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Chapitre 17

Main page / «MAYA». Livre 1: Force mineure / Chapitre 17

Le contenu

    Au moment où le soleil apparaît à peine en se levant derrière les sommets, les montagnes qui lui sont opposées à l’ouest sont éclairées pleinement et vivement, et celles qui sont disposées de côté par rapport au soleil, plongent dans une marée humide et floue, comme si elles s’y baignaient. C’est très beau, mais il est absolument inutile de prendre des photos – elles sont tout simplement floues… la beauté des montagnes se baignant alors dans la fumée nuageuse matinale ne restera que dans ma mémoire.

    Aujourd’hui je me suis réveillée avec une sensation étonnante, comme si de nouveau j’ai saisi une étincelle merveilleuse… parfois, quand je me réveille, une sensation étrange s’attarde … et si ne pas se mouvoir, ni bouger le corps, en lui permettant de se manifester plus distinctement … en se livrant à ce sommeil mi-conscient… cette sensation semble ne pas être liée avec le sujet du rêve, ni avec quelque chose faisant partie de la vie en général… elle est étrange, venant de la profondeur même du sommeil… elle est vécue comme légèrement inquiétante, peut-être même effrayante… elle est trop différente de tout avec quoi j’ai été confrontée dans la réalité de la veille ou celle du rêve… comme si elle prenait sa source dans des profondeurs mêmes du «moi»… c’est un message de mon individualité à moi-même à travers le voile de l’humain… une sensation menaçante, orageuses plus précisément… elle s’accumule, ou plutôt – l’expérience du vécu de cette sensation s’accumule et exerce son influence douce sur toute ma vie, indépendamment de l’envie ou désir. Comment décrire cette influence?  Pourquoi est-elle effrayante et attirante à la fois?  Effrayante – parce qu’elle couve la menace pour tout ce qui n’harmonise pas avec, ce qui est en dehors d’elle – la plus forte est cette sensation, le plus ma vie intime, privée a l’air d’un ombre plat. Elle est attirante parce que c’est quelque part par là que ma voie s’étend, parce que l’atteinte de la sensation directe de mon individualité me rend plus entière et plus pleine du vide, qui remplit tout sans exception, qui se verse quelque part hors de moi, infiniment loin… Nous sommes des nomades solitaires dans des mondes de dissensions, c’est pourquoi n’importe laquelle manifestation de la mémoire de ce que je vis dans mes rêves pendant la nuit semble une telle folie pour la conscience extérieure…

    J’ai grimpé sur le toit, couvert avec des pots de fleurs. Petit à petit mon attitude négative envers le petit matin et les jours ouvrables s’est mise à s’estomper, une attitude formée pendant des décennies de la crèche, l’école, l’université, le travail… J’ai commencé à apprécier de me lever tôt le matin – comme dans l’enfance infiniment lointain, lorsqu’il n’y avait besoin d’»aller» nulle part. A quoi bon les années les plus tendres de la vie de l’homme sont exploitées si cruellement?  Pourquoi tout ça?  Il existe toujours des masochistes qui radotent «merci à mes parents qui m’ont forcé, moi qui suis stupide, aller là ou là – maintenant j’occupe une telle ou telle place…». Et pour moi, c’est une torture et la mort de tout ce qui vivent, et à quoi ça sert que maintenant tu occupes une place, si tu t’es transformé en une bûche, si ta vie n’est pas superbe?  Quand j’avais deux ans, j’éprouvais un tas de sensations pures, chatouillant avec leur fraîcheur et nouveauté indépendamment de l’endroit où j’étais – en me vautrant au lit, jouant dans un terrain de jeu dans le sable ou galopant dans un champ. Mais lorsque les»jours de travail» ont commencé, notamment: la crèche, l’école, le conservatoire, la piscine … tout est parti, s’est éloigné, en disant adieu et en laissant la place à la torture incessible du matin provenant des nouvelles obligations sans cesse ni fin. Et qu’est-ce qui est resté en moi de ces leçons incalculables, des manuels, des cours?  On m’a forcé d’échanger toute ma vie contre cette boule d’information hasardeuse…

    Quand, à cinq ans, j’ai voulu apprendre les maths – j’avais envie moi-même, aussi simple que ça – j’ai pris un livre, et les maths me remplissaient littéralement, parce que j’AVAIS ENVIE MOI-MEME, J’AIMAIS, je n’avais pas d’horaires, ni contrôles et cours. Mais lorsque les mêmes maths ont commencé à l’école… j’ai eu mal au cœur et j’ai vomi, j’ai eu même les mauvaises notes avec difficulté. C’est là la différence entre «une bonne formation», c’est-à-dire un viol sous un bon prétexte, donnant naissance aux tas de cons contents d’eux, et un intérêt naturel, spontané, qui tisse naturellement avec la sensation de beauté, de nouveauté, d’anticipation et de la joie de découvrir. Et même le motif de cette violence légitime est extrêmement stupide, à savoir que ainsi on prépare les enfants à la vie d’adulte… on les prépare à la mort, mais pas à la vie. Un bon professionnel, qui occupe sa place sous le soleil avec confiance, ne sortira qu’à condition qu’une personne prenne plaisir, y mette toute son âme et laisse son individualité se manifester, si un jour j’ai donc un enfant, pour rien au monde je ne le mettrai à l’école. Il ne fera que ce qui l’intéressera, et moi, je l’aiderai dans ses intérêts – justement aider et pas imposer.

    D’ailleurs, il y a Internet ici aussi… je vais voir – peut-être Natashka m’a écrit!

    A Naggar il existe deux ou trois Internet cafés, les prix y sont assez bon marché pour un hameau montagnard, éloigné de la civilisation – un dollar et demi par heure, on peut alors y rester, regarder ce qui se passe dans le monde et la boite postale. J’ai fait connaissance avec Natashka dans le car. Elle a continué sa route avec ses copains à Manali. Je l’ai remarquée quand je me faufilais pour prendre ma place – une telle poupée, mignonne, aux yeux vifs. J’ai pensé qu’elle était israélite, quand j’ai entendu le russe. Elle était assise au rang juste devant moi à travers le passage et j’attrapais ses regards sur moi. Ses compagnonnes étaient des filles absolument désagréables – l’une était prétentieuse, l’autre – mégère, et j’ai remarqué le visage de Natashka devenir plus bête lorsqu’elle leur parlait. En négligeant les règles de politesse j’ai renvoyé assez froidement la chipie, qui s’était adressée à moi avec une question, et me suis emparée de ma poupée, ensuite j’ai appris qu’elle s’appelait Natashka et que je lui avais plu tout de suite, que ses compagnonnes étaient des connaissances de hasard, avec lesquelles elles avait pris le même avion pour l’Inde et auxquelles elle s’était collée puisqu’elle ne savait pas elle-même quoi était quoi par là. On a tout de suite sympathisé, j’étais bien avec elle, il était agréable de toucher ses mains, ses épaules, de l’embrasser, regarder dans ses petits yeux, et ça lui plaisait aussi. On a causé pendant plusieurs heures. Comme moi, elle cherchait «ce qu’on sait pas» – ce qui remplirait la vie avec du sens, du contenu, de la joie, des recherches, de l’anticipation. Comme moi, elle ne voulait pas moisir à la maison et au travail, avait tout plaqué et fuit en Inde en espérant de trouver ici quelque chose ou quelqu’un, ou au moins essayer tout simplement de se comprendre soi-même à l’égard du train-train quotidien. On a échangé les emails et se sont promis de se retrouver immanquablement à Moscou. C’est sûr qu’elle m’a déjà écrit un message de Manali! … Exact!  Un message de Natashka…

    «Salut, Maya!  C’est une vraie merveille qu’on se soit rencontrées!  Je ne suis pas restée à Manali – il n’y a absolument rien à faire ici, et juste maintenant je pars pour Daramsala, on dit que c’est des endroits merveilleux par là – beaucoup de moines tibétains, de belles montagnes… tu te souviens de ce que tu m’a raconté à propos de Lobsang – peut-être je le rencontrerai par là?  Je t’écrirai de là bas pour te raconter comment c’est. Je suis tombée amoureuse de toi du premier regard…

    Mayka, je te souhaite du succès dans tes recherches, écris-moi – comment t’y arrives avec des émotions négatives, et moi je t’écrirai de Daramsala. Je t’embrasse, te pelote, te fais des bisous. Ta Natashka».

    Hein, il y a encore quelques lettres, y compris de mes parents… Je peux imaginer, ce qu’ils m’écrivent. Ca charge… Alors!

    «Maya, nous ne nous attendions pas à ce que tu te comportes ainsi avec nous. Peut-être tu te crois assez adulte pour prendre toute seule des décisions aussi importantes, mais ce que tu fais montre bien que n’es encore qu’un enfant, un enfant cruel, qui, malgré toutes nos implorations et soucis a tout abandonné pour se jeter tête en l’air dans cette marée horrible – l’Inde. Qu’est-ce qui t’attire par là?  Maya, nous sommes certains que tu es tombée dans une secte. Pourquoi ne veux-tu pas le dire ouvertement?  Car tout allait dans cette direction. Tu étais toujours attirée quelque part n’importe où, – soit envers de rockers, soit des yogis, soit ses tantristes affreux… Et à chaque fois tu étais si inspirée par tes nouvelles connaissances, qu’on était terrifiés – quoi pour cette fois?  Ce n’est que grâce à nous que tu as réussi à obtenir une bonne formation et trouver un travail si prestigieux. Et alors?  Tu t’es essuyée les pieds sur nous, et a fuit en Inde. Est-ce que tu sais ce qui s’est passé avec ta mère quand elle t’a appelée, et cette pute Yana lui a répondu?  Comment as-tu osé louer l’appartement de la grand-mère?  Et à qui!  Peut-être tu veux bien la vendre?  Ce n’est pas étonnant… Tes amis de la secte te demanderont encore plus!  

    Tu dis que nous ne voulons pas te comprendre, tu l’as toujours dit… Et jamais tu ne voulais pas écouter, ni comprendre… Où en serais-tu si nous n’étions pas là?  A la rue?  Dans une cave?  En prison?  Qui sait … Jusqu’à là tu a réussi à tenir au bord du précipice et ne pas tomber dans un trou successif, mais maintenant il parait que tu as de vrais soucis, sans nous laisser aucune possibilité de t’aider. Si seulement au moins tu nous raconterais la vérité!  Ce serait déjà un pas vers l’entente.

    Maya, maman se sent très mal, tu sais comment sa santé est fragile. Si tu ne rentres pas, à tout moment une chose horrible peut se passer. On ne plaisante pas avec la santé. S’il reste en toi au moins quelque chose d’humain, rentre. Je pourrais arranger les choses concernant le travail, au pire, j’ai une variante de côté – un poste à l’Ambassade de l’Angleterre. Maya, on t’aime plus que tout et fera tout pour que tu sois heureuse. Ma fille, reviens à la maison tant qu’il ne soit pas trop tard, avant qu’un malheur n’arrive. Maman et papa qui t’aiment».

    Des tentacules gluants et agrippants sont sortis de l’en dessous de la terre morose. Jusqu’au présent ils arrivaient à me manipuler adroitement de façons très diverses – d’abord, avec de l’agression et des demandes, et si cela ne marchait pas, ils employaient la pression sur la pitié et la culpabilité. Je ne me rappelle pas une soirée, qui n’ait pas été empoisonnée par la culpabilité devant les parents, surtout vis-à-vis de ma mère, la culpabilité pour tout – pour ne pas avoir appeler, pour être rentrée plus tard, pour émaner l’odeur de la vie adulte et pas un celle du savon pour enfants.

    J’étais si heureuse quand la grand-mère a décédé, – à ce moment là je pouvais vivre seule, quoi que là aussi j’ai dû me battre pour ce droit, malgré le fait que j’avais déjà 22 ans… Et de nouveau ces griffes veulent m’attraper, à tout prix me forcer à vivre de manière qu’elles soient tranquilles. Quel amour est-ce, au diable, s’ils ne pensent qu’à ce que EUX, ils soient tranquilles?  Et pourquoi dois-je m’étrangler avec mes propres mains pour la tranquillité de qui que ce soit, même le dieu lui-même?  Ca, je ne l’ai jamais compris. J’ai ma propre vision de la vie, mes propres désirs et aspirations, or, mes parents semblent voir le sens de la vie dans ma mutilation de sorte à faire leur vie confortable. Essaye juste de dire que tu t’en fous de leur confort et tranquillité. Tout de suite tu auras le droit à une rafale de haine «légitime» – nous t’avons éduquée, nous t’avons nourrie, et ainsi de suite – la charogne connue à tout le monde, qu’on reçoit dans la gueule à chaque fois qu’il n’y a rien d’essentiel à dire.

    Ici, en Inde, les plus pauvres mutilent leurs enfants de manières très ingénieuses – ils cassent les jambes ou les mains aux nourrissons, les mettent dans des pressoirs spéciaux, ainsi les membres grandissent de façon bizarrement laide, de formes et longueurs divers ; ou alors ils font pousser les doigt ensemble, ou coupent quelque chose, ou, pire encore, transforment une personne en une sorte de vache sur quatre pattes, – il n’est possible de voir quelque chose de pareil nulle part ailleurs… Mais est-ce que ce n’est pas la même chose que font tous les parents de l’Europe de l’Ouest soi-disant civilisée avec la psyché de leurs enfants?  Est-ce qu’on ne nous met pas les mêmes pressoirs dès la petite enfance sur tous les désirs, pensées, sur tous nos élans créatifs, recherches et aspirations?  Est-ce que le monde ne se compose pas des handicapés moraux, dont toute la vie représente des complexes, des peurs, des désirs supprimés et émotions négatives?  Et tout ça est caché sous un masque pare-balles de décence et mensonge total. Ce n’est pas des enfants innocents qui se cachent derrière ce masque, ce que la psychologie conseille d’en penser, – c’est un schit d’un monstre, qui est prêt à trancher la gorge à tous pour ses désirs et aspirations violentés, si un beau jour le bon dieu décide de prendre un jour de congé et enlève la morale et la responsabilité civile.

    Je ne veux pas penser maintenant à mes parents, je ne sais pas comment faire. Krisnamurti a écrit qu’une personne qui est véritablement en recherches n’a pas d’attaches, ni de famille, ni maison, ni patrie. Sri Ramana a renvoyé ses parents quand ils sont venus le «sauver». Ramakrishna a écrit que si tu ne t’es pas préoccupé de ta famille avant de devenir moine, tu n’as pas de cœur. Don Juan a envoyé sa femme et ses enfants loin et pour de bon… on ne peut pas se cacher toute sa vie derrière les autorités!  Il est temps de prendre des décisions moi-même, des décisions qui contredisent tous les appuis, et sur lesquels est allongé ce hybride, suintant de pus, – ce qui est la société.

    Un message de Max… Peut-être il ne veut pas s’ouvrir, le message, cela fait à peu près une minute qu’il s’ouvre. Mais non, j’ai de la chance.

    «J’embarque le magnétophone, le radiotéléphone et la moitié des CD. Préviens Yana, qu je l’appellerai et viendrai prendre ces affaires. Max».

    Et c’est tout ce qu’il a pu m’écrire après deux ans de la vie commune… N’y a-il plus rien à dire?  Auparavant, je pensais qu’on avait des intérêts, des aspirations en commun, mais est-ce qu’une personne qui m’était proche, ne serait-ce qu’un peu, aurait pu m’écrire ça?  J’ai justifié sa réaction devant mon départ par le fait que c’était une situation pas facile, moi-même je réagissais toujours de manière inadéquate quand on me quittait, – je voulais aussi faire mal en réponse, bien que dans d’autres situations je n’étais pas encline à me venger… C’est pourquoi, malgré les insultes, je gardais une image pure de Max, qui se dissipait en poussière après ce message très court. Ces lignes ont apporté une réalité désagréable à voir sur la surface de mes fantaisies et représentations mythiques– pendant deux ans je communiquais avec moi-même, en ajoutant à cette personne ce avec quoi je voulais communiquer, en même temps que lui, il était un vide, caché derrière une physionomie contente d’un beau gosse…

    Ca y est, c’est assez pour aujourd’hui. La connexion est définitivement morte, et moi je fixais l’écran mort, sans but, mi-consciente. Le passé me marchait sur les talons, le futur ne se laissait pas entrevoir qu’à cinq mètres devant et ensuite chutait dans le brouillard épais… Et dans le présent des désirs définis à propos de quoi faire pour avancer n’apparaissaient pas pour l’instant. Il était midi, et il fallait m’occuper avec quelque chose. J’étais sûre que je voulais rester à Naggar pour encore quelque temps, après quoi suivre le conseil du sâdhu et aller à Rishikesh.

    Comment faire alors si justement maintenant j’ai plusieurs désirs contradictoires?  Comment les suivre si «moi», je veux aller me vautrer sous un arbre, «moi» aussi veux aller à Manali et encore «moi» veux rentrer dans ma chambre pour roupiller?  J’ai pensé que le sâdhu m’a donné si peu d’information sans vouloir me donner une possibilité de le rencontrer encore une fois, et tout de suite j’ai éprouvé du mécontentement et même de l’attitude négative envers lui. Oh!  Des émotions négatives!  Finalement, j’ai réussi à les remarquer au moment même de l’apparition et me souvenir de la fameuse pratique. Même mon cœur s’est mis à battre plus vite, – justement maintenant je peux essayer de les éliminer… Mais comment?  Je pensais au sâdhu en me rendant compte qu’au lieu de la sympathie qui me remplissait de l’aspiration, je me sentais gelée par une attitude négative. Je ne pouvais plus considérer ses actes et paroles de manière adéquate, maintenant je percevais tout à travers une couche de cette antipathie froide. Je voyais tout ça, justement voyais cette couche, ce mécanisme, mais je ne pouvais rien y faire. Comment ça?  C’est alors comme ça que ça marche en réalité!  Je pensais que j’avais toujours le choix – quoi éprouver et quoi ne pas éprouver, il s’avérait que je ne l’avais pas?!  Juste à ce moment là l’attitude négative m’a saisi par la gorge et ne me laissait pas, malgré le fait que la «MOI» successive et la même NE VEUX PAS l’éprouver. C’est une vraie violence!  Sur «moi»!  (D’ailleurs, existait-il ce sâdhu? …)

    En respirant lourdement, je montais un petit escalier en pierre long et raide, serrant les dents par la tension et désespoir, provenant de la compréhension des choses qui venait de s’ouvrir à moi. Maintenant je voyais très clair – les émotions négatives n’étaient pas «moi», c’étaient des parasites diaboliques, qui me collaient, mais il n’était pas possible de les enlever avec un seul geste élégant, il fallait quelque chose de plus fort qu’un simple désir de ne pas les éprouver, le désir qui apparaissait alternativement avec celui de roupiller et aller se promener à Manali. Je me suis sentie en mustang sauvage ayant l’intention de jeter un cow-boy insolent de la selle.

    En creusant la terre avec mes sabots, en serrant la bride avec mes dents et en grommelant à cause de l’enthousiasme qui me remplissait, je suis arrivée à ma chambre, me suis assise sur mon lit et a décidé fermement de n’aller nulle part, – je ne voulais pas sortir de ce désespoir pour retomber dans la légèreté habituelle de la vie. Après être restée assise deux minutes, je me suis surprise sur l’envie d’aller quelque part quand même, bientôt j’ai découvert que j’avais déjà commencé à penser qu’il n’y avait aucun sens de rester dans la chambre pour couver mon état désespéré, telle une poule. Est-ce «moi» qui pense ou «eux» pensent de manière comme si c’est «moi» qui pense?  Mes pensées continuaient à passer, et moi je les observais, et encore quelqu’un observait «moi» qui observais… euh… c’est ce qui veut dire que de se mettre à travers le courant – tout commence à bouillonner et chahuter. Ce n’est pas grave, je vais y arriver… Alors – à quoi bon rester dans la chambre?  C’est justement dans le tourbillon des situations diverses que les émotions négatives apparaissent, ce qui implique que je vais essayer encore et encore de les éliminer. Lobsang a dit à Dany que c’était une tâche très difficile et que d’abord rien du tout ne réussissait, mais j’aime faire ça, j’aime essayer, j’aime même éprouver le désespoir du fait que rien du tout ne réussit, – je le vis quand même comme un avancement, un progrès. Maintenant je peux m’opposer moi aux émotions négatives, et dans cette opposition même il y a déjà quelque chose de nouveau, ce qui n’existait pas avant, il y a déjà dans ça une fraction de liberté de l’égalisation avec elles. Je le ressens justement comme ça – juste au moment où ont apparu l’indignation et le désespoir de ne pas pouvoir cesser d’éprouver l’aliénation et le mécontentement, je me suis sentie forte et diligente, j’avais vu le visage d l’ennemi, et bien que j’aie perdu cette bataille, je sais maintenant ce que c’est que d’être diligente et déterminée, maintenant je sais qu’il y a quelqu’un contre qui me battre et ce qui est le plus important c’est pour quoi me battre. J’ai comparé encore une fois mes deux perceptions du sâdhu – celle d’hier et celle d’aujourd’hui. Hier chaque pensée le concernant atteignait le centre du cible en une flèche sonnante – dans la joie bourdonnant de l’exaltation, et aujourd’hui – en une épingle pour les cheveux, piquée vite fait dans la tête capricieuse, – dans le mécontentement et la hargne…

    Je veux aller à Manali!  Aucune idée de ce que je vais faire par là… Je ressens de l’inconfort du fait que je n’ai pas l’habitude d’agir ainsi, mais, au contraire, je suis habituée à me rendre compte de pourquoi je vais quelque part, et d’autant plus si je vais loin. Je fourre les affaires nécessaires dans le sac à dos, l’inquiétude apparaît… J’arrête de préparer mes affaires, j’essaye d’éliminer l’inquiétude, le résultat est nul, au diable, elle ne fait qu’augmenter, il ne manquait que ça… Un éclat d’aversion envers Dany – qu’est-ce que c’est que cette pratique qui ne fait qu’augmenter les souffrances? – le sentiment de culpabilité pour l’aversion apparue. COMMENT tuer ces merdes, les enculées??? – Un grand mécontentement de me trouver dans un état aussi sombre – COMMENT??? La pitié envers moi-même pour ne rien pouvoir y faire. De nouveaux monstres n’arrêtent pas de surgir comme de la corne d’abondance. Je me jette sur le lit et je pleure de désespoir. Je suis vaincue, non – battue, presque anéantie par une horde d’émotions négatives, et je ne peux pas, je veux mais je n’ARRIVE PAS à y faire quelque chose, et même le désespoir vivifiant ne vient plus, – chaque pensée sur mon état présent fait jaillir les larmes. Alors… j’arrête de faire une mine souffrante… j’arrête d’agiter les jambes et les mains… j’arrête l’hystérie. Je ne supporte pas des hystériques!  Je prends mon calepin et note tout ce qui s’est passé, je freine un peu avant de noter «je n’y suis pas arrivé une cacahuète», mais je le note quand même, et tout de suite mon état change sans aucun effort de ma part, – j’ai envie de rigoler, et encore les larmes apparaissent, mais cette fois pas de désespoir, – de la joie. Il me semble que je deviens folle. Il y a quand même la différence – entre foutre une situation en l’air et la foutre en l’air et le fixer dans son journal, en disant il s’est passé ceci, j’ai essayé de faire ceci et cela, j’ai réussi en ceci, plutôt – rien n’est réussi. Une petite, mais découverte quand même, je n’arrive pas à le comprendre avec ma raison – pourquoi ça se passe comme ça, d’ailleurs, je m’en fous, l’essentiel c’est le fait suivant: une fixation par écrit de ce qui m’est arrivé transforme même la défaite en une petite victoire. Chouette!  J’ai envie de partager ma découverte avec quelqu’un. J’essuie mes larmes en un geste et je débarque dans la rue pour choper un rickshaw à Manali.