temples colorés de manière criarde, de nouveau des tas de gens, assis et allongés n’importe comment sur les marches menant vers le Gange… non, je ne comprendrai jamais les appas de cet endroit. Quelque chose faisant penser à un stade où, au lieu d’un champ, coule le Gange, et sur les places pour des spectateurs il y a des Indiens, qui dorment, mangent et parlent – en famille et en solitaire, venus de loin pour accomplir leurs rituels. Parfois ils entrent dans la rivière, y restent debout en prononçant des prières, ils plongent et prennent de l’eau dans des bidons spéciaux pour la verser sur soi. Des garçons… et oui, les garçons sont beaux ici… quelques jeunes de douze quatorze ans traînent dans l’eau, qui arrive jusqu’à leurs tailles, équipés de longs bâtons avec des pommes gluantes spéciales et aux gros miroirs mis à moitié dans l’eau. Tout cet équipement leur permet de trouver des monnaies au fond de l’eau et les choper avec succès en pointant le bout gluant du bâton. [ce fragment a été censuré, le texte intégral sera publié peut être dans 200 ans ], je n’arrive pas à me retenir pour ne pas faire quelques photos. En faisant semblant de prendre le Gange en photo, [ce fragment a été censuré, le texte intégral sera publié peut être dans 200 ans ] – voilà qu’ils se penchent légèrement pour scruter l’eau, puis l’un raconte quelque chose à l’autre, en gesticulant, il tourne la tête gracieusement, lève la main, [ce fragment a été censuré, le texte intégral sera publié peut être dans 200 ans ], comme leurs hauts du dos et épaules sont étroites et musclées, [ce fragment a été censuré, le texte intégral sera publié peut être dans 200 ans ]… une perfection absolue incarnée!  [ce fragment a été censuré, le texte intégral sera publié peut être dans 200 ans ] …Un plaisir si fin – observer ces créatures parfaites…

    Bon, alors, je n’y suis pas allée pour rien… sur la route de retour à Rishikesh les tressautements du car ne me dérangent pas – je caresse dans mon esprit [ce fragment a été censuré, le texte intégral sera publié peut être dans 200 ans ]  en prévoyant de regarder les photos et fantasmer d’autre chose encore… Où puis-je aller encore?  En tout cas, je suis fatiguée à mort des cars. Je peux donc prendre un train. Dans l’Internet j’ai lu les descriptions des trains indiens – comme quoi ils sont particulièrement beaux, qu’ils faut venir sur le quai une heure avant le départ, puisque les voitures ne sont pas numérotées, mais par contre il y a des listes des passagers, qui sont affichées justement sur les voitures et il faut errer en recherchant son nom. En gros, dans mon imagination il demeurait des contrôleurs pompeux portant des casquettes , qui, une heure avant le départ du train, affichaient soigneusement les listes des passagers sur de spéciaux petits panneaux encadrés, des voitures belles et impeccables, filant, légères, dans des champs infinis, et j’ai eu envie de rigoler – comment peut-on prendre le train à tel point au sérieux, mais de l’autre côté il y a une certaine attirance – peut-être réussirai-je à ressentir cette piété particulière avec laquelle les gens du 19ième siècle considéraient le train?  Voir le miracle dans la chose qui est devenu la norme depuis longtemps – c’est curieux… ah oui, je vais continuer mon voyage en train.

    L’achat des billets s’est avéré un choc successif de la rencontre avec la réalité indienne. En luttant contre la panique déferlant de temps en temps, je me disais que, probablement, Pouchkine a dû imaginer quelque chose comme ça au moment où il écrivait «Le festin pendant la peste». La place à côté de la gare est bourrée de voitures régurgitant des gaz de combustion étouffants et de moto-rickshaws, à l’intérieur il se passe des choses inimaginables. J’ai découvert plusieurs caisses, auxquelles de monstrueuses sangsues – files d’attente se sont collées. Qu’est-ce qu’il y a comme personnalités dans ces files… probablement, c’est justement dans les files d’achats des billets qu’on peut faire connaissance de toutes les castes, de toutes les couches et d’autres éléments de la structure de la société indienne, à commencer par les temps anciens jusqu’à l’époque contemporaine. Une illusion complète de mélange des siècles – dans la même file on peut voir un monsieur indien à l’air respectable portant une montre en or, vêtu d’une veste à la mode et chaussé de souliers vernis, et un vieillard décrépit aux cheveux blancs vêtu d’une longue robe blanche, avec un bidon et une cane dans les mains; un monsieur ordinaire avec un foulard de femme sur la tête, et des gens en haillons ayant l’air complètement sauvage… d’ailleurs, je me suis déjà habituée au fait qu’en Inde des gens tout à fait paisibles peuvent se cacher derrière un allure sauvage, ainsi que l’air civilisé peut dissimuler la sauvagerie des mœurs indienne inimitable… exact – un monsieur respectable devant moi a vidé son nez juste sur le sol, puis il a roté, et avec ça son visage n’a pas perdu l’expression de respectabilité, ni son allure sa dignité, – l’ensemble des choses incompatibles – il est grand temps d’avoir le catharsis, et je suis sur le point de me mettre à rigoler au moment où quelque chose me pousse de côté de manière assez sensible. Il parait que quelqu’un a oublié ici – je suis quand même une Mam Blanche, je voudrais qu’on ne l’oublie pas… en me retournant j’étais prête à voir tout sauf ce que j’ai vu – une VACHE noire gigantesque, oh… voici le catharsis… La vache a écarté la file tranquillement, sans faire une moindre attention aux cris et tapotements des Indiens, qui essayaient d’éloigner de la caisse la bête flegmatique de façon plus ou moins polie, et, celle là, en nous envoyant de la puanteur amicale, a vidé ses boyaux et continué son chemin. En même temps que moi, je démontrais une scène muette du «Réviseur», les Indiens ont tout simplement repris leurs affaires, et la vache, étant passée dans la file avoisinante, a tout simplement cessé d’exister pour eux, et le tas de merde sous les pieds… qui n’a pas vu ça, la merde… un tas de plus, un tas de moins, tout ça est sacré en général, – et la vache, et la merde, et les mouches venues tout de suite, et le sâdhu qui a marché avec son pied nu dans le tas de merde et a entraîné avec lui dans la gare les traces de la visite divine…

    En regardant plus attentivement, j’ai découvert qu’il y avait une file à part pour les femmes, qui était, d’ailleurs, beaucoup plus courte que les autres. Cela m’a redonné un nouvel espoir de partir le jour même, et je m’y suis déplacée hâtivement. Cependant, il ne restait qu’un peu plus qu’une heure avant le départ de mon train et la file avançait très lentement. Devant, juste comme chez nous, en Russie, – tout le temps des mecs quelconques se faufilent pour pas faire la queue. Les femmes essayent de les chasser en hurlant, mais sans succès – un sourire amical et culpabilisé aux lèvres, ils écartent la file de côté pour se fourrer obstinément dans l’ouverture du guichet. J’ai essayé d’appliquer notre foutue expérience soviétique de la lutte dans les files d’attente, mais j’ai fait fiasco – les Indiens n’ont pas du tout réagi à mes hurlements de gros mots outragés, ils souriaient, et moi, je n’avais pas envie de les pousser, ni les toucher – on ne sait jamais, comment ils vont réagir aux touchers d’une belle femme blanche – et s’ils avaient un orgasme tout de suite… pourquoi pas, hein?  S’ils arrivent à se moucher et pisser sur place – pourquoi ne pas jouir ici même?

    Juste au milieu de tout ce bordel un policier a apparu soudainement – il a distribué, languissamment mais sévèrement, un coup de bâton sur les dos et les fesses des mecs essayant de se faufiler sans attendre. Mon dieu, ce qui va se passer… mais non, rien – les mêmes sourires polis, et, au diable, vraiment sincères, les regards coupables, genre excuse-moi, mon ami, on est juste pressés, encore deux coups sur les fesses, encore deux mouvements et des regards sévères – et l’ordre est rétabli.

    Il existe quelques centaines ou même milliers de langues en Inde. Les langues officielles sont les trois suivantes – le hindou, l’anglais et la langue de l’état en question, mais où est-ce que les vieilles par là puissent l’apprendre, les vieilles emmitouflées en noir, qui ont passé toutes leurs vies dans des coins incroyablement paumés, et qui ont réussi à partir finalement en voyage vers le Gange sacré – ils causent en leurs dialectes en recherchant convulsivement quelqu’un dans la file qui pourrait les comprendre. En fin de compte, tout s’arrange à l’aide des gestes, les vieilles ont eu leurs billets, l’argent est trois fois recompté, mais le temps… mon temps passe!  Je serais restée à poiroter pour toute la nuit comme ça dans Dehradun poussiéreux, si ça n’aurait pas été la chance qui m’a souri de nouveau sous une forme d’un jeune Indien avec un turban couleur fuchsia à la mode, qui m’a approché et, en souriant, m’a poussé légèrement en direction de la caisse. J’ai failli soupçonné le pire au moment où j’ai remarqué quelqu’un à côté de la caisse me faire des signes désespérément – c’était un des caissier. Tout à coup comme une impulsion invisible s’est déployé dans la salle, toute la file s’est imprégnée de l’instinct maternelle, et, en me laissant emporter par la volonté de l’océan des mains, des sourires et des yeux, je me suis sentie en Gopala divin dans les bras de la mère Kali et j’ai filé dans le passage menant dans la pièce de service. Là j’ai été invitée à m’asseoir sur une chaise, on s’est mis à me demander quelque chose, des catégories… quelles catégories? … ah… de différentes catégories de places, mais je m’en fiche – donnez-moi le moins cher… mais oui, arrêtez de me mater!  … pourquoi ils me matent?  … hein, mais oui, je veux le moins cher, je n’ai pas besoin de compartiment luxueux, un billet ordinaire ira très bien… voilà, on m’a donné un billet en m’expliquant cinq fois – à quelle heure et de d’où part mon train, on a fait un geste de la main – bon voyage!  On peut voyager en Inde quand même!  J’ai appris plus tard que en Inde on croit comme dû qu’un touriste étranger ne doit pas faire la queue devant la caisse des billets pour des trains, mais ils doit entrer tout de suite par l’entrée de service, se prélasser dans la chaise et obtenir son billet.

    C’est tellement pas cher!  Avec cette pensée je galope sur le quai. Juste quelques 150 roupies!  C’est fou. On peut faire mille kilomètres en train pour trois dollars!  Bien… on peut vraiment voyager ici… Quelque chose rampe… mon dieu, c’est quoi – un wagon à bestiaux?  Pourquoi ça, et en plus le passer par le quai principal – ils auraient pu le faire passer par des voies supplémentaires… pourvu qu’il traîne au plus vite au plus loin… hein… hein… c’est quoi – MON TRAIN!!?? Le rêve lumineux sur de petites voitures cosy, filant dignement et doucement à travers des plaines vertes aux fleuves propres, a disparu dans le néant. La bouche grand ouverte, en laissant sortir des sons indéchiffrables je n’ai pas le temps de réfléchir – le train a été mis sur le quai 15 min avant le départ, il n’y avait alors aucun sens de venir une heure avant. Le quai s’est mis à se mouvoir, la foule a agité, les sacs sifflent au dessus de ma tête, tout s’est confondu, est ressorti, a pété les plombs. Ben, quelques part par là il doit y avoir ma voiture et dessus – la liste avec mon nom. Je n’ai pas trouvé le numéro de ma voiture sur mon billet, je ne sais pas pourquoi… Je fourre mon billet au nez du premier Indien qui galope à côté, sans trop compter de pouvoir attirer son attention, mais il s’arrête brusquement et se met à examiner ma paperasse si méticuleusement, comme si son destin en dépendait. Encore deux Indiens se garent à mes côtés, et, les efforts réunis, ils commencent à comprendre quelque chose et m’expliquent que j’ai un billet mais pas de place. Comment ça pas de place?? Comme ça, il n’en y a pas… Non, mais comment ça?  Comment je vais faire?  Aller là bas?  D’accord… Mon armée m’accompagne.

    Dire que le train était sale, c’est rien dire. Il était MONSTRUEUSEMENT DEGUEULASSE. Peut-être est-ce un train supplémentaire… ben non, personne ne s’étonne, tout est dans la norme, ça veut dire que c’est normal… ah, cette voiture a l’air pas mal – des vitres tintées, un contrôleur qui porte une casquette… je donne au contrôleur mon billet – il hoche la tête en signe négatif et m’indique la voiture suivante. Bien, d’accord, la suivante, je vais m’allonger et dormir… ma place est là?  Là… D’accord… LA??!! Malgré la canicule étouffante, la pensée se congèle dans ma tête en vue de la place où j’aurai à rester. C’est curieux – mes cheveux sont en train de bouger par eux-mêmes ou c’est le petit vent?  Je veux m’arrêter et je ne peux pas – autour de moi, au dessus de moi, en dessous de moi – partout les gens bougent, ainsi que des sacs, des bidons, etc. – tout ça me prend dans son tourbillon pour m’emporter dans la voiture. Maintenant je vois CA de l’intérieur. Je commence à me sentir réellement mal, j’ai le vertige… je ne peux pas tomber – on va m’écraser… il n’y a aucun petit morceau d’espace libre. C’est quelque chose de sorte de nos compartiments, sauf que verticalement ce n’est pas deux, c’est trois rangs de banquettes, et en plus trois banquettes le long du couloir. Sur chaque banquette il y a au moins quatre ou cinq personnes, serrées étroitement les unes contres les autres, l’épaule contre l’épaule, les jambes contre les têtes, ça fait penser à un «puzzle», les gens par terre aussi… on me pousse au dos – derrière moi des gueules enragées des Indiens – quoi, qu’est-ce que tu restes là, la vache, avance, mais OU?? On m’écarte de côté sans cérémonies, je tombe sur des sacs, et le monde passe dans la voiture en marchant sur des affaires et d’autres personnes. Quoi faire… maintenant je comprends pourquoi ils me dévisageaient de telle manière dans la salle de service lorsque j’ai demandé un billet moins cher… pourrais-je savoir… j’essaye de retomber de l’entrée sur le quai, en travaillant désespérément avec les coudes… ce n’est pas possible contre le courant… le désespoir m’assaille, puis la colère – merde, je vais vous montrer la femme des villages russes… en ce qui concerne le cheval je ne peux rien dire, mais cette gueule c’est sûr que je vais l’écraser… et celle-là aussi… j’ai poussé un hurlement d’ours, j’ai survolé comme un oiseau, j’ai fait la gueule méchante à quelqu’un de manière que le pauvre aura besoin d’un psy maintenant… je suis sortie… ouf… la vie de ma mère… je suis vivante. Je vois une femme – elle ressemble à une contrôleuse!  Je cours vers elle, il n’y a pas besoin de dire les choses – elle lit tout sur mon visage, elle est calme comme le brise-glace «Lénine», il y en a encore une autre, elles sourient, prennent mon billet, elles y dessinent quelque chose en me montrant la voiture au loin – non, il ne faut rien me montrer, je ne vais pas les lâcher maintenant!  Je vais me déplacer avec ce brise-glace situé à côté de la quille, tu es mon salut, je ne vais pas laisser tomber cette chance de mes mains. J’ai collé à elles comme une sangsue, et voilà que les contrôleuses m’amènent jusqu’à la voiture, on entre à l’intérieur – mon dieu, comme c’est bon ici… le compartiment pareil, sauf qu’il n’y a que deux trois personnes sur chaque banquette, on chasse quelqu’un… ah, j’ai eu MA PLACE!  Maintenant j’ai ma banquette, une entière pour moi… il faut rajouter pour le billet de l’autre classe – l’autre a été commun, et celui-là est le «sleeper», je paye plus – juste 450 roupies, ce qui est dix dollars. J’aurais pu en donner cent.

    Je me ressaisis en une demi-heure, je regarde autour de moi, je me calme, je digère, et je me chauffe de nouveau, cette fois à cause de la chaleur insupportable. Le sleeper s’est avéré un moyen de transport assez admissible en général – sur chaque banquette il y a inévitablement trois personnes, des contrôleurs passent une fois par quelques heures, à des arrêts intermédiaires les gens viennent, partent, s’assoient sans demander sur leurs banquettes et il est impossible de les virer – tu en vires un, et tout de suite ta banquette commence à s’illuminer de la place libre, tout de suite quelqu’un d’autre, passant éternellement dans le couloir, s’y assois. Le seul moyen d’occuper sa banquette complètement c’est de s’allonger dessus, dans ce cas il n’y aura qu’une personne qui pourra s’asseoir à côté des jambes. Probablement, on peut s’y habituer… mais pas maintenant, j’essaierai un jour, et maintenant je capte très vite du contrôleur qui passe (je suis devenue incroyablement intelligente) l’information comme quoi dans le train il y a en plus des voitures mystérieuses «AC» de trois sortes – et là c’est le chic et le confort complet, je prends mon sac à dos pour le suivre dans le train, AC2 – et oui… voilà… des compartiments coupés, à moitié vides, avec des rideaux, il fait frais – avec la clim ( vive la délivrance de la canicule indienne! ), le contrôleur avec une casquette, les vitres tintées, le linge propre, le couloir qui sépare cette voiture des autres voitures est fermé à clé… bien, je reste ici. Ce n’est pas donné – 40 dollars, c’est pourquoi la voiture est à moitié vide – en Inde il y a peu de gens qui peuvent se permettre de dépenser tel argent pour se déplacer, je suis toute seule dans ce compartiment, je vois des touristes étrangers dans des compartiments avoisinants, ainsi que des Indiens à l’allure respectable – j’ai sommeil, je commande un déjeuner et je m’allonge – maintenant c’est sûr que je vais arriver à Varanacy.

    La nuit tombe… le claquement des roues, la fraîcheur, le calme… m’étant baignée dans le néant pendant deux heures, je reviens à la réalité. Et c’est le déjeuner qui arrive?  C’est bien – j’ai très faim. Oh là, c’est ça le déjeuner!  J’ai commandé une omelette et un truc avec du poulet, et on m’a apporté six plats!  Il se trouve qu’il faut quatre plats qui vont avec le poulet – avec du riz et de différents mélanges de légumes cuits. Chapati au lieu du pain – mm, c’est bon!  Ils ont juste oublié de m’apporter une fourchette… eh, où est la fourchette?  Quoi?? Ca veut dire quoi – «pas de fourchettes»… donne-moi une cuillère alors… comment ça «pas de cuillères»…?  j’enlève le rideau pour regarder – ce qui se passe dans le compartiment à côté, là bas quelqu’un mâche avec plaisir sa bouffe, lui il a eu une cuillère, et moi, non?  Oh!  … le grognement s’échappe de mes entrailles, et les regards polis et gais se tournent à l’encontre – le compartiment à côté est occupé par une famille indienne riche, ils sont assis sur les banquettes, jambes croisées, devant chacun il y a un plateau, sur lequel se trouve le riz et des légumes et leurs deux mains sont plongées dans la nourriture. Ils la malaxent, versent des sauces toujours avec leurs mains, la remalaxent, jusqu’à ce que le riz prenne une consistance souhaitée, ensuite ils font des boules et bourrent tout ça dans la bouche, noooon… moi, je ne peux pas comme ça… ah, l’Inde natale… Dans un certain récit psychopathique sur l’Inde j’ai lu la phrase suivante: «L’Inde natale m’a prise toute entière! », et maintenant cette phrase tourne dans ma tête dans des versions différentes au rythme du claquement des roues, lorsque moi, jusqu’aux coudes dans la bouffe, j’avale le tas de la biomasse mangeable… l’Inde ta mère… en Inde bon sang… ta mère l’Inde… chiken, ta mère, où est ton Inde… ça y est… j’ai plus faim… ouf… j’ai pris tout ça en moi …

    Au moment où je suis entrée dans la voiture j’ai remarqué qu’elle était trop court, et maintenant m’étant refroidi de la chaleur, le ventre bombé, en crachant le feu de la bouche après une omelette outrageusement piquante avec du riz et des sauces, je suis partie explorer les espaces avoisinants. Les toilettes sont très correctes ici, d’ailleurs… il n’y a rien de tel dans nos trains, et de l’autre côté… ha… la voiture m’a paru courte parce que au milieu il y a un tournant du couloir, et derrière… euh… c’est ça alors… plus loin c’est des compartiments «AC-1»… et oui… bravo les Indiens!  Nous n’avons pas ça. De vrais compartiments, un canapé, une pièce spacieuse – pour une ou deux personnes, le design est différent – comme dans un hôtel chic. C’est vide. Ce plaisir doit coûter cher. Dans le compartiment suivant il y a quelqu’un!  Exact…

    Sur le canapé un homme était assis, d’une nationalité indistincte, mais au physique distinct – les traits de son visage étaient assez particuliers, mais c’était beau, étrangement, comme si un arôme d’amabilité l’entourait. Il a tourné sa tête, il a jeté un regard. Comme son regard était étrange… je me rendais compte qu’il était impoli de rester comme ça et mater la personne, mais je n’y pouvais rien, en plus, c’était idiot, mais joyeux, et curieux. Le fait que son visage n’exprimait pas de tension, ni d’agressivité, ni de mécontentement ne m’étonnait plus, j’ai eu un peu le temps de m’habituer à cette particularité des Indiens, quoi que au début cela m’ait choqué – l’absence complète de l’agressivité visible dans tous ses états. Justement «visible». Quand on habite longtemps dans la même culture, premièrement, on oublie ou n’a pas du tout la notion du fait que ailleurs les gens vivent absolument autrement, et deuxièmement, on s’habitue tellement à ce qu’on voit que ensuite on n’y voit plus rien. Je me souviens étant rentrée à la maison après une absence d’un demi mois dûe à l’ascension de l’Elbrous, je me suis retrouvée dans un monde étonnant– voici une personne dans le métro en train de lire un journal… incroyable!  Comment ça se fait – remplir le calme intérieur par la lecture de l’information politique et demi- mondaine?? Comment ils parlaient, comment ils agissaient … tout semblait si étrange. Pendant l’ascension chaque minute passe dans le travail, une heure après une autre passe dans la labeur dure, chaque pas peut devenir le dernier, et tout ce qui est insignifiant disparaît tout seul de la tête, et il reste ce qui reste en toi, lorsque tout est parti – ce qu’on ne peut pas jeter, ce qui te remplit de l’intérieur d’une fraîcheur transparente, ce qui se fige en un tas placide. Pendant le trajet à la maison – l’aéroport, le métro, le bus, la rue – on ne se lasse pas de s’étonner de ce qui se passe. La même question tourne incessamment: «Que font-ils??» Mais voilà une semaine, ensuite deux semaines qui passent, et il n’y a plus de cet étonnement, on s’habitue et ne réagit plus aussi fort aux moyens étranges de vivre que les gens autour choisissent. Et quand je suis venue ici, en Inde, j’ai remarqué de manière particulièrement distincte l’énorme différence entre les russes et les autres, notamment les Indiens, aussi bien que des touristes étrangers. Une personne russe est reconnaissable partout à cause de son comportement agressif et irritable. On peut traiter ce fait comme on veut, mais ce qui est vrai est vrai, cela se voit parfaitement surtout quand de différentes nations sont entremêlées en un seul tas babylonien. Il parait que peu de nations peuvent concurrencer les russes en termes de plénitude de pires émotions négatives – l’intolérance, l’agressivité, l’irritabilité, le mécontentement, la colère, la haine dans un état hautement concentré, succédés par leur contraire – la pitié envers soi-même, atteignant le plus haut degré – voilà comment j’ai perçu la vie des russes sur le fond des autres nations. Ce n’est pas possible de décrire, il faut le ressentir en se trouvant dans un autre monde, et en Inde ça se voit de manière particulièrement distincte. Lorsqu’on voit une personne russe parmi d’autres touristes, on a l’impression de l’apparition dans la rue d’un abcès explosif. Probablement, c’est notre vraie tragédie. La vraie. Puisque n’importe quelle initiative est punissable, toute pensée sera jugée, critiquée, toute action sera d’abord sifflée. Chez nous, en Russie, il faut être un tank, un guerrier éprouvé, dans cette ambiance il est très difficile pour des talents de se développer, très difficile d’être une personne créative, et tout simplement un homme. Maintenant je comprends que moi-même je me suis «adaptée» à cet environnement, et même devenue comme ça moi-même. Je me souviens bien d’une amie qui souffrait presque tous les jours de la violence de son mari, elle le haïssait, elle le plaignait, mais ne pouvait même pas considérer de se séparer de lui – il me semble que quand il n’était pas à ses côtés, elle s’ennuyait même… on dirait qu’on croit tous que ces souffrances rendent la vie plus intéressante, et ce qui est curieux c’est que beaucoup savent très bien que ce sont justement des souffrances, mais pas question de s’en séparer… jamais… et moi aussi… est-ce que j’ai réussi de me séparer ne serait-ce que d’une, la plus évidemment inutile, émotion empoisonnante?  A dire sincèrement, TOUTE ma vie est bourrée, imprégnée de cette saleté de genre différent – une minute après une autre… même pas – seconde après seconde en est complètement pleine. La jalousie, la pitié, la peur, la colère, l’irritation, le mécontentement, l’offense, la rage, la vexation, la méchanceté, l’envie, l’inquiétude, le mépris, l’aversion, la honte, la prudence, l’apathie, la paresse, la tristesse, la déception, l’avarice, la pitié envers soi-même, la vengeance… un mélange puant, dans lequel rien de vivant ne peut survivre… puis-je exagérer? … peut-être ce n’est pas si grave… d’ailleurs, nous ne considérons presque plus beaucoup de choses dans cette liste comme des émotions négatives. Si une personne a pété les plombs et gueuler sur quelqu’un ou lancé une fourchette dans sa rage – là c’est vrai, elle peut admettre parfois qu’elle s’est mal comportée. Mais si elle a éprouvé un léger mécontentement, elle va s’obstiner jusqu’au bout qu’il n’y avait aucune émotion négative, moi-même je fais comme ça… sinon, comment vivre… puisqu’il n’est même pas possible de discuter au sujet de quelque chose, car tout de suite l’hostilité et l’inquiétude apparaissent, après quoi la raison n’est plus capable de réfléchir lucidement… est-ce si mal… ou bien ce sont les discussions de Dany qui m’ont tellement impressionnées?  Je me souviens que quand il a dit à quel point Lobsang était beau, malgré son âge avancé, je me suis rappelée nos vieux et nos vieilles!  Mon dieu… c’est un vrai cauchemar… c’est de la stupidité incarnée, le marasme, la haine, qui amènent la personne au stade de la dégradation absolue, et même quelle personne en général… où est-elle la personne qui reste?  Voici une petite fille, qui saute avec son ballon dans la cours de la maison, elle est jolie et gracieuse, mais dans 40 ans elle se transformera en un corps chargé de maladies incurables, décrépit, dégoûtant et puant, aux yeux en verre, qui gronde ses petits enfants et ne pense qu’à où elle peut choper de nouvelles commères. Et moi – justement moi – qu’est-ce que je fais de ce que les vieux assis sur le banc à l’entrée de l’immeuble n’ont pas fait?  Je n’ai pas encore vu une personne qui dirait – «et oui, je deviendrai un vieux comme ça». Tout le monde dit en unisson – «mais non, moi je ne serai pas comme ça»… et bien entendu, ils cultivent en soi le même poison, et finalement se transforment tous en même chose. Beurk… j’ai peur de m’imaginer en une telle vieille. Il faut faire quelque chose, IL FAUT FAIRE QUELQUE CHOSE!  Car à trente, à vingt cinq ans les gens commencent à vieillir massivement, en prenant du gras promptement, ainsi que des biens, des proches, des copains, des peurs, des soucis, des soucis interminables… cette course insensée en direction de nulle part, et tous ensemble nous moisissons et mourrons pendant la vie. Entre la jeunesse et la vieillesse il se passe à peine dix ans, et même dans ce court laps de temps il n’y a pas de sens, puisque tout le temps de la personne est volé par ses obligations – elle va à la crèche, à l’école, à l’université, au travail et du travail elle retourne à la maison… encore que si elle y allait attirée par quelque chose!  Nous nous «sacrifions» toute notre vie au nom de nos bêtises à nous et aux autres. On ne veut pas faire du mal à sa maman, on ne veut pas offenser sa grand-mère… ce n’est pas bien, il ne faut pas… ensuite nous forçons nos enfants et petits enfants de se sacrifier d’eux, ainsi tourne la roue horrible du destin de l’homme … Sansara…

    Cela fait déjà cinq minutes que je reste sur place à dévisager cette personne… il m’arrive de nouveau de me distraire et oublier les soucis, et lui en plus il ne manifeste aucun signe de malaise – il est assis sur le canapé, il regarde devant lui, plongé dans ses réflexions, et moi j’aime le regarder… et si j’essayais de lui parler, qu’est-ce qui va arriver?  Ce serait dommage si j’ai tout inventé, et là quand il ouvrira la bouche l’aréole de l’attirance mystérieuse disparaîtra, et devant moi il n’y aura qu’un riche Indien ordinaire ou un touriste stupide.

    – Tu ne ressembles pas à un Indien.

    Il a tourné la tête dans ma direction. Non, il vaut mieux qu’il n’ouvre pas la bouche, bon sang, son regard est tellement profond – je vais rêver encore un peu. J’ai fait un faux sourire et allais me fendre d’un «bye bye» ordinaire et douçâtre.

    – Je ne suis pas Indien.

    Ben… sa voix ne m’a pas déçue. Apparemment, il n’avait pas l’intention de nettoyer son nez, ni de roter, ni gratter les couilles, ni de fourrer ses mains dans la nourriture non plus.

    – Tu viens d’où alors?  (et pourquoi je pose des questions aussi bêtes… ça me gonfle aussi quand chaque premier venu commence par crier «Hello», ensuite «Where are you from») Vu ton anglais, tu viens de l’Australie ou de la Nouvelle Zélande?

    – Je suis un cosmopolite convaincu.

    Hein… le mot «cosmopolite» parle déjà de quelque chose – de tels mots ne traînent pas partout, et le premier venu ne porte pas de tels mots dans sa poche… on va essayer direct…

    – J’aime l’ambiance qui t’entoure, et si j’étais en humeur poétique je dirais que tu émanes une lumière forte et douce. A quoi tu penses?

    Il m’a invitée de la main à m’asseoir sur le canapé en face. Lorsque je m’installais j’ai remarqué ses mains – pas soignées, mais pas rudes non plus, plutôt agréables à regarder. Le geste de la main était gracieux, mais pas prétentieux. Définitivement, il ne souriait pas, mais n’était pas sérieux non plus – en général, je pourrais dire que son visage n’exprimait rien de distinct, néanmoins, il se formait une impression tout à fait claire de quelque chose souriant et léger… le sourire de Ciara… Il y avait une telle sensation comme quoi son visage était fait de manière particulière je dirais, de sorte que sans aucune mimique il exprimait un certain état, une humeur.

    C’était tout ça que je lui ai vidé. Il me semble qu’il me regarde avec de la curiosité… ou alors ça m’a paru de nouveau?  Encore, un tel visage… il a l’air d’exprimer l’intérêt constamment, plutôt pas un intérêt envers quelque chose de définit, mais l’intérêt en général, une certaine anticipation, exact, c’est plus précis – il exprime un état de l’anticipation.

    – A quoi tu penses?  Comment tu t’appelles?  Je m’appelle Maya.

    – Je ne pense à rien en ce moment.

    – Qu’est –ce que tu fais alors?

    – Tu veux dire quoi avec le mot «fais», probablement, toujours des pensées?

    – Oui… probablement.

    – Une personne ordinaire pense tout le temps, sans arrêt. Comme si elle marchait pendant longtemps, ensuite elle s’assoit sur une chaise pour se reposer, mais ses jambes continuent à bouger toutes seules, incessamment. Quand je m’assois sur un canapé, mes jambes arrêtent de bouger.

    – Ce qui veut dire que tu arrêtes ton dialogue intérieur?  J’ai essayé plusieurs fois, mais je n’y suis pas arrivé, je ne peux pas penser à rien même pendant une minute. Sans parler d’une minute… – j’ai rigolé pour me débarrasser de la tension légère. Je n’avais pas envie d’être tendue à ses côtés. – J’ai lu beaucoup sur le fait que si l’on arrive à arrêter le dialogue intérieur, quelque chose d’extraordinaire se passe… as-tu entendu un tel nom «Castaneda»?

    Il a hoché la tête.

    Hein, ça c’est une personne pour moi. Donc…

    – Qu’est-ce qui se passe avec toi quand tu arrêtes le dialogue intérieur?

    – Cette question n’est pas si simple, Maya. Quand tu parles du dialogue intérieur, tu veux dire quoi exactement?

    -?? Comment ça?  Je veux dire ça – le dialogue intérieur.

    Il a hoché la tête et j’ai compris que son hochement signifie autre chose que l’accord.

    – Vu ce que tu dis, on peut être sûr que tu ne connais pas le silence de l’esprit, parce que quand on commence le travail de cessation du dialogue intérieur constant, on découvre qu’il n’existe pas un dialogue unique, mais plusieurs couches tout à fait différentes quant à leurs caractéristiques, et il faut des efforts essentiellement différents pour arrêter le mécanisme aveugle de tournage de ces couches.

    Je l’écoutais attentivement, sans prononcer un mot, il a continué.

    – La toute première couche – on l’appelle «le dialogue intérieur à haute voix», ou «les pensées à haute voix». Ce sont des phrases ou demi phrases prononcées intérieurement de façon distincte, elles sont logiquement achevées. On attend de certains résultats de leur achèvement, on construit des réflexions successives dessus. Puisque ces pensées ont une raison, un but et un sens, d’un côté, c’est facile de les arrêter techniquement tout au début ou au milieu en les cessant ainsi, de l’autre côté, il y a une difficulté au sens où leur sens représente pour nous une certaine valeur, et il est possible qu’il sois dommage de le «perdre», même si ce sens est pauvre, car autant pauvre qu’il soit – ce sont quand même des impressions, et si tu n’avais pas travaillé auparavant avec le désir des impressions mentales mécaniques, ce ne serait pas facile alors de s’y prendre avec la sensation de perte.

    Il a arrêté, s’est tu et me regardais attentivement et légèrement en même temps.

    Qu’est-ce qu’il y cherche?  Il essaye de comprendre si moi je comprends de quoi il parle. Il comprend que je comprends. Et moi je comprends comment qu’il comprend que je comprends?  .. Quelle sensation bizarre dans le ventre…

    – Il y a encore un aspect très important. Il est très difficile d’éliminer la couche de pensées à haute voix pour celui qui n’a pas fait un travail minutieux d’élimination des émotions négatives, puisque les émotions négatives…, – il s’est tu, ayant remarqué sur mon visage une tempête d’émotions, quoi que pas négatives.

    – ?!?!?!

    Je veux dire quelque chose, mais je n’y arrive pas, j’ouvre la bouche comme un poisson, les yeux écarquillés du choc – n’est-ce pas la pratique de la voix directe?

    – Quoi?  – il parait que j’ai réussi à l’étonner par ma mimique abondante.

    – Tu connais Taî?  – tout s’est calmé, et cette question a ouvert la voie pour continuer la conversation.

    Il s’est légèrement rejeté en arrière sur le canapé et m’a regardé plus sérieusement. Si avant il ressemblait à un chat qui guettait une mouche, maintenant il était comme un chat qui a vu une chatte. Où une souris?

    – Tu as visité la maison des rêves?

    – Quoi?

    – Je comprends.

    – Tu comprends quoi?  Dis-moi, s’il te plait, ce que tu comprends, parce que moi je ne comprends rien du tout, – je dis ça en me rendant compte que ce n’est pas ça, qu’il n’y a pas de vie dans ce que je dis, mais je ne sais pas pourquoi.

    Il regardait attentivement même pas moi, mais quelque part à travers de moi, – il paraissait que son regard se rendait juste dans l’âme, mais ça faisait chaud et tout à coup j’ai eu envie de le serrer contre moi comme un enfant, tendrement, doucement, j’ai eu l’envie si forte que cette impulsion soudaine m’a effrayée.

    – Je vois que tu n’as fait définitivement aucune pratique…

    – Non, je n’ai pas fait, j’en ai beaucoup entendu, mais je n’ai pas d’instructions détaillées, c’est pourquoi je…

    – Si tu connais cette pratique, tu connais donc presque tout ce qui est indispensable pour commencer à la faire – c’est pourquoi c’est la pratique de la voie directe, les détailles s’éclaircissent lors du travail même, ton allusion alors à la méconnaissance des détailles n’est qu’un prétexte, c’est pratiquement le refus de faire la pratique.

    Je n’avais rien à dire en réponse – je n’avais pas de compréhension claire de quoi il parlait, cependant, je n’avais pas envie de discuter non plus, mais plutôt de le laisser finir ce qu’il avait à dire – peut-être pourrais-je capter quelque chose d’important de ses paroles?  Mais il s’est tu. Ainsi on est resté en silence pendant encore cinq minutes, et si moi je me balançais entre le désir de lui reposer une question sur Taî, et celui de garder le silence, lui, apparemment, il se sentait à l’aise, il émanait une plénitude spécifique où il n’y avait pas de place pour l’inquiétude, ni pour l’agitation. Exact!  Le même tas frais d’un calme entier et anesthésiant qui me saisissait à l’Elbrous. J’ai reconnu ce sentiment, je le reconnaîtrai parmi un millier d’autres.

    Je me suis décidée.

    – Tu connais Taî?  Tu peux me parler de lui?  Qui est-il?  Pourquoi appelles-tu cet endroit la maison des rêves, ça veut dire quoi?

    – Je pense qu’il t’a tout dit ce qu’il voulait – sur lui et sur cet endroit.

    – Mais je ne comprends rien!  – je me suis exclamée, soit désespérément, soit en blâmant.

    – Cela ne me regarde pas, – la phrase rude en elle-même, pourtant ce n’était pas vexant.

    Il avait l’air de n’avoir plus aucun intérêt envers moi, et j’ai tout de suite pensé que c’était probablement à cause des hurlements et des exigences de donner la réponse même après qu’il avait définitivement fait comprendre qu’il ne répondrait pas aux questions au sujet de Taî.

    Cependant il n’était pas question que je parte, bien entendu. Comment ça partir… Ce n’est pas réel. D’abord la rencontre avec Dany – une connaissance ordinaire qui s’est ouverte de manière inattendue dans une dimension tout à fait différente… Le sâdhu rencontré à Kulu – un rêve?  C’est justement lui qui m’avait indiqué Rishikesh où j’ai rencontré Taî… Et maintenant encore une rencontre. Il parait que pour mon compagnon c’est pas du tout étonnant, – quand je lui ai parlé de Taî, il avait l’air de tout comprendre tout de suite – y compris pourquoi je me suis retrouvée dans son compartiment. Peut-être ça a été machiné exprès?

    Dans ma tête des images des comploteurs ont filé, en train de faire des machinations pour me piéger, de guetter les bus, les numéros de voitures du train… Non, ils n’auraient pas pu savoir mes projets… Finalement, quelle différence si c’est conspiré ou pas, ma vie en dépend, et ce n’est pas des paroles exagérées. Je ne peux pas perdre une seconde, je m’accroche à la conversation qu’il avait entamée lui-même.

    – Tu n’as pas parlé du dialogue intérieur, quelles couches y en a t-il encore?

    – Il y en a une couche des pensées aveugles à haute voix, – il a continué comme si de rien n’était,- ensuite, une couche des pensées accélérées, une couche des pensées symboles… tu découvriras tout ça toute seule, si tu fais la pratique, et maintenant il est inutile d’en parler – tu n’as aucune possibilité d’arrêter même la couche des pensées les plus rudes jusqu’à ce que tu n’aie pas réussi à éliminer de façon impeccable toutes les émotions négatives qui apparaissent. Toutes ces conversations vont te donner seulement une nouvelle alimentation pour le dialogue intérieur.

    – Comment faire pour l’arrêter?

    – Tu ne pourras y arriver que quand ce désir sera le plus fort. Autrement, tu n’y réussiras pas. Maintenant c’est inutile d’en dire plus, je répète – tant que tu éprouves des émotions négatives, tu n’y arriveras pas.

    Il est clair que ça sert à rien d’insister. Dans le ton de sa voix il s’associe miraculeusement la douceur, même la tendresse, avec de l’assurance forte, l’irréductibilité, et je n’ai plus envie de le contrarier.

    – Le temps que j’étais avec Taî, je n’avais pas d’émotions négatives. Mais j’avais…

    Maintenant je ne peux en rien dire, je ne peux pas m’en souvenir. Et toi qu’est-ce que tu éprouves?

    – Je vais t’en parler en quelques mots, puisque je suis persuadé qu’il y a en toi quelque chose qui répond. Il y a en toi quelqu’un à qui s’adresser. J’ai vu en toi pas seulement les oreilles, pas que la curiosité, pas que l’écume superficielle – tu as dû ressentir toi-même quand Quelque chose en toi a répondu à mon Quelque chose…

    – !! Oui, mais c’est incroyable que tu le saches, je pensais que c’était MON sentiment, comment peux-tu savoir – tu lis les pensées aussi?

    – Ce ne sont pas des pensées, ce sont des sensations, et elles n’appartiennent à personne, elles ne viennent de nulle part, ne sont contenus en aucun endroit, ne sont dirigées à rien. – Il a accentué spécialement le mot «sensations». – Ils n’ont pas d’analogies dans le monde de pensées et d’émotions – c’est autre chose, regarde – tu sens?  – c’est autre chose.

    Il a de nouveau plongé son regard en moi, et de nouveau de la profondeur même de mon être une vague de la tendresse poignante s’est levée, elle a tout inondé, et à vrai dire, elle n’était pas dirigée envers personne en particulier, bien qu’elle enveloppait chacun à qui je pourrais penser, et réellement, la pensée que c’était «moi qui éprouvais» paraissait absurde – cette tendresse ne sortait de nulle part, d’aucun «moi», ni de nulle part ailleurs.

    – Comment le fais-tu?

    – Je suis expert. Je suis porteur de cette sensation, et j’en suis expert.

    – Ca veut dire quoi?

    Un contrôleur est passé en jetant un regard. Je me suis sentie mal à l’aise je ne sais pas pourquoi – s’il pensait quelque chose… zut, quelle différence, ce qu’il va penser… cette inquiétude a enlevé comme si en léchant avec la langue le charme fin de ce que je venais d’éprouver, et j’ai senti l’irritation contre moi-même, et même contre mon interlocuteur, et contre le contrôleur, je n’ai rien trouvé de mieux que lui poser la question – de combien c’était plus cher d’aller en AC-1 qu’en AC-2. J’attendais que le contrôleur dise tout de suite une chiffre quelconque et qu’il parte, mais pas du tout. Il s’est installé sur le canapé, puis, lentement, avec une dignité comique, il a sorti un petit calepin, couvert de petits chiffres, un cahier et un stylo, et il s’est mis à noter des chiffres du calepin, les additionner et faire d’autres manipulations.

    – A peu près!! – j’ai supplié, mais il n’a pas bronché!  Deux minutes plus tard l’action sacrale a été terminée, et le monde divin a vu apparaître le coût supplémentaire très précis jusqu’au dernier roupie. Ca coûtait vraiment cher – à peu près 80 dollars, et bien sûr, je n’allais pas payer plus pour ce confort de trop. Avec un air préoccupé, en hochant la tête, j’ai remercié le contrôleur, et il est parti.

    – Ca veut dire quoi «expert»?

    J’ai remarqué que mon compagnon n’a pas montré un moindre signe de mécontentement du fait que je m’étais comportée si bêtement avec le contrôleur. A chaque fois que son discours a été interrompu il restait tel qu’il avait été – calme, plein d’une énergie dissimulée, émanant une tendresse assurée, et lorsqu’il reprenait la parole c’était comme s’il ne s’était pas arrêté. Une certaine intouchabilité par rapports aux circonstances.

    – Bref, la pratique de la voie directe est un remplacement direct des perceptions non souhaitées par des perceptions souhaitées. C’est-à-dire si maintenant tu ne veux pas éprouver de la fatigue, mais plutôt, disons, de la sympathie absolue, tu fais alors un effort pour «sauter» dans l’état souhaité, comme si tu te souvenais là dedans justement à ce moment là, si tu as déjà eu l’expérience d’éprouver cet état.

    – Le remplacement des perceptions non souhaitées par celles souhaitées… attend, comme ça je suis éternellement condamnée à suivre le même cercle?  Qu’est-ce qui va arriver si j’ai tout le temps que des perceptions souhaitées?  C’est la fin?  Ou alors je vais taper dans soit l’un soit l’autre successivement? Où est la place au nouveau, à l’inconnu?  Si je comprends bien, toute pratique est le mouvement vers quelque chose de neuf, n’est-ce pas?

    – La pratique de la voie directe est le mouvement vers du nouveau, c’est vrai. Et en même temps c’est la pratique du mouvement du connu vers le connu.

    – ?… Mais…

    – Du connu vers le connu, Maya. Tu ne peux pas vouloir ce que tu ne connais pas. Tu peux vouloir seulement ce que tu as déjà vécu auparavant, et c’est justement cette approche qui donne à la pratique son incroyable efficacité.

    – Mais comment…

    – Ne sois pas pressée de faire des conclusions. Admettons que tu remplaces la perception «le mécontentement» par «la sympathie absolue», et pendant que tu t’entraînes à faire le remplacement, à un moment donné, tu remarques tout à coup que quelque chose de nouveau a éclaté, s’est frayé le chemin, quelque chose de nouveau, de poignant, de frais, du jamais éprouvé auparavant. Tu peux donner un nom à cette nouvelle perception pour être pratique, ou en comparant sa description avec des descriptions d’autres gens vous tombez d’accord pour lui donner un nom unique, mais l’essentiel est que lors du déplacement du connu non souhaité vers le connu mais souhaité, soudainement, une chose nouvelle s’est manifestée, du jamais éprouvé auparavant, et maintenant elle est devenu connue, et tu peux commencer à aspirer à l’éprouver plus souvent, en utilisant les mêmes moyens de remplacement direct des perceptions, ce qui ferait que tu bougeras de nouveau du connu vers le connu, et de nouveau des choses nouvelles se manifesteront, c’est ainsi que se passe le voyage de conscience.

    – Chouette… – ce tableau s’est dressé devant moi si vivement, qu’il m’a coupé le souffle. – Dans ce que tu as dit il y a une telle puissance, une telle joie illimitée, je comprends pas – pourquoi… peut-être…oui, peut-être, parce que cela veut dire qu’il n’existe aucun obstacle, aucune condition extérieure, on n’a pas besoin des dieux, ni des maîtres, ni des doctrines – le monde se déploie en toi tout simplement parce que tu existes!  Oh… c’est extraordinaire…

    L’air légèrement ahurie, je reste sur place en souriant bêtement, et lui il sourit en réponse… j’aime tellement tout ça…

    – Alors – tu as senti la liberté?

    – …

    – Quand on commence la pratique du remplacement des perceptions assombries… je veux dire, des émotions négatives, des désirs mécaniques, du dialogue intérieur mécanique et ainsi de suite, alors, quand on se met à les remplacer par des perceptions illuminées – comme, par exemple, la sympathie illuminée, la joie calme, la placidité etc., il se manifeste alors en toi, de manière spontanée, pour des fractions de seconde, des éclats des Sensations, et chacun a, premièrement, quelque chose à lui, une nuance à lui d’une certaine couche de Sensations. Ces éclats sont plutôt l’allusion des réalisations futures, que le front proche des travaux. C’est comme l’indication de ce qui est plus propre à un individu donné, de ce qui va lui réussir plus facilement, plus vite, plus pleinement et plus assurément dans l’avenir. Au fur et à mesure de l’accomplissement de la pratique de l’élimination des perceptions assombries, ces éclats de Sensations se renforcent, de nouveaux îlots des états illuminés apparaissent entre eux et ce qu’il y a maintenant, et finalement, tu arrives à maîtriser l’art de faire naître des Sensations dans cet endroit. Dans l’avenir, tu pourras voir qu’une Sensation entraîne l’apparition des autres, néanmoins, de certaines particularités individuelles restent les mêmes. Pour quelqu’un la sensation de Félicité Visqueuse sera la plus proche et … la plus sacrée, disons, pour un autre – celle de la Sphère du Vide, et à ce moment là cette personne peut devenir expert dans cette Sensation, porteur de ses qualités pures, une sorte de canon, de diapason.

    – Je commence à comprendre un peu maintenant, ce qui s’est passé avec moi là bas, …dans la maison des rêves… Une personne peut-elle être expert dans plusieurs Sensations?

    – Bien sûr!  Mais si elle réussit relativement facilement et vite dans ce qui lui est proche, c’est-à-dire dans ce qui se manifeste de façon spontanée en premier lieu, dans une autre chose elle peut avoir besoin de beaucoup plus d’efforts, c’est pourquoi on exerce l’échange des fois, une sorte d’apprentissage mutuel. Par exemple, moi je peux aider une autre personne à «s’accorder» à du son pur d’une Sensation que je connais – comme je t’ai fait un cadeau toute à l’heure, et l’autre, en son tour, peut m’aider à percevoir ce qui se manifeste en lui. Là c’est une des fonctions de l’expert – passer son accord à d’autres pratiquants.

    – En disant la fonction tu ne sous-entends pas une sorte d’obligation?  Le mot est tellement… la fonction…

    – Bien entendu, il ne s’agit pas du tout d’obligation. Le mot «fonction» ne convient pas vraiment, c’est plutôt «le don», «la capacité». Je veux dire qu’un porteur d’une certaine Sensation a souvent le désir illuminé de transmettre son art à un autre chercheur, qui a le désir correspondant d’apprendre.

    – Quelles d’autres fonctions l’expert a-t-il?

    – Il y en a plusieurs, et elles sont assez évidentes. Par exemple, l’expert examine de différentes nuances d’une Sensation donnée – pour lui elles se découvrent plus facilement, il est plus facile pour lui d’apprendre l’accord précis pour capter ces nuances, et chaque nuance porte en soi un mystère, la plénitude de vie, puisque la ressentir c’est, d’abord, précieux, ainsi que n’importe laquelle manifestation d’une Sensation, ensuite, chaque nuance est la voie vers d’autres perceptions, la voie dans de nouvelles dimensions des Sensations, et l’art de l’accord peut toujours être transmis aux autres pratiquants.

    Je me suis mise à aimer ce train, et les Indiens, et les vaches qui se bousculaient dans la file, et les fous furieux qui m’avaient tellement fait flipper dans la voiture commune, et ceux qui s’étaient assis sur ma banquette dans le sleeper pour finalement me chasser de là par leur obstination, et l’omelette bien épicée qui m’a fait sortir dans le couloir. Il semblait que j’étais prête à rester toute ma vie dans ce compartiment. Mais j’avais plus de questions que de temps, et je m’en rendais bien compte.

    – Dans le bouddhisme il existe le terme «initiation», et j’ai entendu que certains moines ont, selon ce qu’ils disent, un tas de ces «initiations», et il me semble que si l’on interprétait ces initiations comme l’art de s’accorder aux certaines Sensations, comme tu le raconte, alors ce mot «initiation» acquiert un sens, le sens tout à fait concret, dans lequel il n’y a aucune mystique…

    – Oui, je pense qu’on peut faire une telle comparaison, et parmi ceux qui font la pratique de la voie directe, il y a pas mal de bouddhistes, ou plutôt, il y a beaucoup de ceux qui appartiennent formellement à une telle ou telle école de bouddhisme.

    – Tu connais Lobsang?

    Au lieu de me répondre il m’a regardé de manière qui m’a fait taire d’abord, et quelques secondes plus tard, en me récupérant de son regard comme après une bonne baffe, j’ai compris que j’avais demandé ce qui n’avait aucune importance pour moi, ce qui avait été provoqué par seulement de la curiosité.

    – Quelles d’autres fonctions a un expert?

    – Maya, tu collectionnes l’information?

    Il paraissait que mon interlocuteur n’avait plus l’intention de discuter, et à vrai dire – je devais reconnaître que mon intérêt envers ce sujet était trop abstrait, puisque moi… qu’est-ce que j’ai fait dans cette pratique?  Rien – rien du tout…

    – Oui, tu as raison, j’ai tout simplement commencé à obtenir des impressions au lieu de me concentrer sur la pratique même… il faut que je m’y mette… il me semble tout le temps qu’il n’y a pas assez d’information, pas assez de modes d’emploi, mais en réalité – de quels modes d’emploi est-ce que j’ai besoin, si je sais déjà tout!  Je sais que maintenant, par exemple, j’éprouve de l’inquiétude. Je sais aussi ce que c’est qu’une assurance tranquille – j’en ai ressenti beaucoup de fois. Je sais que le premier n’est pas souhaité pour moi, c’est-à-dire que je ne veux pas l’éprouver. Je sais aussi que le dernier est souhaitable pour moi – je veux le ressentir… de quoi alors je peux encore avoir besoin?  Pourquoi je me trouve donc des excuses?

    – Parce que tu n’as pas encore l’habitude de faire des efforts. Commence à appliquer des efforts pour changer les perceptions, et cette habitude commencera à se mettre en place, tu peux le faire justement maintenant – je veux dire qu’il est possible de le faire toujours «justement maintenant», pour ça il n’y a pas besoin de conditions, toutes conditions sont bonnes, c’est pourquoi la pratique de la voie directe est si efficace, qu’on peut l’effectuer sans arrêt, partout et tout le temps.

    – Je vais essayer… je vais vraiment essayer.

    A ce moment là je me suis souvenue de la conversation avec le maître de yoga à Rishikesh. Ce serait intéressant de poser à cet homme les mêmes questions. Comment va-t-il y répondre?  Je voulais pas vraiment le vérifier, mais plutôt voir et m’imprégner de la différence entre la sincérité et le mensonge.

    – Tu éprouves des fois la félicité? Ou le vide?

    Son regard n’a pas frissonné, même pas pour une seconde, ni n’a essayé de glisser de côté ou en haut, il a réfléchi quelques secondes, sans aucun signe de recherche spasmodique d’une réponse «correcte».

    – Oui, j’éprouve ces sensations.

    – Comment, justement maintenant?

    Encore une pause pour quelques secondes.

    – Oui, justement maintenant.

    – Mais à quoi tu réfléchis quand je te pose la question, car si tu l’éprouves justement maintenant, tu peux alors répondre tout de suite, puisque tu ne réfléchiras pas si je te demande si tu as une main?  Tu répondras à cette question tout de suite.

    J’ai décidé de tenir la position d’un vrai chercheur jusqu’au bout, quoi que j’aie remarqué que j’avais peur d’entrevoir les signes de mécontentement sur son visage. Mais le mécontentement n’a pas apparu, son visage est resté calme, irradiant de la sympathie et sérieux, il prenait du temps, en faisant des pauses de quelques secondes avant de répondre, comme avant.

    – En parlant de la main nous savons très bien tous les deux de quoi il s’agit. En parlant de la félicité et du vide, ce n’est pas le cas – d’abord, je ne sais pas ce que tu veux dire par ces mots, ensuite, ces sensations ont beaucoup de grades, de nuances, et moi, en réfléchissant je choisis une telle forme de réponse qui correspondrait au mieux à ta question.

    J’ai ressenti un certain rassasiement, même une sursaturation de cette conversation, j’ai eu envie de rentrer dans mon compartiment et me coucher, d’autant plus qu’il faisait nuit déjà, pour la première fois je n’ai pas eu de désir spasmodique de m’accrocher à cette personne pour la retenir. J’ai été remplie par une certitude étrange, de la certitude en tant que telle, et pas en une chose concrète. Probablement, ça a été lié au fait que pour la première fois j’ai compris clairement que j’étais moi-même la créatrice de ma vie et de mes états, à quoi bon donc m’accrocher à ces gens lorsque j’étais moi-même une cloaque de toutes sortes de mécontentements?  Il me suffisait que ces gens existent, et au moment où j’enlèverai toutes mes perceptions pourries, je ne manquerai pas de trouver la voie vers eux aussi – je ne sais pas comment, mais je suis sûre que je la trouverai.

    – Tu vas à Varanacy comme moi?  – je ne voulais pas dire au revoir, mais j’étais gênée pour me lever et partir comme ça.

    – Non, je vais plus loin – à Bodh-gayâ, là je vais voir mes amis, j’espère que notre rencontre n’est pas non plus la dernière.

    – Je l’espère très fort aussi!  Si je viens à Bodh-gayâ, je pourrais te retrouver où?

    – Cherche aux alentours de l’arbre de Bodhi, sur les lisières – on se retrouve par là pour se vautrer dans l’herbe.

    – Tu sais ce que je voulais te dire?  Le fait que tu existes, avec tes amis, ainsi qu’une telle pratique et de tels pratiquants – en ce moment c’est ce qui est le plus important dans ma vie.

    Cette compréhension m’est venue dans la tête toute à l’heure, et j’ai voulu l’exprimer sans aucune attente, ni inquiétude. J’ai eu la sensation du début de quelque chose de nouveau, vraiment nouveau, n’ayant aucun rapport à l’ancienne vie. A ce moment là je me sentais comme un nouveau né, devant lequel un nouveau monde, énorme et inconnu, s’est ouvert finalement, et le temps que je marchais pour rentrer dans mon compartiment, cette joie radiante et la sympathie luisante croissaient avec chaque pas. Peut-être c’était lui qui me les a transmises?  Peut-être c’était son cadeau?  En tout cas, je ressentais la gratitude, la vraie, et pas sentimentale, puante, de la tendresse, qui me traversait venant de nulle part et allant je ne sais pas où, et l’anticipation, fascinante avec chaque mouvement.