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Chapitre 05

Main page / «MAYA». Livre 1: Force mineure / Chapitre 05

Le contenu

    La rive caillouteuse du lac derrière lequel commence la route a l’air morose. Les militaires aux mitrailleuses sont placés tous les dix mètres, de vieilles bagnols cassées, des motoriksha décrépits et des camions oranges avec des motifs de l’épopée indienne peints dessus sautent sur les bosses de la route. De petites maisons à moitié construites et peintes seulement à des endroits, par ci par là, se collent tels des pelmegns trop cuits… Apparemment, on a commence à les construire il y a très longtemps, si longtemps qu’elles ont eu le temps de se décomposer et acquérir un certain aspect, donné par les murs sur le point de tomber. Une petite bande d’enfants étonnamment crades me scrutent avec curiosité et ravissement à côté d’une porte d’une des maisons… Peut-être ne se lavent-ils jamais? Ils ont des pieds nus, des vêtements déchirés, des touffes de cheveux entremêlées, des nez monstrueusement coulants, cependant, les traits de leurs visages sont beaux et n’ont pas du tout l’air enfantins… Une langueur étrange naît dans mon ventre, une pression, comme si quelque chose s’est tendu entre moi et eux, puis s’est relié, et je ressens simultanément avec tout mon corps une tendre attirance et une répulsion sévère. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai définitivement envie de quitter cet endroit le plus vite possible.

    De nouveau une «Volga» indienne aux sièges bombés inconfortables, encore de la misère, des ruines complètes et l’insalubrité, et une fois les quartiers habités passés, à mon propre étonnement, j’ai poussé un soupire de soulagement.

    Juste au dessus de la route, des collines basses, aux pentes rocheuses, s’inclinent, à gauche il y a une vallée, des montagnes et des terrasses infinies de champ de riz. Dans le sillage de la vallée, parmi des cailloux gris, une petite rivière serpente, elle renverse mes représentations des rivières de montagne grandioses, rapides et tourbillonnantes.

    – Pendant les moussons, cette rivière s’étend en devenant dix fois plus large, – la voix de Shafi se fait entendre comme s’il parlait derrière la caméra.

    Il fait nuageux, et quoi que le soleil perce les nuages tout le temps, les montagnes lointaines sont cachées par le brouillard, donnant l’impression de la vallée qui s’en va nulle part et tombe dans le vide. Je scrute l’endroit où la vallée disparaît en imaginant qu’il n’y a rien du tout par là, que juste à cet endroit là le monde que je connais s’achève, et moi, je me trouve sur un petit îlot autour duquel il existe l’inconnu insondable de tous les côtés. Et de la même manière qu’on peut s’approcher du précipice même au bord d’un grand rocher pour regarder en bas, dans le vide, ou bien au loin dans l’horizon, on peut s’avancer, en retenant le souffle, vers le bord de cette île pour jeter un coup d’œil sur l’inconnu, sur ce vide infini, qui peut paraître impersonnel, mais ce n’est qu’au premier coup d’œil.

    Par ci par là, sur les champs, des paysans travaillent, d’ailleurs, le travail le plus dur est accompli par les femmes et les adolescents, les hommes ne font que diriger. Je me demande ce que font les autres hommes?

    – Shafi, pourquoi seulement des femmes travaillent sur les champs?

    – Parce que c’est le travail des femmes.

    – Comment ça?

    – Les femmes ont toujours travaillé sur les champs. Les hommes vendent ce qui a été fait par les femmes.

    – Mais le travail sur les champs est très dur, les hommes pourraient aider les femmes, puisque, à part de ça, elles s’occupent de la maison et des enfants, pourquoi ne pas les soulager au moins avec un part de travail?

    Son visage a exprimé le mécontentement et l’attitude négative envers moi. Voilà c’est ça, sa vraie nature! Le temps que je suis les railles étroites qu’on me propose, j’obtiens une mine serviable au sourire tendu. Il suffit de faire un petit pas sur le côté en mettant en doute ce en quoi la personne croit de façon indélébile pour voir son vrai visage. Un acte sincère enlève le masque et démentit la fausseté, je suis finalement confrontée à la réalité, et comment c’est vivifiant cette confrontation! Des pousses de vraies réflexions se tirent de cette fissure, faite dans l’ordre habituel des choses, des réflexions basées sur l’expérience réelle et pas sur des fantômes, ce qui provoque l’intérêt véridique envers la vie, la passion vivante et la joie captivante de la recherche. Qu’est-ce qui est plus intéressant pour moi – vivre dans un monde facile à comprendre, familier, confortable, mais hypocrite, décoratif – en carton, ou bien lancer un défi à l’univers qu’on a été appris à ne pas remarquer si consciencieusement? Il me semble que la réponse doit être univoque, mais à quel point c’est fort – le quotidien. Tel une sirène à la voix douce, elle attire, séduit et ensorcelle dans l’état d’un sommeil meurtrier, et il ne reste même pas de vagues souvenirs du chemin entamé.

    – Mam, tout est ici comme il faut. Tout le monde est satisfait, et personne n’a aucune intention de changer les choses. Ce serait contre la volonté d’Allah.

    Eh oui, rien à dire contre ça – quand Allah ou Christ descendent sur l’arène, je n’ai rien à faire, que me retirer dans l’ombre, car, à part de la haine se battant pour les doctrines de ces dieux, je n’obtiendrai rien – point de discussions intéressantes, ni d’expérience décrite, ni d’arguments raisonnables.

    Les femmes en Inde égalent les animaux domestiques. Et je n’exagère pas, il ne s’agit d’aucune égalité des droits! Les coutumes nourries par des mécontentements des ancêtres, datant des milliers d’années, sont protégées ici tellement assidûment qu’une personne aux autres meurs risque sa vie dans le sens direct du mot. Mais je ne le savais pas encore. Je ne savais pas non plus que un homme et une femme n’ont même pas le droit de se tenir par la main dans la rue, un policier peut venir pour leur frapper les mains avec une matraque. Et cela se passe dans les rues de Delhi! Sans parler de tous ces pourtours innombrables, c’est l’âge de pierre par là, il n’y a qu’une seule envie de s’en tirer sans se retourner, en oubliant tout ce qui a été vu.

    Pour la jeune fille qui se marie ses parents doivent payer à son marie et sa famille, puisque maintenant ils sont obligés à nourrir cette bête domestique. Et s’ils n’ont pas d’argent, la famille de la fiancée essaye de tromper les autres – la fille est donnée en mariage mais l’argent ne s’en suit pas. Ensuite, même un cauchemar ne donnerait pas l’image de ce que font certaines familles des financés dans ces cas là, même à l’heure actuelle (!). Ils brûlent la fille… Une riche indienne, qui toute sa vie se bat pour les droits de femmes en Inde, m’a raconté cette histoire.

    Encore une histoire d’épouvantes – elle a fait le tour de tous les flashes d’information du monde. Le système de castes règne en Inde jusqu’à présent, et il n’est presque pas possible d’unir sa vie avec une personne provenant d’une caste inférieure. Alors, un jeune homme est tombé amoureux d’une fille de la caste inférieure et, malgré tous les efforts des parents, ne voulait pas renoncer à son amour. Ils ont été punis de façon exemplaire – lynchés pendant la réunion générale de tous les habitants de leur village natal – bien sûr, en accord absolu avec la volonté des dieux et des aïeux. J’imagine littéralement ces visages gentils et sages des anciens du village en train de rendre verdict – «à pendre tous les deux». Ca se passe maintenant – à notre époque. Moi, je pensais que je vivais à l’époque du progrès et de la raison…

    La comparaison de la femme avec des bêtes domestiques n’est même pas très adéquate, parce qu’un indien peut être condamné à mort pour le meurtre d’une vache, et pour avoir tué une femme il sera, au mieux, emprisonné. Mais je ne crois pas que la femme soit une sorte de victime de la culture indienne, exploitée sans pitié par des hommes indiens vilains. Chacun se pourrit la vie à sa manière. Le mec russe inhale du poison et se bourre de l’alcool, un européen se complait dans un contentement stupide, et la femme indienne choisit d’être une bête sans défense et, de plus, elle protège elle-même de façon consciencieuse l’ordre local et élève ses enfants en conformité complète avec les meurs des ancêtres. La cruauté est souvent reliée chez l’homme à la sentimentalité excentrique allant jusqu’à l’extrême, la pitié pointilleuse envers soi-même se transforme soudainement en une haine violente, et la position humiliante de la femme en Inde est accompagnée par une admiration fanatique de la mère par les enfants. Quelqu’un le prendra pour un système harmonieux de contrepoids, mais, à mon avis, ce n’est que deux côtés de la même médaille.

    … Les femmes habillées en sari aux couleurs vives portent sur leurs têtes des bottes d’herbe énormes. Des silhouettes fines aux dos droits, vêtues en étoffes aux couleurs vives vertes, roses, rouges, jaunes, bleues se meuvent lentement, en équilibre, sur le champ jaune foncé, parsemé d’îlots verts de pousses juteuses de riz.

    – Hello! – je n’ai pas pu me retenir pour ne pas saluer avec ma main les femmes et fillettes qui marchaient le long de la route. C’est ridicule, certes… sinon, comment faire pour leur exprimer ma sympathie!

    Leurs yeux brillent, les visages sourient – hein, quel simplicité, c’est agréable… Je me demande comment elles prendraient le fait que je veux les prendre en photo? A priori, je ne m’attends pas à une réaction agressive, bien sûr, (je ne suis pas en Ukraine de l’Ouest), mais, au moins, au mécontentement… Mais, non, elles se sont mises en rang en redressant leurs saris – avec le même sérieux et lenteur marrants, mais agréables… c’est à elles qu’il faudrait que ces paons aux fringues de riches apprennent des manières! Elles se sont immobilisées cérémonieusement et attendent.

    – Mam, c’est du bonheur pour elles. Personne ne les a jamais pris en photo, elles savent ce que c’est qu’un appareil photo seulement par ouï-dire, – Shafi a dit son mot.

    – J’espère qu’elles n’ont pas peur?

    – Non, mam, comment peut-on avoir peur de VOUS! – quel hypocrite, il compose et prononce toutes ces phrases de façon à faire plaisir au sentiment de ma propre importance, et il y arrive. Je me suis déjà habituée à ce que je suis»mam», que je peux être dédaigneuse et autoritaire, mais est-ce si facile de m’avoir avec de telles petites phrases et le ton huileux? Il est pourtant évident que c’est de l’hypocrisie, mais je commence à remarquer que je joue déjà à ce jeu avec sincérité.

    – Shafi, demande-leur, je peux les payer au cas où…

    – Mam, vous leur a déjà fait un tel cadeau lequel elles n’oublieraient toute leur vie.

    Oui, définitivement, ces femmes font une impression beaucoup plus agréable que les indiennes aisées. Même les femmes âgées ont l’air très plaisant – les corps sveltes, en bonne forme, les visages sérieux, mais sans ombre de préoccupation, calmes, mais pas las, sans tristesse, ni contentement, elles ne semblent pas du tout stupides. Toute leur apparence dégage une beauté particulière. Je me suis rappelé nos paysannes – des bonnes femmes dodues et agitées, aux visages sur lesquels des soucies permanents et l’irritation ont laissé leur trace ineffaçable, qui sont tout le temps en train de râler et d’exprimer leur mécontentement. Et bien sûr, l’eau de vie. Les pensées sur nos femmes ont emmené une infime inquiétude, au diable …

    Je les fais venir, je mets mon appareil photo en mode «Play» pour leur montrer les photos sur l’écran. Elles sentent le feu de camp, les braises et les vêtements défraîchis. Mon Dieu, que de ravissement, de grands sourires aux dents blanches, de rire! Elles se bousculent en rigolant, se tassent, rient à gorge déployée en cachant leurs visages, embarrassées. C’est à ce que je ne m’attendais pas – une telle vigueur, je pensais qu’elles étaient fatiguées… cependant, pour moi, la fatigue s’associe fortement avec l’agacement, la morosité, mais pas pour elles…

     

    Pendant encore une heure – des paysages plaisants mais monotones, et la route se met à serpenter. Des forets de pin grimpent le tapis en velours d’herbe vert éclatant. Qu’est-ce que j’aime les pins! L’odeur de la sève, le goût des aiguilles, les branches ressemblant aux pattes touffues… parfois je vois presque une lueur dorée s’en dégager et se mêler à l’aromate visqueuse en amenant les sensations quelque part très loin – dans les souvenirs d’enfance oubliés depuis longtemps, dans les recoins de la mémoire, où bien là où je serait peut-être un jour.

    Enfin, on arrive sur un petit terrain rond avec la vue sur les champs de golf – des collines, qui ont l’aspect d’immenses vagues vertes, se transformant plus loin en montagnes basses et rocheuses. C’est le parking terminal, et, bizarrement, il y a pas mal de voitures, bien que les touristes ne se fassent pas remarquer. Pas de soleil et il fait frais, je vais prendre du thé dans un des cafés ouverts, à côté duquel je vois une longue table en bois et des chaises de tout genre… Est-ce un étranger? Il ressemble bien, d’après tous les indices. Le temps que je m’approchais je lui ai rajouté des traits d’un bel homme. Depuis mon petite enfance j’avais toujours envie de tomber amoureuse, et je tombais amoureuse de tout le monde et n’importe qui sans distinction. Des fois, je m’éprenais de tels bâtards que j’ai honte de m’en souvenir :)

    Je viens tout près, il a dû me sentir car il a retourné. Un sourire mécanique, un salut banal, des yeux vides, l’expression du visage est bienveillamment indifférente, – un étranger parfaitement ordinaire, avec qui l’on discuterait des itinéraires et des prix. Mais je dis bonjour quand même, en m’asseyant à côté… A quoi bon???

    – Tu viens d’où? – l’automate a craché la première phrase dans la liste.

    Mais pourquoi juste «tu viens d’où», «où tu vas», «combien de temps tu es en Inde»… ils sont tous en plastique où quoi? Pourquoi ne pas demander «Que recherches-tu dans tes voyages?», ou «Qu’en penses-tu – pourquoi ces montagnes me font un tel état d’âme que, quand je me réveille au milieu de la nuit je ne comprends pas quoi faire – soit je veux me lever pour aller se promener, soit essayer de me rendormir», ou bien…En fait, on pourrait demander ou dire n’importe quoi, pourvu que l’âme ne soit pas en carton, et une vie quelconque y cogite, mais apparemment, non, en carton…

    – De la Russie, – je réponds, ennuyée, cependant je me mets un sourire.

    (Il va dire – «Oh, la Russie!!»)

    – Oh! La Russie! Je n’y suis jamais allé. Je pensais que toutes les filles russes sont grandes et costaudes, et toi, tu ressembles plutôt à une française. Je viens de l’Angleterre. Tu es déjà allée en Angleterre?

    – Non, l’Europe ne m’attire pas trop. Surtout maintenant…- comprendra ou pas? Non, il ne comprend pas. Et ensuite il dira – «bien sûr, tout est différent ici», comme s’il ne savait pas qu’il faut être imbécile pour ne pas voir que tout est différent ici…

    – Eh oui! Tout est différent ici.

    Normalement, c’est un style de conversation des gens en carton – ils échangent des phrases tamponnées «généralement admis» ou «va pour entretenir une discussion avec des papis et mamies de la bonne vieille Europe». En même temps, il vaut mieux ne pas les regarder dans les yeux – à ces moments là ils n’expriment rien, c’est-à-dire rien du tout, par la suite, la sensation de parler avec eux ne fait pas partie des plus plaisantes, c’est le moins de le dire. Si l’on souhaite observer en un européen qui voyage à travers l’Inde une vivacité quelconque, il faut lui montrer une bonne saucisse ou un bric-à-brac, il apparaîtra alors de l’agitation et du brillant dans ses yeux, auxquels on pourrait rajouter de l’intérêt envers la vie.

    – Les gens viennent ici en recherches de quelque chose, et en Europe ils travaillent, – il a ri pour je ne sais pas quelle raison.

    – Je ne travaille plus.

    – Comme qui?

    Ca s’avère une conversation plein de sens… je le regarde dans les yeux en gardant le silence, mais rien n’est changé par là – tout simplement, l’aiguille du phonographe a sauté sur un tour suivant, puisque celui-là a lâché. Question suivante?

    – Jammu et Cachemire te plaisent?

    – Non, l’ambiance est trop tendue ici, – probablement, tout le monde a peur que la guerre puisse commencer n’importe quand.

    (Surtout ne me raconte pas comment c’était ici il y a dix ans…)

    – Eh oui, il y a dix ans tout était différent ici. Ce n’était pas possible de trouver une place libre à Dull Lake, – autant il y avait de touristes. Et tout le monde ne venait pas pour trois jours, comme aujourd’hui, mais pour quelques mois. Nous ne voulions pas rentrer chez nous, c’était ici notre chez nous, notre paradis sur terre, le paradis pour tous ceux qui ne voulaient pas rester au bureau, faire la carrière et porter un costume. C’était l’endroit le plus romantique au monde, où l’on pouvait rester tel qu’on était. On organisait des fêtes folles sur les îles avec les meilleurs Di-Jeys du monde entier…- il raconte comme si tout le meilleur était dans le passé, et maintenant il ne reste que des souvenirs, il ne vit vraiment que quand il est en train de s’en souvenir. De nouveau ça sent un tombeau. Ca y est, j’en peux plus, comment faire pour me séparer au plus vite de cette personne sans présent?… Quel que chose m’a touché le dos, et cette sensation a fait un léger écho dans tout mon corps. En me retournant je vois un gars nous approcher, il me regarde… j’aime quand on me regarde comme ça… comme s’il ne doutait pas de sa capacité de séduire… mais pas parce qu’il est sûr de lui.

    – Oh, voici Danny! Danny, c’est Maya, elle est russe, tu imagines?

    – Salut, Maya, – Danny s’est assis en face et j’ai pu l’examiner.

    Il doit avoir une trentaine. Un visage plaisant – pas du tout celui qu’on croirait beau, mais il a quelque chose de très attirant pour moi. Les pommettes sont un peu plus larges que d’ordinaire, le nez a une forme étrange (suite à une fracture, apparemment), les yeux calmes et indifférents, dans lesquels j’ai tellement envie de saisir des éclats d’intellect et du sérieux, la bouche qui semble agréable à baiser… Et surtout j’aime qu’il ne garde pas ce sourire douceâtre et décoratif sur son visage, comme la plupart d’étrangers lors des discussions et même tout simplement en marchant en silence. On croit généralement que le sourire témoigne du fait que tout va bien, qu’ils sont contents de leurs vies, et qu’on ait tous tels sourires et telle vie. Dieu merci! Je ne vois rien d’agréable dans cette grimace figée – une toute simple mauvaise habitude, que je me suis mise à remarquer sur moi-même par la suite des contacts pas trop longs avec des étrangers. L’humeur est morne et grise à ces moments là, la sensation du visage est tendue et artificielle, c’est pourquoi j’ai décidé de me surveiller minutieusement lors de la communication pour ne sourire que quand j’en ai vraiment envie (et ça n’arrive pas très souvent), et le reste du temps garder l’expression du visage calme et détendue.

    – Tu es en Inde depuis longtemps? – sa voix me plait aussi.

    – Cinquième jour.

    – Cinquième jour? Je peux imaginer comment tu te sens – comme en enfer, n’est-ce pas?

    – Non, maintenant ça va. Ici c’est plutôt tranquille, surtout en comparaison avec Delhi, quoi que la sensation qu’on me trompe à chaque instant ne me laisse pas.

    – Ca doit être vrai, probablement… Combien tu payes pour ton logement? Tu habites sur Dull Lake dans une péniche?

    – Oui. Vingt dollars par jour, le petit déjeuner inclus.

    Ils ont ri tous les deux.

    – Une chambre pour deux coûte ici trois-quatre dollars par jour, et à manger pour une personne cinq-six au maximum.

    Shafi n’entend-il pas cette conversation?.. Il n’est pas loin, jette des coups d’œil, le visage alerté et même mécontent. Sans doute, ce scarabée craint que notre conversation touche les prix, sinon quoi d’autre pourrait l’inquiéter?

    – C’est vrai? Sérieux? – la déception s’est mêlée avec l’étonnement. Bon sang! – J’ai prépayé trois jours en étant encore à Delhi.

    – C’est une combine répandue, – tu tombes dans une agence qui te fait acheter la marchandise qui se vend le moins… Tu as dû leur dire que c’est ta première visite de l’Inde.

    – Aha.

    – Avec cette franchise on peut signer sa condamnation à mort :) En aucun cas il ne faut le dire, – au mieux tu perds de l’argent, comme ça t’est arrivé.

    – Ils m’ont fait peur avec des horreurs diverses, disaient qu’il y avait quelques jours deux jeunes filles russes ont été coupé en morceaux dans un hôtel…

    – Mais bien sûr,… c’est pourquoi ils t’ont proposé LEUR hôtel, n’est-ce pas?

    – Oui.

    – Ils sont des as de tels trucs…

    – Voilà, par exemple, combien fait une promenade sur le lac pour une demi journée dans un sikhara?

    – Au maximum, deux cent roupies. Quatre dollars.

    -!… Je vois…

    – Est-ce que tu as le guide «Lonely Planet»?

    – Non, c’est quoi?

    Danny a sorti de son sac à dos un gros livre avec une couverture colorée et il me l’a donné. (Je vois d’un coin d’œil que le visage à Shafi devient légèrement gris).

    – Un guide touristique. C’est une chose incontournable. Toute l’information sur l’Inde est là – des prix, des hôtels, des excursions. Tout est très détaillé, avec des cartes, des horaires, des recommandations, tu ne te perds jamais avec.

    – On peut l’acheter ici?

    – Dans n’importe quelle librairie! Tu peux dire ce que tu veux, mais les librairies en Inde vont te plaire… si, bien sûr, tu t’intéresses aux livres sur l’ésotérisme.

    Voyons, bien sûr, je m’y intéresse! Ce dernier temps je ne lis que ça, quoi que des fois je puisse feuilleter Gesse ou Kafka avec plaisir … Il me semble que Danny et l’anglais sont ensemble complètement par hasard et au fond n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Des fantasmes érotiques se sont éveillés, s’entremêlent et jouent tels des dauphins – tantôt ils sautent les uns avec les autres sur la surface, tantôt plongent tout au fond. (Tu penses à la même chose, n’est-ce pas? Tu as déjà pensé plus qu’une fois quelle est ma peau au toucher, si mes seins sont bien et si mon cul est ferme…) Ma tête tourne un peu, j’aime cette sensation, elle est complètement autosuffisante – même s’il n’y a aucune continuation, cela ne provoquera pas de déception, car je n’attends rien, j’éprouve du plaisir juste maintenant.

    – Ici, dans les montagnes on peut trouver un cheval, – Danny ne s’adresse qu’à moi!

    Et tout de suite surgit le malaise devant l’anglais même s’il ne me plait pas ou m’est indifférent, – parce que nous (il y a déjà «nous» qui existe ;), nous allons le «larguer». Soit il a compris, soit il voulait vraiment quelque chose d’autre (aucune envie de le savoir, je veux plutôt m’en débarrasser), mais quoi qu’il en soit, en prononçant la sentence «Oh! C’est pas pour moi!» l’anglais a disparu de mon champ de vision pour de bon. L’ambiance est devenu plus dense, le ciel – plus doux et dorée, moi et Danny, on se scrute en silence, et Cachemire s’est tout simplement transformé en une dense de regards, à peine perceptible.

    – Danny… – je me suis raclé la gorge, puis j’ai toussé, ça se trouve que ma gorge a séché même… – Danny, on aura besoin d’un guide? – j’n’ai certainement pas envie d’avoir Shafi avec nous, mais si on perd le chemin…

    – Non, pas de guide. Dans des endroits touristiques de l’Inde, en général, il y a rarement besoin de guide, si bien sûr, tu n’as pas l’intention d’aller dans les montagnes pour quelques jours, et même avec ça – la plupart d’itinéraires montagnards est si bien trottée que c’est peu probable de s’y perdre. Les indiens mettent, certes, de la pression, en disant qu’il faut un guide même pour y trouver les toilettes. Chemin faisant ils ne manqueraient pas de t’amener, comme par hasard, dans un magasin ou resto d’un oncle ou d’un frère. Ne fais pas aveuglement confiance aux indiens, – parfois ils sont très malins, quoi que dans la plupart de cas non dangereux.

    – Très bien :) Viens, je dirai à mon guide de m’attendre ici.

    Shafi esquisse un sourire derrière lequel le mécontentement ainsi que l’inquiétude se font entrevoir. Il a dû comprendre que c’est fini pour lui, je n’ai plus aucune confiance en lui, et ce qui est le plus terrible –aucun besoin de lui non plus. Il me répond d’une voix crispée qu’il attendrait sur cette place pas plus que trois heures.

    – Pourquoi tu lui poses tes conditions? – Danny parle d’un ton sévère mais sans méchanceté, ce qui provoque en moi un éclat de sympathie. – N a-t-elle pas payé toute la journée?

    – Oui, mais…

    – Pas de «mais» dans ce cas là. Maya, tu lui as payé combien?

    Je suis embarrassée, – pourvu qu’il n’y ait pas de conflit… Dois-je dire à Danny que Shafi n’est pas qu’un simple passant, et je n’ai pas du tout envie de voir sa mine maussade pendant deux jours encore? Mais je n’ai pas de temps de prendre une décision, d’y réfléchir… Advienne que pourra!

    – Cinquante dollars.

    Hein, le visage de Shafi est devenu terreux, – il essaye en vain de garder l’expression calme. Il commence à ressembler à un écolier qui hait son professeur, et comprend en même temps que dans cette situation il n’y a pas de moyens d’exprimer sa colère. Il a même serré les dents, apparemment…

    – Cinquante dollars?? Une voiture avec un chauffeur pour une journée entière en coûte quinze, et tu crois que ton travail coûte trente cinq dollars? Et pour trente cinq dollars tu n’es pas d’accord pour tout simplement rester ici et prendre du thé autant qu’il en faudra?

    Il garde le silence, ayant baissé les yeux, et moi, j’éprouve du malaise, de la sympathie et une certaine joie, nouvelle pour moi, et tout ça en même temps. Je jette un regard sur Danny, – il est calme et sûr de lui. Il est arrivé extrêmement rarement des situations dans ma vie où j’ai mis des gens dans des conditions si embarrassantes, et non parce que j’avais toujours de la sympathie, mais parce que ça faisait peur de dépasser les carrées tracés, cependant, je me justifiais de telle où telle manière. Et maintenant, j’ai tout à coup ressenti que j’aime cette situation, qu’on y entend du bourdonnement de la vie, et que mon malaise crispé n’est que de l’écaillure à enlever comme quelque chose d’absolument étranger.

    On n’a pas eu de réponse de la part de Shafi, et Danny a annoncé qu’on reviendrait dans cinq-six heures.

    Une route goudronnée pas trop large mène vers les montagnes, elle est encore humide suite à une pluie récente. Le ciel est couvert d’un brouillard épais, mais on ressent déjà le soleil s’approcher, – il est sur le point de déchirer la nappe de brume. Sur d’énormes champs de golf par ci par là des silhouettes avec des cannes sont plantées. Une forêt de pins grimpe les pentes abruptes rocheuses, – elle n’est pas pour se balader, on ne peut que la mater… Même ici, loin de la ville sale et des hommes aux mitrailleuses la tension est suspendue à chaque branche… 220 :) – il suffit de toucher pour recevoir un coup de jus.

    – Danny, ça te plait ici?

    – J’ai une sensation ambiguë. Admettons qu’on rase tout ce que les gens ont construit, ce serait probablement, beau… Et comme ça… non, c’est un peu menaçant ici…

    – Je le ressens aussi, mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi. Cependant, ici dans les montagnes ça ne doit pas être comme en ville… Ou je n’arrive tout simplement pas à me détendre, d’enlever le poids des impressions?

    – Tu penses que l’humeur des gens n’a aucune influence sur l’esprit de tout l’endroit?

    – Je ne sais pas… comment peux-tu l’appendre? Comment le mesurer?

    – Avec ses sensations, bien sûr, rien d’autre.

    – Oui, bien sûr… Tu as raison :) Pourrait-on comprendre ce que c’est le monde sans nos sensations? Quoi que je comprenne, ce ne serait que MES sensations à moi, MES perceptions. J’y réfléchis souvent. Mais je vois aussi ça- mes perceptions ne sont pas quelque chose d’irréfutables. Aujourd’hui elles peuvent être comme ça, demain –autrement, avec toujours la même situation. Par exemple, cet endroit. Je ne suis pas sûre que demain je les verrai comme je les vois aujourd’hui, ce qui veut dire qu’il n’y a pas de raisons de croire que tout est vraiment imprégné de menace lourde ici, puisque c’est peut-être les particularités de ma perception à moi juste à cet instant là. Quoi que… tu dis aussi que tu ressens le même, en plus, ces raisonnements semblent glisser sur la surface, sans toucher le fond, d’ailleurs, des raisonnements peuvent-ils en général toucher le fond? Et c’est quoi le «fond»? Je comprend, pourtant, mais je n’arrive pas à l’exprimer… ou je ne comprends pas… c’est clair que ce n’est pas clair.

    – Mais c’est quand même comme ça que tu perçois aujourd’hui cet endroit. Ton état, des visages des gens, les montagnes, les tons des voix des passants, leurs regards, – tout te transmet de la tension, n’est-ce pas?

    – Oui, c’est vrai. Mais ça ne veut pas dire que cette tension existe indépendamment de moi.

    Il a plongé dans la réflexion… son visage n’exprime nullement le mécontentement, ni déception, et c’est agréable, ça fait vraiment plaisir. La grande majorité des personnes avec lesquelles j’ai dû discuter sur des sujets absolument divers exprime une intolérance monstrueuse, lorsque leur vision du monde ou point de vue sont, ne serait-ce qu’à peine, menacés, et s’ils n’arrivent pas à expliquer quelque chose ils retombent dans l’angoisse et l’irritation. Quand ce n’est pas clair, on prend normalement une explication la plus confortable et facile. Les gens ne veulent pas se séparer d’aucune de leurs croyances, même s’il s’agit d’une telle insignifiance comme les avantages du lavage à la main à comparer avec le lavage en machine. Je me souviens qu’un jour j’ai réussi à tenir une discussion à ce sujet pendant trois heures d’affilée, en défendant la machine comme un moyen d’épargner son dos et son temps, et mes interlocuteurs, un jeune couple marié, étaient pour le lavage à la main en tant que le seul moyen possible d’atteindre la vraie propreté et blancheur. Trois heures passées, on s’est mis à haïr définitivement les uns les autres, n’ayant réussi à trouver nul point en commun sur lequel on pourrait tomber d’accord, après quoi on ne s’est jamais revu. Pourquoi discuter alors des croyances sur lesquelles tient toute la construction subtile des us vitaux, – concernant la famille, les relations entre une femme et un homme, l’éducation des enfants, etc. Mes interlocuteurs ont toujours éprouvé telle ou telle sorte d’intransigeance, si je poursuivais mon argumentation en défendant mon opinion qui était en contradiction avec leurs croyances habituelles. Même pire que ça – justement au cas où mon opinion opposée était bien argumentée, l’intolérance la plus vive survenait, j’ai donc compris que pratiquement n’importe quelle sorte de communication entre les gens n’est qu’une échange acharnée de schémas, ce n’est même pas du tout de la communication. Les gens dans le cas de la communication de ce genre ressemblent aux lignes parallèles qui ne se croisent jamais, bien qu’il leur paraisse qu’ils sont en train de contacter les uns avec les autres.

    – C’est un point de vue connu, – le monde n’existe pas en dehors de nous, mais pour l’instant je ne ai pas compris ça, – Danny a dit après quelques minutes de silence.- Car c’est absolument clair que le monde ne cessera pas d’exister parce que je ne serai plus là. Admettons que je meure demain, je sais pertinemment que le monde restera, puisque les gens meurent tous les jours, mais le monde reste. Les gens viennent et s’en vont, mais le monde ne disparaît pas. Ce qui disparaîtra c’est mon monde… quoi que ce soit un grand mystère – comment c’est possible? Probablement, c’est le plus dur à imaginer – que MOI, je peux disparaître, cesser … c’est hors de ma compréhension, je ne veux tout simplement pas y penser, je ne sais pas comment y penser.

    – C’est très agréable de te parler, Danny. Même si l’on n’arrive à rien… c’est tout de même agréable. Je ne sais même pas ce que j’aime tant – probablement, la sincérité?

    – C’est curieux…

    – Quoi exactement?

    – Que tu parles de la sincérité comme de la chose importante… je vais te dire pourquoi, mais d’abord je voulais dire que…

    Danny s’est tu en s’arrêtant, moi aussi, on est resté là à regarder l’un l’autre un certain moment. Le silence établi entre nous pour ces quelques minutes n’est pas lourd du tout, il n’y en a pas de tension comme ça arrive dans des cas comme ça.

    – D’ailleurs, la sincérité n’est pas que dans tes paroles, Danny, mais même dans ton silence. Tu comprends ce que je veux dire?

    – Non.

    Un éclat léger de déception.

    – Tu ne comprends pas?

    – Non… mais je le sens! Je le sens parfaitement! :)

    On a éclaté de rire, et de petits corbeaux de montagne ont attrapé notre rire pour l’amener vers les sommets et les clairières.

    – Tu joues avec moi :) – je le pousse avec mon épaule en rigolant.

    – Bien sûr, et ça te plait. Je le savais dès le premier instant quand j’ai vu tes yeux.

    – Moi aussi…

    – On disait quoi concernant l’existence du monde autour de nous? On s’est interrompu sur quoi?

    – Sur ce que tu voulais me dire quelque chose à propose de la sincérité, tu as oublié?

    – Ah, oui… j’essayais de définir c’est quoi pour moi le plus important, mais vraiment le plus important, ce que je n’oublie, ni perds en aucun cas. L’intelligence, c’est futile, je suis d’accord de vivre sans être trop intelligent. La beauté? Non… La sincérité. La sincérité, c’est ce que j’ai inévitablement choisi. Sans elle je suis mort. Il me semble même, que la stupidité en tant que telle n’existe pas, ni la laideur, ni l’insensibilité – tout ça est la conséquence de la perte du plus important – la sincérité avec soi-même.

    Je l’ai attiré vers moi par la main.

    – Danny, peut-être la passion dépend-elle aussi de la sincérité?

    – Tu joues avec moi?

    – Et ça te plait :)… On continue. Alors, je ne dis pas que le monde n’existe pas en dehors de nous, je dis seulement que je ne sais pas s’il existe quelque chose en dehors de ma perception ou en dehors de moi, et que je n’ai même pas de moyen de le savoir. S’il y a la perception de ces montagnes là – ça veut-il dire qu’il existe une certaine «moi» et «elles» «en dehors de moi» et en plus un certain processus de «perception» entre «moi» et «elles»? Qu’est-ce que c’est «en dehors» et qu’est-ce que c’est «moi»? Tout ce que je peux dire c’est qu’il y a cette chose que j’appelle «la perception d’une montagne», c’est pourquoi même poser la question sur l’existence de quelque chose «en dehors de moi» n’est pas légitime, faux, car ça part de l’admission du fait qu’il existe «moi», «en dehors», et à part de tout ça une perception, et nous n’en savons rien justement… Je ne comprends pas comment l’introduire dans ma vie de manière pratique, comme je ne peux pas maintenant me mettre à penser qu’il existe justement «une perception de la montagne», et pas «moi» «en train de percevoir la montagne». Ou c’est justement ça l’insincérité? Faut-il se servir du mensonge admis comme tel pour le confort d’expression? Mais quand même… je ne suis grande spécialiste de la psychologie, mais en tant qu’une personne qui aspire à la sincérité je peux dire une chose – il y a la perception, et c’est tout ce que je sais, et s’il y a quelque chose à part de ça – je n’en sais rien.

    Danny a vite attrapé mon idée.

    – Bien, je peux alors dire seulement que dans cet endroit il existe une telle perception qui s’appelle «je ressens la chaleur du soleil» ou bien «je vois le ciel», ou «j’entends une voix», en ne sachant pas ce que c’est le soleil, le ciel, la voix en tant que tels. On peut dire comme ça, quoi que, en réalité, ce soit des raisonnements un peu abstraits, que je ne comprends pas vraiment.

    – Moi non plus :) Toujours est-il que… si tu te tournes, et la montagne reste, et tu peux le vérifier en retournant. Ce qui veut dire qu’elle existe, quand tu ne la perçois pas.

    On a ri tous les deux en se sentant plonger inévitablement dans l’obscurité profonde.

    – Non, cela veut dire qu’au moment où je tourne je n’ai pas la perception, que j’appelle «je vois la montagne», et quand je me retourne elle réapparaît.

    – Et pourtant tu te rappelles qu’elle existe derrière toi, tu ne la vois tout simplement pas.

    – Je peux croire que si je me retourne, j’aurai une perception de la montagne, et maintenant il n’y a que la perception de la pensée concernant la montagne ou une image de la montagne dans l’esprit. Un jour j’ai lu une phrase dans un livre, qui est resté dans ma tête pour longtemps, – Danny, plus animé, a pressé le pas. – Cette phrase dit «je ne sais jamais ce qui est derrière moi, puisque je regarde toujours en avant. Et qui sait, peut-être, tout ce que je viens de voir cesse d’exister quand je me tourne».

    – Tu ne peux en savoir quelque chose, tu ne peux que parler sur ce que tu perçois… Ben…et quoi faire avec tout ça, Danny?

    – Rien pour l’instant, – il est devenu plus sérieux, – mais pour moi ce ne sont pas des raisonnements simplement abstraits, j’essaye d’y entrevoir un éclair de la lucidité, parfois j’y arrive, mais le plus souvent pas.

    Hein, ça a l’air d’une impasse. Je me demande si l’homme peut s’illuminer soi-même, découvrir la vérité par soi-même, ou bien il doit y avoir certainement quelqu’un qui expliquera et montrera? Le premier me plait plus, mais je ne peux pas le confirmer par mon propre exemple.

    – C’est vraiment intéressant de parler avec toi. Je n’arrête pas de m’en étonner :) Tu as pensé et lu beaucoup?

    – Oui, j’ai lu beaucoup… puis j’y pensais et repensais, et ensuite, j’ai quitté la lecture, car ça ne changeait rien dans ma vie. Les romans de donnaient rien, à part des émotions, c’était rare de tomber sur quelque chose de vraiment essentiel… Je peux te citer quelques noms, mais ils ne te diront pas grand-chose, c’est des écrivains russes – Bounine, Nabokov, Gazdanov…

    – Je connais Bounine et Nabokov!

    -? D’habitude, les gens ne connaissent que Dostoïevski, je n’ai aucune idée sur ce qui attire les gens en lui, y a que de la noirceur sans fin… J’ai donc commencé à lire des livres de psychologie, de la religion, sur différentes pratiques, même là je n’en ai pas trouvé un qui n’emmènerait pas la sensation d’obscurité et de leurre, – un manque complet d’intelligibilité, – dans les termes, et dans les moyens d’atteindre les états soi-disant illuminés… D’ailleurs, j’ai lu cinq fois toutes les onze tommes de Castaneda, et je vais le relire, mais c’est comme se baigner dans les vagues chaudes – on flotte en haut, en bas, car la réponse à la question «quoi faire concrètement» n’y est pas non plus. Sans parler de la philosophie … tous ces Hegels et Kants – c’est du délire complet, j’ai même pas de mots. De la foutaise. Tu as lu?

    – Bien sûr :) Schopenhauer, Nische, Kant, Sartre… A un moment donné la philosophie était ma passion…Les romans m’inspiraient également – ce dernier temps – Cortasar, Liosa…

    – Est-ce ça a changé ta vie?

    – Oui.

    -?? A bon?

    – Oui.

    – Et comment ça?

    – J’ai cessé de croire que la philosophie sait quelque chose et la psychologie peux quelque chose – ça m’a apaisé.

    – Mais oui… Je voulais dire ça aussi :) J’ai pataugé dans ce marais pendant trois ans, jusqu’à ce que je comprenne parfaitement que ce n’est que de la jonglerie avec des fantômes, avec des abstractions, qu’on ne saurait pas projeter sur la vie. J’ai essayé de l’appliquer comme ci et comme ça – tu dois comprendre comment c’est :) – je n’y ai réussi point… Et maintenant je ne lis rien, – rien du tout. Peut-être, un jour j’écrirai quelque chose moi-même, si, bien sûr, je trouve quelque que chose sur quoi j’aurait envie d’écrire :)

    – C’est une idée intéressante. Seulement je veux créer quelque chose de vrai, sans aucune ombre de cette multiplicité de sens, promettant beaucoup, dont toute la littérature est faite. On attend tout le temps qu’un bond quelconque dans une compréhension nouvelle, une découverte est sur le point de se faire, mais finalement RIEN de définitivement compréhensible ne se dévoile… La forme littéraire est utilisée par des écrivains non comme une décoration, mais comme un voilage derrière lequel ils cachent l’incompréhension complète du sens de leur vie, et ce qui est le plus horrible c’est que toutes ces constructions de sujets sont crées pour dissimuler le fait même de cette incompréhension. Du mensonge tout simplement criant. Quand j’ai eu assez de courage de me dire que je considère toute cette «crème» de la culture humaine comme des hypocrites… à un moment donné j’ai cru que l’homme est une branche terminale de l’évolution de la nature.

    – Ainsi tu n’es pas loin de la misanthropie.

    – Ainsi je ne suis pas loin de la vérité. D’ailleurs, en même temps que la déception complète dans les hommes et leur culture il est resté en moi une très forte envie de trouver de telles personnes et un tel art qui susciteraient en moi une vraie sympathie, c’est pourquoi je ne suis pas devenu misanthrope.

    – Tu sais, j’ai même rencontré des philosophes et des «sages» modernes. C’était curieux de voir comment vivent ces gens là, car ça devrait être une vie particulière, une vie de penseur… mais, non – tout est pareil – les patates dans la cuisine, la femme portant des bigoudis, l’insignifiance, la nostalgie, la vanité, l’agressivité, la jalousie…

    – La femme portant des bigoudis – c’est horrible :)

    Mon corps a répondu à son rire par une vague de douceur, passant de bas en haut, la route à ce moment là a commencé à monter et bientôt nous nous sommes approchés d’une remontée.

    Ca fait longtemps que je ne suis pas allée dans les montagnes! Elbrous… Après cette ascension je croyais que je n’approcherais plus jamais une petite colline, même pour une simple randonnée.

    C’est un élément sans pitié qui a piqué le calme de mes rêves pour quelques mois…

    – A cheval ou sur la remontée?

    Pourquoi deux guichets de billets? Je n’arrive pas à en croire mes yeux, – l’un est pour les femmes, l’autre – pour les hommes. Ca existe encore?

    – C’est typique pour l’Inde, – Danny a rigolé, – surtout pour un état musulman. Dans les cars locaux c’est pareil, d’un côté – les sièges pour les hommes, de l’autre –ceux pour les femmes.

    Le passage vers les guichets est divisé par la rampe en fer. Hein, quelle société – les hommes et les femmes ne peuvent même pas faire la queue ensemble! Cela ressemble plus à la paranoïa, qu’à la religion. Mais non, je ne veux pas jouer à ces jeux là! Je vais au guichet avec mon homme, arrêtez-moi si vous voulez.

    – Danny, qu’est-ce que j’aurai pour ça? :) – une légère appréhension y est quand même.

    – Rien, tu es une étrangère!

    En tout cas je regarde des deux côtés. Quelques touristes indiens nous dévisagent plus que les montagnes et quoi que ce soit, mais personne ne bouge dans notre direction.

    Encore quelques personnes montent dans la cabine du funiculaire en faisant semblant de ne pas nous regarder et en bavardant une langue roucoulante, qui ressemble aux sons d’animaux bizarres, ils gloussent, énervés. J’en suis absolument sûre qu’ils parlent de nous. Ils sont complètement inoffensifs, certes, mais ça donne quand même une sensation inconfortable. Au diable, qu’ils zieutent, je ne comprends pas une insensibilité pareille… quand pour la première fois je me suis retrouvée dans les montagnes, je ne pouvais rien regarder, à part du sommet, qui nous attendait.