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Chapitre 07

Main page / «MAYA». Livre 1: Force mineure / Chapitre 07

Le contenu

    La cabine de la remontée a fait un bruit sourd en se cognant et, après avoir oscillé deux fois, ouvert sa porte dans le brouillard très dense, – à vingt mètres on ne pouvait rien voir sauf de la terre caillouteuse avec des touffes rares d’herbe mouillée, – ici il venait de pleuvoir. Tout le monde regarde confusément de tous les côtés ne sachant pas comment s’y prendre dans ce nuage à coupé au couteau, qui, en outre, menace d’une nouvelle pluie. A quoi bon débarque-t-on ici à un temps partiel?

    – Restons un peu dans le café, peut-être le brouillard se dissipera-t-il? – je n’ai pas envie de me fourrer dans cette soupe mouillée.

    – Tu veux une tisane?

    – Oui, je veux bien.

    – C’est quoi qui te fait rire?

    – Je me suis souvenue comment Shafi m’avait très sérieusement parlé d’une qualité de cette tisane locale, – elle est cueillie par des vierges.

    – Ah bon?… Qu’est-ce que les gens aiment déconner! La virginité entraîne des sortes particulières de la folie… Je n’arrive pas me rendre pleinement compte que j’habite dans un vrai asile de fous. Celui qui redonne une TELLE importance à la virginité ne peut pas être sensuel, passionné… Je suis sûr que cette attitude ne cache rien d’autre que la frigidité complète.

    J’ai envie de rigoler, mais je me retiens, en sentant que mon humour frivole ne correspond pas trop à l’attitude sérieuse avec laquelle Dany répond à mes questions.

    – Ce n’est pas toujours notre propre choix – d’être si timide et retenu, on nous impose certaines visions à tous, et il n’est pas si facile de s’en débarrasser, je ne crois pas donc que de tels raisonnements sur «quelles sont toutes les vierges» sont bien fondés. On est tous différent, chaque personne est finalement…

    – Un univers en elle-même?

    – Quelque chose de ce genre, je ne sais pas comment le formuler…

    – Je pense que tu as tout simplement piqué cette phrase quelque part, c’est pourquoi tu ne sais pas comment le formuler, on ne dirait pas que tu y aies vraiment réfléchi… Tu sais, d’habitude ceux qui essayent de toutes leurs forces de voir un univers en chaque personne ne provoque point d’intérêt, ni sympathie ne moi ; à mon avis, cela ne témoigne pas de la grandeur d’âme, mais de la crainte surchargée de ne pas manquer d’avoir son opinion, de l’impuissance totale, de l’incapacité d’exprimer ses préférences, ni d’énoncer ses désirs. Et peut-on attendre de quelqu’un qui a peur d’exprimer ses désirs librement, qui n’aspire même pas à comprendre –quelles elles sont – ses préférences? Mais cette peur est compréhensible, car si l’on comprend ce qu’on veut, quoi faire après avec le désir de l’avoir? C’est «bien», si ce désir est conforme aux stéréotypes qui s’abritent en nous, et si non? Il faudrait vivre alors soit dans une discordance permanente, empoisonnante, soit commencer à faire des pas qui pourraient se révéler irréversibles, et qui est prêt à ce que sa vie change irréversiblement et en plus avec des conséquences imprévisibles? Il est beaucoup plus facile de foutre sa sincérité au plus loin, et garder en surface la bienveillance frimante et l’ouverture d’esprit velléitaire qui passent pour un exemple d’écuménisme de bon sens. Quand j’ai eu enfin courage d’accepter la moindre partie de la vérité me concernant, je me suis senti encore plus malheureux que je n’en avais été avant, mais je ne regrette pas d’avoir perdu le confort, le contentement et la tranquillité. Il vaut mieux crever que vivre toute sa vie dedans.

    Je ne m’attendais pas à ce que ce soit possible de rencontrer un tel interlocuteur comme ça, dans un café, à Sri Nagara. Tout de suite les griffes carnivores ont apparu – comment acquérir ce garçon pour soi! Mais ensuite j’ai eu mal au cœur – je ne souhaite pas empaqueter mon intérêt dans un emballage du quotidien. J’ai déjà développé une allergie à tout genre d’établissement familial, – lorsque j’entends une phrase de la sorte «Ca fait dix ans qu’ils sont ensemble», le dégoût remonte tout de suite –aucun doute à propos du fait que quels que soient ces gens, leur vie commune est le comble de l’ennui, l’indifférence et la grisaille… Même deux ans suffisent pour tuer tout ce qui était un jour vivant, inspirant et joyeux. Pourtant, toujours le même problème – il manque de détermination et de sincérité pour l’admettre et rompre les relations… La seule expression «nos relations» donne envie de vomir.

    La cabine du funiculaire qui vient d’arriver vide sur l’herbe un tas bruyant de jeunes indiens. Ils font du bruit monstrueux en se tassant, chantant, se bousculant, – cela aurait été tout naturel s’ils avaient pas plus que dix ans, mais rester comme ça à vingt ou trente ans… Des visages qui n’ont pas d’expression, des yeux écarquillés. Au moins ce qui est bien, c’est qu’ils ne sont pas agressifs… Ayant débarqué dans le café, ils ne nous manquent pas, bien sûr. Dans leur manière amicalement insolente deux indiens s’approchent avec la sollicitation de se faire prendre en photos avec nous. Je refuse le plus poliment possible, ils font style de nous lâcher, – s’éloignent de quelques pas et essayent de me prendre en photo sans que je le remarque. Il ne me reste que prendre une telle position pour ne leur laisser apparaître que mon dos. Après avoir gigoté sur place un moment et n’avoir rien attrapé, ils rejoignent leur essaim.

    Bien que je n’aie apparemment rien fait en contrariété avec ma volonté, j’ai eu quand même une sensation d’un certain empoisonnement, qui survient inévitablement lorsqu’on fait ce qu’on n’avait pas envie de faire.

    – Qu’est-ce que cette sollicitude importune m’agace. Si tu étais une fille, tu m’aurais compris… Ils veulent tout le temps se faire prendre en photo avec moi. Que vont-ils faire avec ces photos après? Vont-ils les montrer à leurs proches en disant comment ils étaient cools pour se faire prendre en photo avec une étrangère? J’ai déjà décidé d’être déterminée à leur refuser, quoi que auparavant ça m’ait semblé gênant.

    – Décidé d’être déterminée à leur refuser??

    – Oui, c’est quoi qui t’étonne? Tu crois que c’est…

    – Ce qui m’étonne c’est que tu ne leur as pas du tout refusé décidément! Plutôt, au contraire – avec un air coupable.

    – Exact… mais, peut-être, ce n’est pas tellement important, c’est secondaire, l’important c’est que je refuse.

    – C’est-à-dire que tu penses que c’est vraiment sans importance, et que «tu n’y perds rien»? Avant je pensais comme ça aussi, et puis j’ai compris que si, j’y perds, et que si je ne change rien dans mon attitude, j’y perdrais toute ma vie. Hein, la même situation se répète.

    – Quelle situation?

    – Quelqu’un… pas d’importance qui c’est, disons, une personne très intéressante a attiré mon attention sur le fait que je me mens moi-même à propos des choses sans importance et m’a dis qu’il n’y a rien de plus important que des détails – de grosses bêtises ne passent pas par la passoire analytique, elles se transforment, s’éteignent, mais des petites glissent directement et piquent douloureusement. Selon lui, c’est justement l’attention aux détails qui distingue un vrai chercheur de la vérité d’un fantaisiste.

    Définitivement, Dany est un peu trop sévère, mais cela ne me repousse pas, car ni dédain, ni agressivité ne s’y font ressentir. Mais qu’a-y-t-il? C’est si proche et en même temps ayant l’air d’un truc oublié depuis longtemps… Il parle de quelque chose qui m’intéresse vraiment! Je n’arrive pas à l’admettre complètement – d’abord j’avale ses phrases, sans réfléchir, puisque je sais pertinemment que c’est ennuyeux de discuter avec des gens, qu’au mieux je vais entendre de petites phrases philosophiques et ésotériques piquées quelque part, derrière lesquelles il n’y a absolument rien – ni réflexions, ni travail, ni recherches, ni expérience réelle. Et ce gars, semble-t-il, réfléchit indépendamment – est-ce que ça existe en général?… Cependant, des fois il parait que, en essayant de se détacher des stéréotypes, il exagère légèrement et passe quelque part de l’autre côté vers la négation totale.

    Il s’avère que Dany connaît un peu cet endroit et, comme le temps pourrait changer à tout moment, ce qui arrive souvent dans les montagnes, après avoir fini de boire le thé, on décide de ne pas reporter la balade en chevaux. Personne n’a voulu suivre notre exemple, et bientôt on s’est retrouvé tête-à-tête l’un avec l’autre et avec le brouillard.

    Mon expérience de l’équitation est très petite, mais Danny m’a affirmé qu’il n’y aurait pas de problèmes – les chevaux ici sont bien dressés et sentent le moindre mouvement des jambes du cavalier. C’est ce qui s’est passé. Un toucher léger du flanc gauche avec la jambe gauche – le cheval tourne à gauche, la même chose avec la jambe droite – il tourne à droite, avec deux jambes à la fois – il trotte en avant, la rétention légère des rênes – il ralentit. Avant je pensais que le cheval est une sorte d’un véhicule mécanique, sans surveillance de près on risque d’avoir un accident, mais mes craintes se sont révélées non fondées – si le cheval ne sent pas de gestion ferme, si l’on lui fait comprendre qu’on se laisse aller au gré de ses pensées, il suit le chemin habituel en choisissant une trajectoire optimale. Ayant joué assez avec la «conduite», je l’avais fait même galopé, et cogné mon derrière très sensiblement contre sa croupe, je suis revenue vers le sentier pour aller à côté de Danny.

    Bientôt le brouillard s’est dissipé, le ciel est tout à coup devenu ensoleillé et clair, et loin en contrebas, entre les nappes de brouillard, une vallée verte s’ouvrait en s’étendant, tel une coquille de mer. Beaucoup de temps devant nous, les montagnes autour se baignaient dans la brume légère, la végétation clairsemée n’obscurcissait pas la vue des montagnes. On était silencieux, on se jetait des coups d’œil parfois, chacun pensait à ces propres affaires.

    Brusquement Dany s’est mis à parler. De manière comme s’il continuait une conversation interrompue pour un instant, étonnamment passionné, comme si quelque chose sur ce qu’il avait beaucoup réfléchi auparavant s’est percé :

    – Ce n’est pas la première fois que je suis en Inde, j’ai visité beaucoup ici, souvent j’ai regardé les gens dans les yeux en souhaitant trouver les réponses aux questions qui me rongeaient, mais tout ce que j’entendais ne me donnait pas de joie, ni d’espoir, il n’y en avait aucune vie, aucune chose véridique. – Il a arrêté de parler pour quelques secondes comme s’il pondérait entre arrêter et continuer. – Je ne peux pas vivre ma vie jusqu’au bout comme ça, je ne le peux ni ne veux! Je ne sais pas comment vivent tous ces gens en passant toutes leurs journées en soucis ou loisirs, sans se préoccuper de chercher le sens principal de leur vie, le contenu principal de ce qui la remplirait jusqu’au bord. J’ai rencontré beaucoup de personnes ici qui s’imposent en tant que Maîtres, mais dans leurs yeux il n’y avait point d’étincelle de recherche de la vérité, ni d’aspiration désespérée de vivre, que je veux trouver. En général, le trait commun de tous ces maîtres est le contentement, le contentement qui cale. Et souvent c’est tout simplement du business ou un passe-temps. Je ne pouvais pas me contenter de savoir qu’ici, en Inde, je n’avais pas réussi à trouver ces êtres qui seraient les porteurs vivants d’une Connaissance particulière – celle qui mène, révèle, permet de renaître, je ne voulais pas céder et j’ai décidé de chercher jusqu’au bout, puisque je n’ai rien à perdre, et je ne voulais rien d’autre. Tu sais j’ai quitté mon travail. A quoi bon travailler? Il semble que j’ai assez d’argent. J’ai quitté tout dont vivent mes amis en France, je les ai quittés, mêmes mes amis, car il n’y a pas d’essentiel entre nous… Les deux dernières années je reviens à la maison une fois par six mois, je retire de l’argent et je rentre ici – ici cet argent plus que suffit, mais il manquait l’essentiel – la vérité pour laquelle j’y étais venu. Je ne savais pas du tout ce que je ferais si je ne la trouve pas…

    Si après le lacet prochain du sentier une mer bleue s’est découverte, j’en serais moins étonnée que je l’étais de ce monologue passionné de Dany. Il paraissait que Dany regrettait déjà ce qu’il avait dit, il se sentait apparemment mal à l’aise, et moi, j’ai aussi ressenti le malaise en réponse, on a gardé le silence un moment, mais ce n’était plus un silence paisible, il était prêt à piquer. Enfin, je me décide de rompre le silence et dire quelque chose.

    Les gens croient que c’est eux qui mènent une conversation. En réalité, c’est la conversation qui les mène, et eux, tels des chevaux dirigés avec des rênes, ils la suivent. Et moi aussi, je me suis mise à dire pas du tout ce que je voulais. Je dis que je vois qu’il est embarrassé, mais il n’y a pas de raison de s’embarrasser, que je comprends absolument son aspiration, que moi-même je recherche la vérité, et c’est pour ça que je suis venue ici, et que ses paroles me touchent et lui aussi… Non, c’est assez, il est temps que je me taise, – il y a déjà assez de cérémonie, tout ça ne va pas, il n’y en a aucune consonance avec la sympathie qui m’a remplie à ras bord, et chaque mot m’emmène encore plus loin de ce sentiment.

    – Ce n’est pas ça Dany, c’est de l’ordure qui sonne bien, et pas des mots vivants, je ne sais pas pourquoi j’ai commencé à le dire. J’ai envie de dire autre chose et je ne sais pas comment.

    – Maya, parfois je ressens distinctement que c’est la question de la vie et de la mort pour moi, et parfois il me semble qu’il peut arriver que je m’endorme, que je revienne chez moi en France et devienne un de ces petites gens ordinaires, ou bien voyageur ordinaire…- il ne reste plus de désespoir dans sa voix, mais plutôt de l’inquiétude, comme en déférence par rapport à ces voies qui sont quelque part devant, et personne ne sait comment elles sont justement pour lui.

    – Tu dis «je ne savais pas»,»ne pensais pas», «ne pouvais pas me contenter de n’avoir rien trouvé» – tout est au passé, et … maintenant quelque chose a-t-il changé?

    – Maya, – il s’est arrêté en prenant les rênes de mon cheval et en attirant mon cheval vers le sien, il lui a caressé le museau et m’a regardé dans les yeux. – A vrai dire, j’ai trouvé quelque chose dans mes voyages, quelque chose, mais j’y sens une odeur particulière, une odeur de quelque chose de vrai, cela m’inspire de l’espoir, me touche si profondément, et moi… je suis lâche, Maya, j’ai peur d’y foncer dans cette chance, car j’ai peur de la perdre, je crains soit de ne pas réussir, soit après avoir réussi y trouver un cul-de-sac successif. Je veux te raconter cette histoire, ça fait un an que je ne sais quoi en faire, parfois j’ai même peur d’y penser, en me réchauffant tout simplement à côté… comme à côté d’un feu de camp… il y a une odeur de l’espoir, et j’en ai peur, comme on a peur de perdre le dernier espoir. Tu me plais beaucoup, je ressens en toi de la passion envers la vie, et la raison froide … et quelque chose d’autre… et pour la première fois depuis un an j’ai eu envie de te raconter cette rencontre à Toi. Ca t’intéresse?

    Je hoche ma tête en silence, en souhaitant effectivement me jeter sur lui, le regarder dans les yeux, lui dire que c’est extraordinaire, que ce n’est pas possible – une rencontre quelconque dans un café, et un être si proche!

    – Cela s’est passé il y a précisément un an. Je suis rentré en France pour retirer de l’argent et, d’abord, j’ai envisagé changer de cadre et aller en Amérique Latine ou Australie. Je n’arrivais pas à décider où aller. Par raison quelconque cette question me paraissait très importante – peut-être parce que dans le voyage ne Inde je voyais toujours en premier lieu les recherches de la vérité, et aller quelque part dans un autre endroit égalait pour moi le refus de ces recherches en faveur des recherches banales des impressions.

    Finalement, j’ai eu un rêve : un bâtiment très ancien, abandonné, mais pas délabré, assez solide, et comme si l’ancienneté suintait par tous les pores. Il se situait pas très loin d’une rivière – à trente mètres à peu près. Des marches larges en marbre menaient du bord de l’eau vers l’entrée. Les contours du bâtiment étaient flous, mais il ressemblait quand même à un ancien temple de Shiva, – on en trouve beaucoup aux bords du Gange et de l’océan Indien.

    Dans ce rêve j’ai entendu un son très bizarre, – bas, visqueux, épais et puissant, d’abord, il sortait de l’intérieur du bâtiment, et puis, comme de l’intérieur de moi, quelque chose s’opposait en moi malgré mon désir, mais j’ai surmonté cette opposition en m’y livrant, et le son m’a rempli alors – tout entier, sans laisser de reste. Tu sais, on peut ressentir quelque chose du genre à côté d’une cloche gigantesque au moment où elle tinte… Ce son m’appelait, m’invitait, m’attirait, en ruisselant du haut en bas et en transformant mon corps en un torrent de joie vigoureux… Quand je me suis réveillé, j’ai pleuré suite à cette aspiration bienfaisante que j’ai ressentie en me livrant à ce son.

    Miraculeusement, après ce rêve il était absolument clair – je voulais fort définitivement aller justement en Himalaya et nulle part ailleurs, et tout de suite. Le jour même j’étais parti au Népal.

    Je n’avais aucuns projets spéciaux, ni termes, c’est pourquoi une fois arrivé à Katmandou, tous les itinéraires étaient ouverts pour moi. Hein, Maya, à Népal tu as le VRAI Himalaya, tu dois absolument y aller, absolument! Cela ne se transmet pas avec des mots, ni photos, ni caméscope, c’est quelque chose d’incroyable.

    Le lendemain matin j’ai pris l’avion pour Jomsom – un hameau entre les deux sommets de huit milles – Annapurna et Dhaulagiri. C’est sensationnellement beau par là, et on peut se promener librement sur de larges sentiers. Je voulais de la solitude complète, à quatre heures j’ai quitté la maison d’hôtes et suis sorti sur la route du Haut Mustang. Je pensais aller tout simplement me promener, cet endroit étant fermé pour les foules de touristes, le permis d’entrée coûte 700 dollars par personne, mais comme il n’y avait personne au point de contrôle j’ai décidé de continuer.

    Pendant plusieurs jours j’ai erré, non retenu, en faisant des allers-retours, et finalement, je me suis arrêté dans un petit village près de Lo-Mantang. Sans mon sac à dos je me suis senti beaucoup plus libre, je pouvais alors aller loin dans les montagnes, là où il n’y avait pas une âme vivante.Un jour derrière une crête de montages je suis tombé sur un beau monastère tibétain. J’avais l’impression qu’il flottait au dessus de la terre! J’ai tout de suite voulu l’atteindre, tout d’abord il m’a paru que ça ne prendrait pas plus qu’une demi-heure, mais finalement la montée m’a pris trois heures. J’ai été accueilli amicalement, avec des sourires sereins. Je n’ai jamais vu les tibétains, surtout les moines, montrer de la curiosité, je n’ai pas donc compris – ce n’était vraiment pas curieux pour eux de mater les étrangers, ou bien ils ne voulaient tout simplement pas embarrasser par leur attention.

    Je leur ai fait des signes comme quoi je demandais la permission de rester. Ils ont consenti avec de la joie inattendue, m’ont donné une chambre et à manger. Je n’ai jamais encore vu un endroit si beau qui me plairait AUTANT. Une idée m’est passée même par la tête que je pourrais peut-être y rester pour longtemps, pour quelques années, et peut-être pour toute la vie… Il faisait encore nuit, lorsque j’étais réveillé par un bruit fort – des hennissements des chevaux, des sons aigus des trompettes tibétains, le bourdonnement bas des voix. D’abord, il m’a semblé que c’était un rêve, tellement irréels étaient ces sons, comme s’ils étaient extraits soit d’un passé lointain, soit d’une autre dimension… Quand je me suis rendu compte que je ne dormais pas, je me suis tout de suite levé en sursaut et j’ai suivi le bruit. Toute la cour du monastère était bondée des moines tibétains, parmi eux une personne se distinguait, et j’ai pensé immédiatement que ça devait être un Lama principal quelconque. Il était grand et avait l’air costaud, mais l’important c’est qu’il avait un regard pénétrant, très ferme et profond… Tu sais, Maya, ton regard ressemble à celui du Lama – je l’ai tout de suite remarqué.

    Tout à coup c’était devenu clair pour moi que si je ne l’abordais pas à ce moment là, je raterais peut-être ma seule chance de découvrir le plus important. Je m’inquiétais, car je ne savais pas si c’était possible de s’approcher comme ça d’une personne pareille, si l’on n’allait pas me virer pour ça… Mais j’y étais attiré comme par un aimant, et j’y suis allé… Les moines m’ont lassé passer poliment, et brusquement je me suis retrouvé juste devant lui – juste sous son regard, qui m’a donné l’impression d’être debout sur une haute montagne, et qu’un vent doux soufflait à travers mon corps. D’un côté, la sensation était inconfortable, et de l’autre côté – très pénétrante et remplie. J’étais stupéfié, je ne savais pas comment m’y prendre, ni quoi lui dire, et en même temps je voulais ressentir ce moment, – quelque chose de très important s’est passé, mais je n’ai pas eu le temps de comprendre ce que c’était. J’ai cru que peut-être j’avait eu ainsi un impact de l’ensemble étrange de tout ce qui m’entourait – des visages des moines au détachement doux, des couleurs vives de leurs habits, étouffées par la noirceur du petit matin, des sons – les mêmes qui étaient ici il y a mille ans. Lama a esquissé un sourire en me voyant s’immobiliser, et soudainement m’a proposé de le visiter le jour même à midi.

    … Une heure avant midi j’étais déjà en train de parcourir le monastère en essayant d’apprendre à l’aide des signes, ce qui provoquait le rire aux éclats des gamins moines, où se trouvait ce grand Lama qui m’avait invité.

    Lama m’a accueilli dans une petite pièce au premier étage du gompa. Le moine qui m’avait amené est sorti après s’être incliné en salutation, on est resté tête-à-tête. Lama s’appelait Lobsang, en réponse à mes questions il a dit qu’il était maître de la méditation tantrique, qu’il était à ce moment là en long voyage et que souvent il restait pour longtemps aux monastères à Daramsala, Darjeeling, Varanacy et à Sri Lanca, où il rencontrait d’autres moines, donnait des cours et dirigeait des examens. De là provenait sa bonne connaissance de l’anglais, puisque tous ces endroits étaient pleins de touristes étrangers, en outre, il connaissait quelques moines qui étaient venu en Inde de l’Angleterre et la France et vivaient là depuis quelques années après être entré dans l’ordre et s’être complètement adaptés. Ces dernières années les moines tibétains, surtout dans des monastères situés dans des endroits de tourisme de masse, apprennent activement l’anglais, et on peut voir un vieux moine et un petit élève dans la même classe, en train de tâcher consciencieusement d’apprendre l’anglais.

    J’ai essayé de raconter à Lobsang ce qui m’avait amené en Inde, mais tous les mots me paraissaient vides, et comment exprimer cette aspiration inexprimable qui ne sort jamais clairement et définitivement sur la surface de la conscience, et pourtant jaillit en source vivante et claire quelque part au fond de moi? Lobsang me regardait dans les yeux de manière simple et ouverte le temps que je parlais, et il paraissait que ce regard me pénétrait en rendant mes mots de plus en plus inappropriés, et le silence entre ces mots acquérait une consonance si vénérable que, finalement, je me suis interrompu à demi-mot et puis s’est tu.

    Lobsang est resté immobile un moment comme en essayant de comprendre, de ressentir mes pensées, ensuite il a dit que le silence peut dire beaucoup plus que les mots pour ceux qui savent l’écouter. Il a ajouté que le silence nous amène là où les paroles sont impuissants de nous amener, mais néanmoins, les paroles sont utiles aussi, car n’ayant pas un esprit lucide, une personne peut tout simplement se perdre dans le pays du silence. Après l’avoir dit, il a soudainement explosé de rire éclatant, comme un enfant. Son petit discours m’a fait une impression extraordinaire. Ce qui m’a frappé ce n’est pas le sens du dit, mais LA MANIERE de le dire. Si c’était moi qui avais dit la même chose, ça sonnerait pompeusement, prétentieusement et raisonnablement, ou même stupidement, et lui il en a parlé de manière si simple et tranquille. En écoutant Lobsang j’ai tout à coup compris que ce n’est que le discours d’un fantaisiste et rêveur qui sonne pompeusement, mais quand on parle de quelque chose qui représente une réalité pour nous, il ne survient alors pas de fausse notes, et le discours devient puissant et capable de dissiper l’incompréhension.

    – Oui, c’est vrai! – j’ai interrompu Dany en rigolant. – Autrefois je pensais que le journalisme était quelque chose de très intéressant, et lorsque j’en parlais mes propos sonnaient grandement. Et quand j’ai commencé mes études à la fac du journalisme et d’autant plus quand je me suis mise à travailler en tant que journaliste, j’ai été confrontée face-à-face à la banalité de la vie et j’ai découvert que je n’étais plus capable d’en parler dans mon ancienne manière, et pour les gens ce n’était plus intéressant de m’écouter.

    – C’est vrai, ici en Inde j’ai entendu beaucoup de personnes différentes parler de leur pratique – c’est des pèlerins venus apprendre le yoga et les profs mêmes de yoga – et toujours leur propos sont artificiels, pompeux, inquiets, comme si l’on t’allécher en ayant peur que le poisson échappe de l’hameçon. Lobsang était le premier à parler AINSI, c’était absolument clair qu’il savait de quoi il parlait, et pas de manière abstraite quelconque, mais comme s’il le savait PARFAITEMENT, car il parlait de son expérience réelle. En plus, j’ai été impressionné par son rire – peut-être encore plus que par ces paroles. Je n’ai jamais entendu quelque chose de pareil. Probablement, les enfants au paradis rient ainsi, de tout petits enfants, qui n’ont pas encore eu un moindre souci dans leurs courtes vies, qui n’ont jamais encore froncé les sourcils. Ils rient à haute voix, ouvertement, naïvement, contagieusement. Aucunes paroles ne pourraient le démontrer plus que ce rire. A cet instant là je me suis senti tellement proche de lui de manière si poignante, que je n’ai jamais ressenti envers personne ni avant, ni après. Et maintenant quand j’ai envie de ressentir de l’innocence, l’ouverture, je me rappelle son rire, et … quel dommage, Maya, que je ne puisse pas te transmettre mes souvenirs… je suis sûr que ce Lama te plairait.

    On a gardé le silence pendant quelques minutes. Dany a, probablement, plongé dans ses souvenirs, et j’ai pensé à quel point je partageais ces inquiétudes, – celles dont il a parlé quand il racontait sa peur de perdre le dernier lopin de l’espoir. Son récit était si bon au début que j’ai commencé à craindre une fin banale quelconque. Une idée m’est même passée par la tête de le distraire par une conversation – je ne voulais pas gâcher mon impression. Je peux imaginer tellement facilement que tout finira de façon vulgaire – par exemple, Lama lui dirait qu’il faudrait prononcer cent mille fois «Om mani padme hum» et tout le monde serait heureux alors… Combien de fois j’ai été déçue par les fins après s’être enthousiasmée par l’avant-propos! Combien de fois je ne trouvais à la fin qu’une bulle de savon multicolore… Combien de promesses – et une déception à chaque fois. Je me souviens avec quels plaisir et anticipation je lisais «Le jeu des perles de verre» – tout l’ouvrage menait à quelque chose, en promettant de révéler le sens du Jeu enfin, et quel résultat? Rien… c’est-à-dire rien du tout. La même chose avec Kafka… comme si l’on montrait un beau livre avec des tampons, des signatures, des ficelles, une introduction, un avant-propos et une postface, où les personnes importantes écrivaient à quel point c’était important – ce qui était à l’intérieur, à quel point c’était réfléchi, mais en ouvrant le livre on voyait du papier de luxe avec des vignettes, mais sans texte. Combien de livres j’ai lu sur le yoga, la méditation, la psychologie … les uns conseillent de s’asseoir dans des positions diverses, les autres – respirer d’une certaine manière, d’autres encore font des discours sur les dieux, des sous consciences et subconsciences, des monades et dharmas, et le sens est nul. Tout simplement de la masturbation mentale, au mieux, et au pire – du commerce franc.

    – Dany, juste ne me dis pas qu’il faut prononcer cent mille fois «Om mani padme hum», OK?

    Il me regarde fixement sans comprendre, puis s’immobilise, stupéfait, et éclate de rire si fort, que son cheval frémit, grogne et saute sur le côté.

    – Maintenant tu me comprends, Maya!

    Le chemin nous a amené à un petit ruisseau, qui descendait en bondissant sur des encombrements des cailloux d’en haut, des gros rochers.

    – Viens en haut, c’est beau par là, – Dany m’a aidé à descendre du cheval, on a attaché les chevaux et a commencé à monter le long du ruisseau.

    Le plus grand plaisir pour moi c’est de grimper quelque part, c’est si bon – sauter, légère, sur des cailloux, voltiger au-dessus de leur arrangement chaotique, en bondissant et atterrissant, trouver un point stable au dernier instant, ainsi je suis monté assez vite et bientôt j’ai trouvé un endroit très confortable, avec deux bosses d’herbe touffue sur un grand caillou, l’une juste en face de l’autre. Je me suis installée sur l’une des deux.

    Le ruisseau s’en va sous le caillou en clapotant légèrement, et de rares éclaboussures m’atteignent à peine. Deux minutes plus tard Dany apparaît et s’assoit sur la bosse à côté. Il a commencé à faire chaud, et j’ai monté mon t-shirt en montrant au soleil mon petit ventre qui en a tellement manqué. Après avoir enlevé les baskets, je me suis allongé et ai mis mes pattes sur les genoux de Dany. Il a pris très tendrement les plantes de mes pieds dans ses mains en les caressant à peine avec tant de sensualité, comme s’il voulait pénétrer sous le fin tissu des socquettes. Je ressens toujours – si une personne est sensible au plaisir érotique délicat, lorsque les corps s’ouvrent l’un à l’autre doucement, comme en se cachant derrière un voile. Il n’est pas possible d’éprouver le plaisir érotique si subtil avec une personne à l’égard de laquelle on ne ressent pas de tendresse, de sympathie douce, de ravissement d’avoir reconnu un être proche. Il provient justement de cette sympathie en étant sa prolongation. Les sensations sexuelles agissent différemment, puisqu’elles vont dans la direction opposée – d’abord, un toucher, puis, une excitation sexuelle, et ce n’est qu’après que cela peut provoquer, ou pas, un éclat de tendresse et de sympathie, et s’il n’y en a pas, l’acte sexuel reste alors un plaisir plus ou moins intense, aspirant à la jouissance et laissant après soi un contentement sombre, à la limite de la déception. Lorsque je venais à peine de commencer à réaliser mes désirs sexuels, il ne s’agissait pas de l’érotisme, je ne voulais tout simplement qu’obtenir au plus vite possible ce dont j’avais été si longtemps privée – saisir le plus le plus vite pour se faire compenser le manque. Si l’on ne nous apprenait pas dès l’enfance que [ce fragment a été censuré, le texte intégral sera publié peut-être dans 200 ans ]  par la suite on ne seraient pas si dingue de la soif ou la haine du sexe, et on construiraient nos relations plus sur la sympathie et la tendresse que sur la rondeur des formes et la capacité ou l’incapacité de se donner. Quand j’étais enfant, j’avais tellement envie de tendresse, mais à sa place je ne recevais que des coups des mots et des mains.

    Je me faisais cajoler par le soleil et réfléchissais, entre-temps, Dany pressait doucement les orteils de mes pattes, caressait les talons en les frottant légèrement, et voilà l’euphorie douce monte en partant des plantes des pieds, puis, sur son chemin elle frôle à peine quelque chose au fond de mon ventre, et en rejoignant la tendresse étincelante dans la poitrine et en remontant encore plus haut, se transforme en une délectation subtile, chatouillante dans la gorge, s’évapore en un voile lumineux et part quelque part plus haut que moi… et mon dieu, c’est mieux que n’importe quel acte sexuel…

    – Et qu’est-ce que Lobsang a dit? Je veux dire – concrètement? Je veux savoir l’essentiel même, donne-le moi immédiatement. Quel qu’il soit – au moins il ne changerait pas les sentiments que tes mains provoquent en moi, alors vas-y!

    Dany s’est embarrassé légèrement, ce qui m’a étonné – il semblait expérimenté et décontracté – est-ce que je l’ai imaginé un amant avec de l’expérience? (Peut-être est-il un puceau?)

    – Ce n’est pas si simple… Je ne comprends toujours pas : ce qu’il m’a dit –c’est l’essentiel ou pas? D’un côté il s’exprimé assez concrètement, et de l’autre… je n’arrive pas à imaginer – comment pourrait-on le faire réellement?

    – Dany!! Ne me laisse pas mijoter, sinon j’enlève mes pieds.

    La menace a marché, Dany a continué son récit.

    – J’étais devant lui et je comprenais que je n’avais rien à lui demander, car poser une question n’est pas si simple. Imagine que tu as devant toi une personne qui possède la connaissance absolue, tu as la chance de poser une question – juste une, dans laquelle tu mettrais toute ta recherche, tout ton désespoir et tout ton espoir. Des questions stupides différentes me passaient par la tête, comme «Comment se retrouver en nirvana?», «C’est quoi l’essence du bouddhisme», mais je me rendais compte que ce n’était pas ça, que rien de tel n’était possible devant cette personne, tous les mots «intelligents» sont partis, tel la poussière, je sentais que je ne pouvais pas les prononcer sincèrement – ce serait du mensonge, il ne restait que dire quelque chose de simple – si simple que même le prononcer à haute voix semblait inutile. J’étais désespéré – ma vie était si vide, qu’il n’y avait même rien à demander, mais comment retrouverais-je la réponse, si je n’arrivais pas à poser la question??

    Lobsang a levé la main et fait un geste rassurant avec la paume de la main. Puis il a fermé les yeux et est resté immobile et silencieux une minute ou deux. Je regardais son visage et ne pouvais pas détourner mon regard. Il était illuminé de l’intérieur comme par une lumière invisible. On ne pourrait pas le désigner comme beau dans le sens ordinaire de ce mot – il n’y avait pas de beauté, ni l’harmonie parfaite des traits, les traits étaient même un peu rudes, sévères, mais ce n’était pas ce qu’on pourrait voir sur les visages des gens ordinaires. Il n’y avait pas une seule empreinte d’agressivité, ni de prétention, ni de contentement de soi, seulement une sévérité particulière, sérieuse, comme s’il scrutait la mer agitée du bord de son bateau, toujours prêt à accomplir son travail difficile au cas où et à mener le bateau dans la tempête. Merveilleusement, son expression sérieuse n’était pas sombre, ni d’autant plus inquiète – elle était joyeusement étincelante, quoi que je ne comprenne toujours pas comment l’un peut s’associer à l’autre, et si moi-même je n’avais pas vu le visage de Lobsang, mais juste entendu mon propre description, sans doute, je n’aurais pas pu l’imaginer, j’aurais conçu quelque chose de normalement tendu ou décontracté.

    En ouvrant les yeux Lobsang m’a dit des choses étranges. Il a dit que la vérité s’ouvre à chacun qui la recherche, et les gens ne la trouvent pas, pas parce qu’elle est inaccessible, mais parce qu’ils font semblant de la rechercher, en cherchant quelque chose d’autre sans vouloir se l’avouer. Il a dit que même parmi les moines tibétains il y a ceux qui ne recherchent pas la vérité, qui pensent pendant la méditation s’il vont bientôt atteindre l’illumination, et si cela ne serait pas trop tard de quitter le monastère, se marier et avoir un ménage, au cas où leur pratique ne réussit pas.

    Il a dit aussi que les événements qui arrivent avec une personne ordinaire ne mènent à rien, parce que la vérité n’intéresse pas la personne ordinaire, ce qui l’intéresse c’est les biens, l’attention des autres, l’obtention des impressions, les discussions sur ceci et cela, et par conséquent, la vie se transforme en poubelle, et les événements qui arrivent avec elle ne sont qu’une section de cette poubelle, l’une parmi d’autres.

    Il a dit qu’il y a un moyen simple de trouver son chemin dans tous les sens de cette expression – dans le sens le plus simple et le plus profond. Pour cela il faut «entendre» un appel spécial venant de l’intérieur, et quand tu l’«entendras», tu ne le confondras jamais avec quelque chose d’autre, ni le préféreras à autre chose, il te paraîtras le plus sacré, le plus doux, le plus grand dans ta vie, et c’est pourquoi cet appel t’indiquera ton chemin et il deviendra lui-même ton chemin, car tu devras changer ta vie de sorte qu’il ne te quitte pas, pour pouvoir l’«entendre» plus souvent et plus profondément, pour devenir ce qu’il te découvrira.

    Il a souligné que le mot «entendre» est employé dans le sens métaphorique, que quand l’appel apparaît, tu deviens lui toi-même, personne d’autre ne pourrait l’entendre – toi-même tu es cet appel.

    Après l’avoir dit, il m’a regardé en silence comme en questionnant – en essayant de ressentir mon attitude envers le dit. Cette fois-ci je n’avais pas de problème à poser la question, et je l’ai posée tout de suite : «Lobsang, COMMENT faire pour entendre cet appel. QUOI faire, Lobsang – concrètement?»

    Il a hoché la tête et dit que pour pouvoir entendre l’appel il faut devenir calme, très calme à l’intérieur, parce que quand notre vie assombrie fait du bruit, quand les pensées, les désirs, les émotions négatives se succèdent sans répit, dans ce bruit il n’est pas possible d’entendre cet appel très doux. Au début cet appel sonne très doucement, et ce n’est qu’après la pratique longue qu’il commence à sonner de plus en plus fort, jusqu’à ce qu’il acquière une consonance parfaite, qui te saisit en entier, chaque cellule de ton corps et âme, en te remplissant de la vibration puissante et bienfaisante. Je vois, a-t-il dit, que tu connais ce de quoi je parle.

    J’étais étonné par ses paroles et j’allais même dire qu’il se trompait, que je n’avais jamais eu de choses pareilles, et bien que je comprenne de quoi il parlait, ce n’était que à l’aide de l’imagination, que je ne comprenais que la description, et pas la sensation. Mais Lobsang me regardait de telle manière que je me suis tu, après avoir à peine commencé, et tout à coup il m’est venu à l’esprit – bien sûr, c’est justement CA – le «son» de mon rêve! Lobsang a exactement exprimé ce que je n’arrivais pas à exprimer moi-même – que ce son n’était pas un son du tout, mais tout simplement le mot «son» convenait le plus, il était imprégné de cette plénitude merveilleuse qui contenait tout. C’était justement un appel qui n’appelait nulle part, qui était le chemin en lui-même. Les souvenirs obscures se sont embrasés très vivement de nouveau, je l’ai revécu très distinctement, et Lobsang a secoué le tête en souriant – «tu vois…»

    – Lui as-tu demandé – comment devenir serein, comment s’y prendre? – J’étais un peu déçue par ce que j’avais entendu, j’attendais seulement que maintenant suivrait quelque chose de genre «calme ton esprit» ou bien «comprenne que tout est illusoire dans ce monde», ou encore «imagine que tous les êtres étaient tes mères dans leurs vies d’avant et aime-les tous», après quoi je pourrais me lever et partir à la maison d’autant plus qu’il était temps d’aller manger.

    J’ai retiré mes jambes et commencé à mettre mes chaussures.

    – Oui, bien sûr, j’ai demandé. Il a dit – tout d’abord, il faut arrêter d’éprouver les émotions négatives…

    – Ah oui, je comprends…

    J’ai noué les lacets et me suis levée, mes jambes s’étaient légèrement engourdies.

    – Viens, Dany, il est temps d’y aller, j’ai faim et je suis fatiguée un peu, et on a une demi-heure à galoper jusqu’à la remontée.

    On a fait le chemin de retour en silence, en passant de temps en temps au trot, j’étais vraiment fatiguée, je ne voulais pas parler de quoi que ce soit. Comme pour harmoniser mon humour le brouillard a réapparu, il pendait en haillons sur des arbres de petite taille, il respirait de l’humidité sur nous.

    – Adieu, mon museau! – J’ai caressé mon cheval en rendant les rênes au palefrenier. – On ne se reverra plus, notre voyage commun est fini.

    En regardant dans ses grands yeux, j’ai tout à coup ressenti la douleur de séparation si fortement que j’avais envie de pleurer. Je ne le reverrai plus jamais, plus jamais… l’éternité nous sépare, et un jour elle me laissera partir dans le vent moi aussi… quelle stupidité – ressentir soudainement la douleur de se séparer d’un cheval… mais non, pas tellement stupide, c’est tout simplement quelque chose qui s’est brisé dans la poitrine et ne veut plus se cicatriser.

    On est allé jusqu’à la voiture en plein silence aussi. Shafi s’est réjoui en me voyant (j’ai dû lui manqué, apparemment), m’a ouvert la porte galamment.

    – Mam.

    – Merci, Shafi. Salut, Dany, passe me voir si tu as envie. Tu peux même venir ce soir, mais un peu plus tard, je vais manger et me pieuter, et peut-être je dormirai un peu, et à neuf heures viens dans mon «hôtel», on pourrait encore causer. Shafi, s’il prend le sikhara, le gondolier pourrait retrouver ta maison par le nom?

    – Oui, mam, bien sûr, c’est la même chose qu’en ville. Voici, pour le cas ou, – il a tendu une carte de visite à Dany.

    – Je ne manquerai pas de venir ce soir. Et si tu dors, je peux te réveiller?

    – Oui. Shafi, tu montreras ma chambre à Dany.

    Shafi a dû comprendre que ce n’étaient pas que des relations amicales qui étaient en train de naître entre nous, et il a cligné les yeux, l’air complice.

    – OK, mam, bien entendu.